Institutions internationales - L'option européenne du Parlement britannique - Pékin à l'ONU
Le 25 octobre, la République populaire de Chine (RPC) est devenue membre des Nations unies, le 28 le Parlement britannique a approuvé l’adhésion de la Grande-Bretagne au Marché commun. Ce sont là deux événements historiques d’une portée considérable. Le monde ne sera plus exactement ce qu’il était. Si l’on pouvait prévoir que l’Assemblée générale de l’ONU déciderait d’accueillir le gouvernement de Pékin, si l’on pouvait penser que M. Heath trouverait chez les Travaillistes des suffrages qui compenseraient la défection de certains Conservateurs, si donc ces deux événements n’étaient pas imprévisibles, ils n’en dominent pas moins la vie internationale. De grandes institutions vont devoir s’adapter à ces nouveaux partenaires, et ceux-ci ne pourront pas ne pas subir l’influence des systèmes dans lesquels ils vont s’insérer.
L’option européenne du Parlement britannique
Le vote qui est intervenu le 28 octobre à la Chambre des Communes – 356 voix « pour », 244 « contre » – a été l’aboutissement de vingt-cinq ans de recherches passionnées, hésitantes, angoissées : la Grande-Bretagne, oubliant le « To be or not to be. That is the question » de Shakespeare, voulait être européenne, mais en même temps refusait l’Europe. Le problème s’est posé pour elle dès le lendemain de la guerre, et c’est un discours de Winston Churchill à Zurich en 1946 qui marqua le départ du mouvement européen, lequel aboutit à la conférence de La Haye de septembre 1948 et à la création du Conseil de l’Europe. La Grande-Bretagne était alors en tête du mouvement, mais alors que les « continentaux » voulaient bâtir l’unité européenne sur l’idée d’intégration, il apparut très vite qu’elle n’envisageait qu’une confédération très lâche. Le temps pressait. Le « rideau de fer » venait de tomber sur la Tchécoslovaquie. Robert Schuman invita tous les pays d’Europe à constituer une communauté charbon-acier. C’était, pour les Anglais, l’heure du choix. Ils refusèrent. Anthony Eden pensait que le rattachement au continent rétrécirait trop l’horizon britannique. Il choisit le grand large.
Président de la Communauté charbon-acier, M. Jean Monnet voulait trouver un lien avec la Grande-Bretagne. Celle-ci n’acceptait qu’un accord de consultation sans grandes conséquences pratiques. Quand, en 1953 et 1954, se posa le problème de l’armée européenne, les Anglais restèrent à l’écart. À la conférence de Messine en 1955, les « Six » décidèrent d’étudier un marché commun et l’Euratom, mais ils invitèrent les Anglais avec insistance. Ceux-ci envoyèrent un observateur à la conférence de Val-Duchesse, mais, très discrètement, celui-ci se retira au bout de quelques réunions : l’Angleterre n’envisageait pas de participer à une organisation européenne renforcée. Mais elle se fit alors le champion d’un autre projet : unir 19 pays d’Europe dans une grande zone de libre-échange. Les institutions en eussent été légères, il n’y aurait eu ni clauses agricoles, ni tarif extérieur commun, moins encore d’objectifs politiques. En d’autres termes, face à la volonté politique des « Six », l’Angleterre ne voyait de solution que dans une atténuation des réglementations douanières. Ce projet se prépara en même temps que le Traité de Rome (1957), puis après sa signature, sous l’impulsion du ministre conservateur M. Maudling. Il était en conflit avec le Marché commun, car il devait interdire à ses membres de s’accorder mutuellement les préférences prévues par le Traité de Rome. Le 15 décembre 1958, les « Six », entraînés par la France, refusèrent ce programme, qui n’avait rien d’« européen ». La Communauté des « Six » prit seule le départ. Les Anglais se retrouvèrent seuls. Ils prirent alors la tête d’une petite zone de libre-échange (AELE) à sept, avec trois pays scandinaves [NDLR 2021 : Norvège, Suède et Danemark], la Suisse, l’Autriche et le Portugal. Mais leur économie représentait plus de la moitié de celle de la zone.
En 1961, ce fut le tournant. Les industriels britanniques avaient besoin d’être membres à part entière de l’Europe qui s’unissait. Ils convainquirent M. Harold Macmillan qui, après une progression prudente, demanda aux « Six » de négocier pour savoir à quelles conditions son pays pourrait entrer dans la Communauté. Il chargea M. Heath de mener l’affaire. Les pourparlers, d’abord actifs, s’enlisèrent. Les Britanniques répugnaient à faire passer un cordon douanier entre eux et le Commonwealth, et à adopter les clauses agricoles. Après l’accord anglo-américain des Bahamas sur la défense (ou, plus précisément, sur la question des fusées Polaris) ce fut, le 14 janvier 1963, la conférence de presse au cours de laquelle le général de Gaulle déclara que la Grande-Bretagne n’était pas prête à entrer en Europe.
Ce veto contribua à la chute des Conservateurs. Ils furent remplacés par les Travaillistes, opposés à la candidature. Mais pas à pas, à son tour, M. Wilson évolua et, en 1967, posa officiellement la candidature de son pays. Les « Six » commencèrent par l’étudier entre eux, mais la situation du sterling s’aggravait, et M. Couve de Murville déclara à ses partenaires qu’il ne voyait pas l’utilité de poursuivre les pourparlers. Ce fut le second veto français, bientôt suivi de la dévaluation du sterling : les faits justifiaient l’opposition française. Mais la question anglaise provoquait, entre les « Six », des crises sans cesse renaissantes. Après le départ du général de Gaulle, M. Pompidou et M. Schumann définirent les conditions d’une relance européenne dans un triptyque : achèvement-approfondissement-élargissement. La candidature britannique fut alors reprise, d’abord par le gouvernement Wilson, puis par celui de M. Heath. Malgré l’hostilité d’une très large part de l’opinion, les deux grands partis britanniques laissèrent la question en dehors des polémiques électorales.
Le 30 juin 1970 s’ouvrirent, solennellement, les négociations avec la Grande-Bretagne, l’Irlande, la Norvège et le Danemark. Elles furent activement menées, accélérées par la rencontre entre MM. Pompidou et Heath en mai 1971, et conclues grâce, dans une très large mesure, à la coopération entre le Conseil des ministres, que présidait M. Maurice Schumann, et la Commission. Le 22 juin, un accord était conclu. Mais il appartenait au Parlement britannique d’accepter ou de rejeter cet accord. Il s’est prononcé « pour » le 28 octobre 1971.
Quelles sont les conditions de l’adhésion ?
– La Grande-Bretagne a accepté, pour la première année, une contribution de 8,64 % au budget de la Communauté, soit environ 100 millions de livres sterling. Le budget annuel de la Communauté est actuellement de l’ordre de 1 250 M£. La contribution de la Grande-Bretagne augmentera progressivement pour atteindre 18,92 % du budget de la Communauté au cours de la 5e année.
– Les « Six » et la Grande-Bretagne sont convenus de clauses dérogatoires pour les produits laitiers néo-zélandais. Les dispositions ont été arrêtées pour les cinq premières années. Le problème du beurre sera revu au cours de la 3e année qui suivra l’adhésion.
– Les « Six » se sont engagés à tenir compte de l’importance que revêt le sucre pour les pays en voie de développement du Commonwealth après l’expiration, en 1974, de l’accord sucrier du Commonwealth.
– La Grande-Bretagne deviendra membre de la Banque européenne d’investissements.
– Une période transitoire de 5 ans a été ménagée à la Grande-Bretagne pour lui permettre de s’aligner sur la réglementation communautaire concernant les mouvements de capitaux et l’harmonisation fiscale.
– Un accord technique a fixé des dispositions transitoires pour les tarifs industriels.
– En ce qui concerne la politique agricole (PAC), la Grande-Bretagne se conformera au mécanisme communautaire au début de la période transitoire. L’adoption progressive des prix communautaires s’effectuera en 6 étapes d’égale importance, étalées sur 5 ans.
– Les « Six » ont confirmé qu’ils n’avaient aucune objection de principe contre l’association des dépendances britanniques à la Communauté élargie, en vertu de l’article 4 du Traité de Rome. L’article 277 s’appliquera à Gibraltar. Les « Six » ont estimé que Hong Kong pose des problèmes nécessitant un examen particulier.
– Il a été convenu que les possibilités ouvertes par la déclaration d’intention de la Communauté de 1963, possibilités qui incluent l’association, seraient offertes aux 9 pays africains du Commonwealth : Gambie, Ghana, Malawi, Nigeria, Sierra Leone, Kenya, Ouganda, Tanzanie et Zambie, et sous réserve de dispositions spéciales, à ceux des autres qui seraient candidats à l’association.
– La Grande-Bretagne s’est engagée à discuter, après son adhésion, des mesures susceptibles de conduire à un alignement progressif du sterling sur les autres monnaies de la Communauté, dans le cadre de la création future d’une union économique et monétaire.
– De nouvelles négociations sont prévues entre les « Six », la Grande-Bretagne et les trois autres pays candidats (Irlande, Norvège et Danemark) sur le problème des droits de pêche. La réglementation communautaire permet aux pêcheurs des « Six », à quelques exceptions près, de pêcher sur les côtes de chacun des pays. La Grande-Bretagne désire conserver à ses pêcheurs une limite de 6 milles (1).
– Des accords ont été passés pour un certain nombre de produits industriels que la Grande-Bretagne n’impose actuellement pas ou peu, et pour lesquels l’imposition du tarif extérieur communautaire aurait entraîné des charges supplémentaires pour l’industrie britannique.
– La Communauté a accepté de suspendre le tarif extérieur commun appliqué au thé.
– Un accord de principe a été conclu, qui permettra aux « Six » et à la Grande-Bretagne de procéder à des échanges d’informations dès l’admission de celle-ci au sein de l’Euratom.
Au-delà de ces accords techniques, demeure le problème politique : les réactions des membres de la Communauté devant la crise monétaire n’ont pas plaidé en faveur du « renforcement », et c’est dans une Europe profondément ébranlée, qui doute d’elle-même, que la Grande-Bretagne va entrer. Son arrivée renforcera-t-elle les liens communautaires ou, au contraire, distendra-t-elle ceux qui subsistent ? Seul l’avenir répondra à cette question.
Quoi qu’il en soit, le « poids » économique des six pays du Marché commun auquel s’ajoute celui de la Grande-Bretagne place cette « nouvelle Europe » au deuxième rang des grandes puissances mondiales, derrière les États-Unis, mais devant l’Union soviétique.
– Produit national brut (PNB). Le chiffre du produit national brut, qui reflète assez exactement la puissance économique d’un pays, place les États-Unis au premier rang, avec 932 milliards de dollars, devant les « Six » et la Grande-Bretagne (521 Md$) et l’Union soviétique (466 Md). Le taux moyen d’accroissement du PNB est toutefois plus important en Europe qu’aux États-Unis.
– Production d’électricité (de toutes origines). Les États-Unis viennent largement en tête avec 1 314 298 M de Kwh, contre 710 027 au nouveau Marché commun et 587 686 à l’URSS.
– Production d’acier. Les « Six » et l’Angleterre arrivent en tête avec 135 M de tonnes contre 130 M aux États-Unis et 110 M à l’URSS.
– Production de véhicules automobiles (1970). La « nouvelle Europe » a un très léger avantage sur les États-Unis, avec 9 M de véhicules contre 8,2 M outre-Atlantique et moins d’un million en Union soviétique.
– Budget militaire (1970). Les États-Unis arrivent en tête avec 71 791 M$, contre 40 000 pour l’URSS et 21 322 pour les « Six » et la Grande-Bretagne.
– Population. L’URSS, avec 245 M d’habitants, arrive en tête devant les « Six » et la Grande-Bretagne, qui en totalisent 243 M, et les États-Unis, qui en comptent 205 M.
Après avoir rétabli sa balance des comptes, l’Angleterre entre dans le Marché commun avec une devise qui retrouve de la force pour avoir renoncé aux servitudes de la grandeur : la livre sterling demeure la monnaie de règlement utilisée pour près de 20 % des échanges mondiaux, même si elle n’est plus qu’une monnaie de réserve secondaire utilisée dans la proportion de 6 à 7 %. Le fait est à noter à l’heure où l’on ne peut pas ne pas songer à l’avenir de la monnaie européenne.
Les institutions européennes vont se transformer peu à peu. De délicats problèmes de personnel se poseront. Ce n’est que peu à peu qu’elles prendront leur nouveau visage.
Pékin à l’ONU
Le vote positif de la Chambre des Communes a clos un quart de siècle d’hésitations, de heurts, de déceptions. Celui qui est intervenu le 25 octobre 1971 à l’Assemblée générale de l’ONU a marqué la fin d’un débat de 21 ans. C’est en effet le 18 novembre 1949 que M. Chou En-Laï, alors ministre des Affaires étrangères de la Chine populaire (dont le succès était officiel depuis le 1er octobre) adressa à M. Trygve Lie, alors secrétaire général de l’ONU, une demande d’entériner le changement de régime intervenu en Chine par un changement de représentation à l’organisation internationale. Un an plus tard, le 19 septembre 1950, fut présentée la première résolution en faveur de l’admission de Pékin. L’Assemblée rejeta par 33 voix contre 16 une proposition indienne, et par 37 voix contre 11 une proposition soviétique. Elle rejeta également par 38 voix contre 10 une résolution soviétique tendant à exclure la Chine nationaliste.
Par la suite, de 1951 à 1960, par des votes allant de 42 voix contre 7 jusqu’à 42 voix contre 34, l’Assemblée décida chaque année d’ajourner la question.
Le 15 décembre 1961, les États-Unis soutinrent pour la première fois une résolution néo-zélandaise demandant l’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée la question de la représentation chinoise à l’ONU. Une seconde résolution, présentée par l’URSS, demandant l’expulsion de Formose [Taïwan] et l’admission de Pékin fut rejetée par 48 voix contre 37 et 19 abstentions.
Le 29 septembre 1965, M. Chen Yi, ministre chinois des Affaires étrangères déclara que la Chine populaire ne rentrerait à l’ONU qu’aux conditions suivantes : expulsion de Formose, annulation de la résolution de 1951 la condamnant comme agresseur en Corée, révision de la charte de l’ONU.
Le 17 novembre 1965, pour la première fois, la Chine populaire obtint autant de votes que Formose, soit 47 voix avec 2 abstentions.
Le 20 novembre 1970, la Chine populaire l’emporta sur Formose, son entrée à l’ONU étant approuvée par 51 voix contre 49 et 25 abstentions. Mais, une nouvelle fois, l’Assemblée avait décidé, par 68 voix contre 52, qu’il s’agissait d’une « question importante » exigeant la majorité des deux tiers.
Le 25 février 1971, dans son Message sur l’état de l’Union, le président Nixon se déclarait désireux d’établir un dialogue avec Pékin, tout en maintenant son alliance avec Formose.
Le 15 juillet 1971, le président Nixon annonça son voyage à Pékin « avant mai 1972 ».
Le 2 août 1971, le secrétaire d’État Rogers annonça que, lors de la prochaine assemblée générale de l’ONU, les États-Unis soutiendraient l’admission de la Chine populaire, tout en s’opposant à l’expulsion de Formose.
Le 25 octobre 1971, l’Assemblée générale rétablit les « droits légitimes » de Pékin et expulsa la Chine nationaliste.
Il serait vain d’épiloguer sur la signification de ce vote. Beaucoup pensent que, s’il était indispensable d’accueillir Pékin, rien n’obligeait à expulser Formose, et que le simple respect de la Charte, comme la morale, auraient pu permettre son maintien. Peut-être aurait-il fallu qu’un « État formosan » fût en voie de constitution, mais cela eût évidemment soulevé les protestations de Pékin. Formose vivra sans appartenir à l’ONU.
La RPC est donc membre de l’ONU. Cela ne manquera pas d’avoir des répercussions importantes dans leurs divers organes, et dans les autres institutions internationales. Pékin n’a formulé encore aucune demande d’adhésion à ces institutions, dont chacune a sa charte particulière. Il est certain, en tout cas, que les agences de nature technique, comme l’Union internationale des Télécommunications (UIT), ou comme celles qui se veulent mondiales depuis leur création (Organisation mondiale de la Santé –OMS ; Organisation météorologique mondiale) et qui ne s’opposaient à l’accession de la Chine populaire que parce que celle-ci n’était pas membre de l’ONU ne pourront que se féliciter que soit mis fin à une situation qui restreignait leur action et leur influence. Depuis longtemps d’ailleurs, les Chinois observent, dans certains domaines (par exemple en météorologie) les règlements internationaux, qui prétendent ignorer leur existence et qu’ils n’étaient donc pas tenus d’appliquer. Des problèmes se poseront toutefois dans chacune des institutions internationales par le fait que l’exclusion de Formose ne saurait y être pour l’instant envisagée, surtout pas automatiquement. C’est dans les organes qui dépendent directement des Nations unies, par exemple à l’UNESCO, où Formose risque de perdre sa place, que l’entrée de la Chine populaire risque, particulièrement, de bouleverser autant les usages établis que les perspectives. Ce sera notamment le cas à la commission des stupéfiants, où l’ostracisme qui frappait la Chine était particulièrement spectaculaire.
À l’ONU même, de sérieux problèmes vont se poser. Par exemple, comment, après avoir refusé « les deux Chine », abordera-t-on le problème des « deux Allemagne », et celui des « deux Corée » ? Par ailleurs, on peut craindre une certaine surenchère, auprès des pays du Tiers-Monde, entre les deux grandes puissances communistes. Certes, leur confrontation quotidienne fera apparaître plus clairement encore que par le passé le caractère prioritaire de leur antagonisme par rapport à celui qui les oppose l’une et l’autre aux États-Unis. Il reste que le droit de veto dont dispose désormais la Chine au Conseil de sécurité lui confère un pouvoir considérable. Il n’est pas sûr, par exemple, que le cessez-le-feu qui a mis fin à la « guerre des Six Jours », ou que la résolution du 22 novembre 1967, base de la diplomatie des grandes puissances pour le Moyen-Orient auraient pu être adoptés en sa présence. Il est par ailleurs certain – M. Chou En-Laï l’a déclaré – que la Chine va lutter pour obtenir une réforme de la Charte de l’ONU, réforme visant à renforcer le poids des pays pauvres. Lorsqu’il engagera ce combat, M. Chou En-Laï reprendra simplement les idées qu’il avait développées lors de la conférence afro-asiatique de Bandoeng, en avril 1955. ♦
(1) Engagées début novembre, ces nouvelles négociations se sont heurtées à de sérieuses difficultés, qui pourraient retarder la signature des traités d’adhésion.