Le radeau de Mahomet
La révérence qu’il est aujourd’hui de bon ton de porter à l’islam entraîne qu’à en parler franchement on passe pour pamphlétaire. Ainsi Jean-Pierre Péroncel-Hugoz prend-il, sur son radeau, un risque qu’il assume avec talent et dont il faut le féliciter. Il annonce d’emblée sa couleur, partant en guerre contre les « Turcs de profession », expression vieillotte qu’il rajeunit pour désigner les laudateurs inconditionnels de la religion du Prophète, « lèche-babouches » ou « convertis écologiques » dont Roger Garaudy est le chef de file.
Certes ce n’est pas à l’islam qu’il en a, mais à sa déviation rétrograde qu’est « l’islamisme », alias fondamentalisme, alias intégrisme. Mais la frontière est indécise, il le souligne lui-même, entre islamisme et traditionnalisme. Les intégristes jouent de cette ambiguïté qui met en porte-à-faux les modernes, contraints, par une sorte de snobisme de convenance, à l’hypocrisie. C’est sans doute par une coquetterie inverse, et tout occidentale, que Péroncel-Hugoz parle de Mahomet et non de Mohammed, de mahométans plus que de musulmans. Ce faisant, il se place sous le patronage de Maxime Rodinson, orientaliste éminent mais intraitable.
La marée islamiste gagne, et c’est un cri d’alarme que lance l’auteur, tant vers les musulmans que vers les Occidentaux. Les liens de l’intégrisme avec la révolution iranienne sont certains, en dépit des divergences chiites ; le Pakistan s’en réclame presque ouvertement : le retour à la charia est partout annoncé et en France même les Frères musulmans travaillent une communauté musulmane de plus de deux millions et demi d’âmes, ce dont Monsieur Mauroy s’est récemment avisé.
Des « trois inégalités » spécifiques de l’islam, musulmans-gens du Livre, homme-femme, maître-esclave, c’est la première qui est ici d’abord stigmatisée. L’anti-judaïsme prend parfois des accents nazis, comme dans cette extravagante lettre à Adolf Hitler écrite par Sadate en 1953 (p. 79). Mais c’est surtout le sort de la communauté copte qui retient l’auteur, longtemps correspondant du Monde au Caire, dont il fut expulsé en septembre 1981. Les Coptes constituent la plus importante minorité chrétienne d’Orient. L’imprécision des recensements est de règle dans ce genre de situation. Le chiffre de 5 millions est ici proposé pour les Coptes d’Égypte. Des drames et des injustices dont cette population est, au long des siècles, l’objet, l’emprisonnement du pape Chenouda III est le plus récent. Oubliée Marya la Copte, concubine du Prophète et mère de son seul garçon, mort en bas âge ! C’est avec une émotion sensible que l’auteur décrit ces misères, et avec une extrême finesse qu’il peint la « résignation agressive » dans laquelle les Coptes se réfugient : « une qualité de tristesse propre aux chrétiens nilotiques, une mélancolie atavique qui poisse toutes leurs joies et fait même de leurs messes de mariage et de Noël des cérémonies quasi-funèbres ».
Ainsi apparaît pour ce qu’elle est la fable « pieuse » de la tolérance religieuse en pays d’islam. Au demeurant l’intolérance n’est-elle pas reconnue, dès lors qu’on se voit obligé d’adjoindre à la Déclaration universelle des droits de l’homme une variante islamique, dont Ben Bella est le promoteur international ?
L’inégalité homme-femme n’est pas moins évidente, et de grande conséquence pour le développement de la société musulmane moderne. C’est, en Afrique, l’excision des femmes, c’est la polygamie « successive » que permet la répudiation routinière, c’est la séparation rigoureuse des sexes hors-mariage et les limitations traditionnelles à l’activité féminine publique. Et pourtant, curieuse contradiction, aucune religion n’a autant exalté la chair, aucune ne l’a autant exorcisée, jusqu’à faire du paradis d’Allah une vaste et innocente partouze. « Les pays arabo-islamiques sont sans doute ceux au monde où l’on a la plus haute idée de la jouissance sexuelle et où en même temps elle a le moins d’occasions d’être satisfaite ».
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz conclut sur un constat et un appel. Constat de décès, d’abord : la civilisation de l’islam est « une belle morte ». De cette mort, on le rappelle ici avec un honnête courage, le « colonialisme » n’est pas responsable : « il n’y avait plus rien à détruire ».
L’appel est adressé aux musulmans, pour un aggiornamento qu’on attend depuis la fin du XIXe siècle. Les atouts du monde de l’islam sont grands : foi et cohésion, exubérance démographique, situation géopolitique centrale. Pour les mettre en jeu, encore faut-il que les musulmans modernistes fassent eux-mêmes le procès de l’intégrisme. On ajoutera que l’intégrisme affiché des Frères musulmans n’est pas le plus difficile à combattre : plus redoutable est celui qui sommeille dans l’inconscient de chaque croyant. ♦