Maritime - Controverse juridique et « guérilla » navale
La guerre navale de 1914-1918 avait déjà donné lieu à une exubérante floraison de controverses diplomatiques. La guerre sous-marine, telle que la conçurent et exécutèrent alors les dirigeants de l’Allemagne impériale et leurs agents, les sous-mariniers, eut pour résultat d’incessantes protestations des pays neutres, en particulier des États-Unis. On se souvient à quel échange de notes passionnées ou savantes donna lieu un drame comme le torpillage du Lusitania. On pourrait, à certains égards, prétendre que l’intervention armée des États-Unis aux côtés de l’Entente a été comme le point d’aboutissement d’une longue progression de mémoires de moins en moins conciliants, inspirés de points de vue de plus en plus opposés, qu’échangèrent Bethmann-Hollweg et Wilson.
Les opérations navales actuelles ne pouvaient pas ne pas donner lieu à des discussions juridiques, même entre pays amis, inspirés du même idéal démocratique, et liés par un long passé de traditions communes.
Sans doute, la disparition ignominieuse du cuirassé de poche Admiral Graf Spee a-t-elle eu pour résultat essentiel d’accentuer encore, s’il en avait été besoin, le courant de sympathie qui portait l’opinion Nord et Sud américaine vers la cause des Alliés. Elle a été à cet égard, bien plus et mieux qu’une simple victoire militaire.
Elle a cependant fourni l’occasion de soulever un des problèmes les plus scabreux du droit international de la mer, tel qu’il a été si brillamment étudié et perfectionné en France par des maîtres comme Basdevant, Gidel, Geouffre de Lapradelle, Ripert, qui apportent à notre diplomatie et à notre marine le concours de leur science et de leur talent.
Celui qui a provoqué, et provoquera sans doute encore longtemps, le plus de difficultés – étant donné les positions fortement divergentes des deux partis en présence – est celui des eaux territoriales.
Le combat du Rio de la Plata s’est, en effet, déroulé – et terminé – à proximité des côtes uruguayennes, à la limite même des eaux territoriales de la République Sud-américaine, étendues au sens le plus strict du terme.
Il est, en effet, admit, depuis des siècles que chaque État possède un droit absolu de souveraineté sur une certaine zone de la mer qui baigne ses rivages. La première limitation adoptée fut celle de la vue : aucun acte de piraterie ne devait pouvoir être commis en vue d’un État souverain. Au xviie siècle, aucun prince, selon les juristes néerlandais, ne pouvait prétendre à un droit de souveraineté au-delà de la zone qu’il pouvait commander par canon. À la fin du xviiie siècle, la limitation de la portée de canon fut remplacée par une distance évaluée en milles marins ; celle-ci adoptée d’abord en Italie passa dans la jurisprudence de la Grande-Bretagne même, puis des États-Unis, et dans la nôtre.
Divers gouvernements ont, cependant, revendiqué des extensions parfois assez considérables à la limite classique. C’est ainsi qu’en Espagne le droit coutumier fixe à 6 milles la limite des eaux territoriales, celle réservée à la pêche et à la surveillance douanière. En Russie, ce dernier s’exerça, en vertu d’un décret de 1909, jusqu’à 12 milles.
La guerre actuelle semble avoir, chez certains pays neutres, soulevé des résistances sérieuses au maintien de la limite traditionnelle de 3 milles.
Dès le début de la guerre navale, le Président Roosevelt, pourtant ardemment acquis à l’idéal défendu par les démocraties européennes, suggéra la notion d’une « zone de sécurité » ; la limite des eaux territoriales américaines était, selon lui, sujette à variations « selon les besoins de la surveillance » ; celle-ci, du temps de la prohibition, avait atteint jusqu’à 150 milles ; le Président ajoute, du reste, qu’il y aurait « sottise » à prétendre s’arrêter à un nombre déterminé de milles.
La Conférence des Républiques américaines, réunies, conformément à la Convention de Buenos Aires et à la déclaration de Lima, à la fin de septembre, pour examiner la situation créée par la guerre et qui prit fin le 3 octobre, aboutit surtout à l’adoption du principe d’une zone neutre de 300 milles au large des côtes, conséquence, selon le représentant des États-Unis, M. Summer Welles, des engagements pris à la Conférence de Buenos Aires, pour « défendre les intérêts nationaux et les intérêts collectifs des pays du Nouveau-Monde ».
Conformément à ces décisions, d’ailleurs accueillies aux États-Unis mêmes avec quelque scepticisme, le président, délégué de la République de Panama, adressa au roi d’Angleterre, le 23 décembre dernier, à la suite du combat du Rio de la Plata, une communication rappelant la création d’une zone de sécurité autour de l’Amérique. La réponse britannique du 16 janvier 1940, d’une haute courtoisie, fit cependant valoir « que les activités légitimes des navires de Sa Majesté ne peuvent en aucune façon mettre en péril la sécurité du Continent américain ». Elle définit, ensuite, non sans humour, la méthode propre à empêcher les actes de belligérance à l’intérieur de la zone : « 1° d’assurer que le Gouvernement allemand n’y envoie plus de navires de guerre ; 2° la mise en application de la proposition présente entraînerait des difficultés manifestes « du fait qu’un nombre considérable de bâtiments de commerce allemands a déjà cherché refuge à l’intérieur des eaux américaines ; aussi est-il difficile de demander aux Alliés de ne pas profiter des occasions qui peuvent se présenter de saisir ces bâtiments. Il semblerait nécessaire que ceux-ci fussent désarmés sous le contrôle des États panaméricains pour la durée de la guerre… »
Le Gouvernement de Sa Majesté réserva formellement tous ses droits de belligérants « afin de combattre la menace que constituent les actions et la politique du Reich ». La teneur de la réponse française du 24 janvier, fut entièrement conforme à ces vues. Pour que la zone de sécurité de 300 milles puisse devenir une réalité, il faudrait – argumenta le juriste français – que les États américains fussent en mesure de donner l’assurance absolue que l’Allemagne ne pourra plus envoyer dans une telle zone, ni des bâtiments de guerre, ni des bâtiments de commerce chargés de ravitailler les premiers en haute mer. L’affaire en est là.
D’autre part, les États-Unis ont, le 22 décembre, protesté auprès du Gouvernement britannique contre la saisie par la Grande-Bretagne, du courrier américain destiné à l’Allemagne. Le Gouvernement britannique a fait valoir que ce courrier extrêmement abondant (1 250 sacs furent saisis en quatre cas) dissimulait en réalité, des envois de devises, voire même de pierres précieuses et de vivres, expédiés par une organisation occulte du nazisme aux États-Unis.
Un autre incident international, qui faillit prendre des proportions graves, fut déclenché par l’arraisonnement du paquebot japonais Asama-Maru, de la Nippon Yusen Jaisha, dans l’Océan Pacifique, le 21 janvier à 12 h 30, à environ 35 milles au large du phare du promontoire de Nojima.
Le navire japonais transportait 51 Allemands, 21 étaient en âge de porter les armes et furent transférés à bord d’un navire de commerce qui accompagnait le croiseur britannique. Cette saisie déchaîna un mouvement d’opinion assez violent au Japon. « Il nous est fort désagréable, déclara le représentant du ministère des Affaires étrangères, que la marine britannique ait pris pareille mesure, si près de la côte japonaise. » Une longue discussion s’instaura au sujet du principe « de l’âge militaire » entre les chancelleries britannique et nippone. Le Gouvernement de Sa Majesté proclama qu’il n’avait nullement eu l’intention de faire affront à l’Empire nippon. Il promit d’éviter désormais l’arraisonnement des paquebots japonais, à condition que le Gouvernement japonais s’engage, de son côté, à ne pas transporter de sujets allemands aptes au service armé.
Sur le terrain purement militaire, la lutte s’est poursuivie tenace et âpre, sans résultats décisifs ni événements d’un éclat comparable au combat du Rio de la Plata. Comme l’a dit un des critiques maritimes allemands les plus compétents, l’amiral Gadow, il s’agit, avant tout, de la part du Reich, d’une « guérilla » acharnée.
Elle a été marquée par des destructions de beaux navires comme le cargo mixte rapide, transporteur de fruits du Canada, le Beaver Burn, de 3 874 tonnes, de la Malle irlandaise Munster. Elle a donné, une fois de plus l’occasion aux marins et aux aviateurs allemands, de donner toute la mesure de leur férocité, dans des attaques réitérées, de paisibles pêcheurs britanniques, de bateaux-phares, et surtout de navires neutres. Il est manifeste que l’Allemagne peut terroriser la navigation hollandaise et Scandinave, l’empêcher à tout prix de ravitailler, selon son droit strict, l’Angleterre. Comme depuis le début de la guerre, 12 navires alliés seulement, sur 6 500 convoyés, ont été détruits, les neutres commencent à réagir, à s’organiser : eux aussi navigueront, sans doute bientôt, en convois britanniques ou non, et se défendront eux-mêmes, rendant coup pour coup (1). ♦
(1) En raison de son importance, la question de l’Altmark sera traitée le mois prochain. Mais dès à présent, nous tenons à signaler le bon droit de l’Angleterre.