Coloniale
En Afrique du Nord, en Afrique tropicale, à Madagascar, dans nos autres colonies, l’économie de guerre a remplacé sans à-coup l’économie de paix, tous les efforts sont tendus et disciplinés pour intensifier la production. En même temps les moyens de transport sont améliorés, des artères nouvelles sont mises en service pour activer et faciliter les évacuations. Le loyalisme absolu des populations aide puissamment les autorités et les techniciens.
L’Indochine travaille de son côté, dans des conditions analogues et au même rythme, mais sa principale voie d’exportation vient d’être coupée inopinément et de façon brutale par l’aviation japonaise. On sait que le port de Haïphong et la capitale de l’Union indochinoise sont reliés à Yun Nan Fou par une ligne de chemin de fer qui dessert le Tonkin et la Chine méridionale. Commencée en 1902, achevée en 1910, cette voie part du niveau de la mer pour s’élever peu à peu jusqu’à la côte 2025, parcourant sur 859 kilomètres un terrain très accidenté et difficile. Nos ingénieurs ont dû y construire 3 422 ponts et viaducs, percer 155 tunnels représentant une longueur totale de 17 854 mètres. C’est une très belle œuvre française. Le trafic de cette ligne est alimenté par l’activité économique du Tonkin d’une part, et de l’autre par les échanges intérieurs de la province chinoise du Yun Nan. Mais il s’augmente de tout le transit entre Haïphong et la Chine méridionale. Il est d’autant plus important que la concurrence routière n’existe pas sur plus de la moitié du trajet. Dans les circonstances actuelles cette voie a donc une valeur très particulière, c’est en effet la seule qui relie la Chine au monde extérieur et à l’Amérique. De ce fait, elle a été, à diverses reprises, l’objet d’agressions de la part des Japonais. Ces attaques ont provoqué les protestations légitimes du Gouvernement français, qui a pu démontrer que le chemin de fer du Yun Nan n’était pas utilisé pour le transport du matériel de guerre. Le règlement de ces fâcheux incidents se poursuivait favorablement avec le Gouvernement de Tokyo, lorsque le 2 février, 27 avions japonais bombardèrent un convoi, détruisirent un pont, au kilomètre 83 en partant de Yun Nan Fou, et 100 mètres de rail au kilomètre 95. Il semble qu’il s’agisse d’une initiative purement militaire, que le Cabinet japonais a regrettée en termes exprès, sans pourtant la désavouer et bien qu’il se déclare prêt à indemniser les victimes. On en compte 179, dont 55 tués. Parmi les morts se trouvent 5 Français. La nouvelle protestation de notre ambassadeur à Tokyo sera suivie comme dans les précédentes occasions, par celle du Gouvernement des États-Unis, dont les ressortissants utilisent comme nous cette voie ferrée pour le transport de leurs exportations vers la Chine. Au moment où nous écrivons la décision du Japon relative à cet incident d’ordre militaire n’est pas encore connue.
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Le bombardement du chemin de fer du Yun Nan doit nécessairement attirer l’attention sur l’Indochine et sur deux livres récents, publiés sous les auspices du Centre de Politique étrangère et dus à la science de MM. Pierre Gourou, docteur es lettres, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, et Charles Robequain, docteur es lettres, professeur à la Sorbonne ; le premier ancien professeur au lycée de Hanoï est déjà l’auteur d’une thèse remarquable sur Les Paysans du Delta indochinois parue en 1936 et d’une importante monographie du Tonkin publiée en 1931 ; le second est un ancien membre de l’École française d’Extrême-Orient, nous lui devons, entre autres, une magistrale étude sur le Tahn Hoa. Les deux nouveaux ouvrages de ces auteurs sont complémentaires l’un de l’autre, ils constituent une manière de série que l’on souhaite voir s’enrichir d’études aussi fouillées et intéressantes, portant également sur l’Afrique et Madagascar. Le livre de M. Pierre Gourou a pour titre L’utilisation du sol en Indochine française. On lit dans l’introduction ce programme d’ailleurs magnifiquement rempli : « Nous examinerons successivement le milieu physique qui a servi de base à l’utilisation du sol, la répartition des hommes qui est le signe le plus certain de l’intensité plus ou moins grande de l’utilisation du sol, l’activité rurale, qui nous amènera à étudier non seulement l’agriculture, mais aussi la pêche, l’exploitation des forêts, l’artisanat rural. Nous ne perdrons jamais de vue les nécessités de la géographie, c’est-à-dire que nous nous efforcerons de placer les faits humains dans leur cadre naturel. »
Ce souci constant de rechercher les phénomènes de la vie en fonction du cadre géographique a conduit l’auteur à peindre une série de tableaux d’un puissant intérêt, tous remplis de traits nouveaux sur la « civilisation du végétal », la « maîtrise de l’eau », les « conditions hydrauliques de l’utilisation du sol », les « industries traditionnelles », les « niveaux de vie de la population rurale ». M. Pierre Gourou constate, au cours de son étude, un fait important, déjà signalé en Afrique du Nord et en Afrique tropicale : certains paysans, on peut même dire la plupart des paysans, ne pourraient subsister s’ils se bornaient à leurs travaux agricoles, ils sont donc obligés de se livrer à des activités complexes, artisanales ou industrielles, pour en tirer des ressources supplémentaires. Les conclusions du livre à propos de l’utilisation du sol, du surpeuplement, de l’accroissement des rendements et des améliorations diverses à réaliser dans le domaine technique, dans l’ordre social et financier retiendront toute l’attention des lecteurs et de l’administration responsable.
M. Pierre Gourou a volontairement écarté de ses recherches certains aspects récents de l’activité. Ils sont traités dans le livre de M. Charles Robequain : L’Évolution économique de l’Indochine française ; dans cet ouvrage on trouve le même souci de précision et d’impartialité que dans celui de M. Pierre Gourou, les statistiques y sont plus nombreuses, mais l’auteur a toujours eu « le souci de montrer l’homme sous les chiffres », car il est à la fois le sujet et l’objet de l’exposé. C’est de lui dont on s’occupera d’abord, puisqu’il est en somme le facteur de l’évolution et que l’on n’a jamais rien pu faire dans un pays vide ou insuffisamment peuplé et dépourvu de main-d’œuvre.
La production organisée et augmentée réclame un équipement en voies ferrées, routes, voies navigables, ports et communications aériennes, une monnaie, des finances publiques, des capitaux privés, du crédit. Tous ces problèmes sont étudiés dans une première partie d’environ 200 pages, fort bien documentée, éclairée de XVI tableaux.
La seconde partie est certainement la plus originale et la plus intéressante du livre, car elle est consacrée aux activités économiques nouvelles, facteurs de l’évolution. Il y en a deux catégories dans le domaine de l’agriculture, celles qui ont été introduites par la colonisation européenne pour le riz, le caféier, le théier, le caoutchouc et qui posent le problème de la main-d’œuvre, et celles qui se fondent sur l’agriculture indigène, améliorée par l’hydraulique, les dragages, l’introduction des cultures d’appoint. D’autres activités, non moins importantes, résultent des industries traditionnelles dans le pays, des industries minières et des industries de transformation, ce qui pose le problème de l’industrialisation de l’Indochine, des colonies en général et soulève en même temps l’épineuse question de la concurrence avec la métropole.
On lira avec le plus grand profit le chapitre III (pages 271 à 340) qui expose objectivement et avec impartialité des données du problème. On est ainsi conduit à envisager le commerce extérieur, les matières d’échange et les courants d’échanges. Les conclusions tirées par M. Charles Robequain de son remarquable exposé sont satisfaisantes. L’installation des Français sur le sol de l’Indochine aura été une étape décisive de son histoire. Grâce à l’œuvre accomplie par eux, le niveau de vie moyen de l’indigène a monté depuis cinquante ans, la population s’est multipliée au point de créer un problème de surpeuplement, auquel il importe de trouver des solutions rapides et efficaces dans certaines régions, et un problème des ressources alimentaires qui doivent être accrues. Le développement des entreprises européennes contribuera à améliorer encore cette situation, à la condition de le conduire avec prudence et de ne pas tuer, par sa concurrence, les innombrables petits ateliers des campagnes. En dépit des progrès réalisés, on ne saurait dissimuler l’étendue de l’œuvre qui reste encore à accomplir dans le domaine technique, éducatif et social. C’est pourquoi l’auteur se demande si la métropole, qui a consenti toutes ces dépenses et qui doit les assumer dans l’avenir, en retirera un profit certain à plus ou moins lointaine échéance. La même question se pose pour toutes les entreprises de colonisation et d’association entre colonisateur et colonisé ; il est difficile d’y répondre et surtout de fixer avec sincérité les profits et les pertes. Mais pour l’auteur « que l’œuvre coloniale puisse avoir d’autres buts que l’apurement d’un compte restera sa grande justification et sa vraie gloire ».
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Dans la Communauté des Nations britanniques règne une activité de guerre pareille à celle que nous avons signalée dans les possessions françaises et l’on sait qu’après les contingents canadiens, les troupes d’Australie et de Nouvelle-Zélande viennent d’arriver à leur tour. Le dernier de ces Dominions célèbre en ce moment le centenaire de sa fondation et du Traité de Waitangi qui la permettait. Cet acte accordait aux Maoris, les plus évolués parmi les représentants de la race polynésienne, l’égalité complète de statut avec les colons anglais. La barre de couleur si fréquemment observée dans les pays anglo-saxons ne joue pas en Nouvelle-Zélande.
Il n’en est pas de même en Afrique du Sud où la ségrégation des Blancs et des Noirs est complète. Dans l’Union où les réactions des partis sont souvent énergiques, le général Hertzog, Premier ministre démissionnaire depuis la déclaration de guerre, et devenu leader de l’opposition, vient de soulever un incident le 23 janvier en intervenant à l’ouverture de la session parlementaire. Prenant la parole en faveur de la neutralité, il a condamné la guerre que la Grande-Bretagne et les Alliés ont déchaînée contre l’Allemagne, justifié et approuvé les buts poursuivis par le Führer, protesté contre les émissions radiophoniques quotidiennes qui attaquent et critiquent le Reich et finalement déclaré que le moment était venu de faire cesser l’état de guerre qui existe entre l’Union et l’Allemagne. Le général Smuts, Premier ministre, a répondu à cette harangue en exprimant sa surprise de voir l’ancien chef du gouvernement tenir un tel langage et se faire devant l’Assemblée le champion de Hitler. Puis il a déposé une motion, qui reproduit à peu près les termes de celle du 4 septembre dernier, exprimant la résolution de l’Afrique du Sud de se ranger aux côtés de la Grande-Bretagne. Elle a été acclamée par la Chambre. Il ne faut attacher à l’intervention du général Hertzog qu’une importance relative, mais il convient de ne point la sous-estimer, car elle montre les effets de la propagande allemande dans certains milieux politiques.
Au Canada, le Gouvernement a décidé de procéder à de nouvelles élections afin d’asseoir la politique sur une nouvelle majorité, en raison de l’état de guerre. La campagne électorale est ouverte. Il est encore trop tôt pour essayer d’en définir les aspects.
Dans l’Inde, la situation n’a pas empiré, mais les Hindous et les Musulmans maintiennent leurs revendications et réclament de l’Angleterre le statut de Dominion, qu’elle persiste à ne pas leur accorder actuellement pour des raisons exposées dans une précédente chronique. ♦