À propos de l'article « Le Rhin et la sécurité française » du contre-amiral Barjot publié dans la revue de décembre 1946.
Correspondance - Le problème allemand
J’ai lu avec grand plaisir et profit, comme tous les lecteurs de la Revue de Défense Nationale sans doute, le très intéressant article de M. le contre-amiral Barjot, « Le Rhin et la sécurité française », paru dans le numéro de décembre dernier.
Je me permettrai cependant de présenter à son sujet quelques observations, relatives non pas tant à la question traitée elle-même qu’aux idées militaires dont est inspiré l’exposé de l’auteur, comme à celles qu’il évoque indirectement. Je me placerai, en un mot, au point de vue de la doctrine.
•
« Tandis que dans le sens Est-Ouest, la campagne de France de 1940 fut liquidée en cinquante jours, dans le sens Ouest-Est elle exigea en 1944-1945 près de trois cents jours de combats pour permettre aux Alliés de passer le Rhin. Cette dissymétrie est éloquente. »
Certes, oui, mais pas pour en voir la raison uniquement dans la possession par les Allemands de leur tête de pont de la rive gauche du Rhin.
Les situations de 1940 et de 1944-1945 n’ont, en effet, absolument rien de comparable.
L’armée française de 1940 (terre et air) abordait ce conflit, ainsi que tout le monde le sait, dans un état grave d’impréparation, caractérisé surtout par de lamentables déficiences de matériel. Ses alliés n’étaient pas logés à meilleure enseigne. En outre, alors que les abondants et excellents renseignements que nous possédions indiquaient, ce qu’un raisonnement élémentaire faisait prévoir, que les trois quarts de l’armée allemande étaient massés entre Luxembourg et Hollande, et que le coup principal serait porté, une fois de plus, à travers la Belgique, nous avons persisté à étoffer exagérément notre groupe d’armée de l’Est, placé en grande partie derrière la ligne Maginot, et à laisser dangereusement faible notre groupe d’armées du Nord, sur lequel allait fondre l’orage, à commencer par la 9e armée, longtemps maintenue à l’état de pauvre « détachement d’armée des Ardennes ». Dans ces conditions, les Allemands avaient la partie belle, avec tête de pont ou non.
On peut d’ailleurs, en imagination, procéder à la contre-épreuve. Donnons, en 1940 toujours, l’armée française (terre et air) de l’époque aux Allemands et l’armée allemande aux Français. Nul doute que la tête de pont germanique de la rive gauche du Rhin n’ait été promptement liquidée. Son sort eût été déterminé par la balance des forces, par leur poids et par leur maniement.
En 1944-1945, rien de semblable. L’ennemi allemand que les Alliés ont devant eux n’est plus évidemment celui de 1940. Son potentiel combatif a notablement baissé. Son haut commandement vient de donner la preuve de son incapacité stratégique en ne procédant pas à temps au rameutement de moyens qui aurait pu bloquer le débarquement allié de l’Ouest (1). Mais, tactiquement, cet ennemi reste encore fort et encore capable de dangereux coups de boutoir, tel celui de von Rundstedt à la Noël 1944, facilité par l’insuffisance des moyens alliés. Aussi la progression est-elle difficile et lente, mais beaucoup plus du fait de la valeur relative de l’ennemi mobile que de la tête de pont sur laquelle il s’appuie. Au reste, cette tête de pont sera finalement conquise et détruite précisément par la force mobile alliée quand, renforcée, elle aura affirmé sa maîtrise sur la force antagoniste. C’est le jeu des moyens agissants, actifs, qui a réglé les affaires.
En 1793-1794, les Anglo-Autrichiens disposaient entièrement de la tête de pont rhénane en question, Belgique comprise, jusqu’à la frontière française, et il en est résulté longtemps une grave menace pour le Nord de la France et pour Paris. Les opérations décisives de mai et juin 1794 tranchant la question. Quelques mois après, Tourcoing et Fleurus, Jourdan est sur le Rhin et Pichegru au Texel. La tête de pont est balayée.
Ainsi, de même que toute position, de même que tout avantage ou dispositif géographique, une tête de pont n’a aucune vertu intrinsèque, aucun pouvoir propre. Elle ne vaut que par la force mobile qui sait l’exploiter et en tirer parti en se basant sur elle.
•
« Si, en soixante-dix ans, l’Allemagne a pu envahir trois fois la France, c’est qu’elle disposait de cette vaste tête de pont naturelle qu’est pour elle la Rhénanie sur la rive gauche du Rhin. »
Non. C’est, avant tout, parce que, du côté français, en 1870, en 1914, en 1940, on retrouve à peu de chose près les mêmes tares relatives à la force mobile : instrument de combat déficient, plan d’opérations initial vicieux, dispositif d’engagement défectueux.
« Les forêts de l’Ardenne belge ne présentent aucune valeur défensive tant que l’Allemagne en commandera les crêtes de l’Höhe Eifel… »
Cela dépend des fortes qui meubleront cette Ardenne. Celle-ci pourra avoir une énorme valeur défensive si elle est tenue par des moyens abondants et puissants, n’ayant rien de commun avec les « chasseurs ardennais » ou avec les forces françaises de 1940.
« 1940 a montré combien la barrière de la Meuse pouvait être aisément franchissable. Quant au tronçon de la Meuse belge qui se trouve en face de Liège, il fut tout aussi aisément enjambé par les armées de von Kluck en 1914. »
Cela dépend, encore une fois, de ce qu’il y a derrière cette Meuse. Avec un défenseur autrement organisé, le cas de 1940 aurait pu se dérouler de manière fort différente. Quant à l’exemple de 1914, où von Kluck n’avait devant lui rien de sérieux, mieux vaut ne pas le retenir.
La région de Cologne a certes une grande importance, mais cette importance était surtout due, dans le passé, à ce que la grande majorité des moyens allemands de toute sorte était située au nord du Main, et à ce que les lignes de transport étaient orientées pour la déverser tout naturellement sur le tronçon du Rhin compris, en gros, entre Mayenne et Wesel, avec Cologne pour centre approximatif et, au-delà, tout naturellement aussi, sur l’axe Meuse—Sambre. On avait perdu de vue, en 1914 et en 1940, cette direction prédéterminée, pourtant évidente, du gros des moyens ennemis, d’où résulte la valeur de Cologne. Mais celle-ci est relative, on le voit, au lancement initial de la force mobile. À lui seul, Cologne ne « commande » rien du tout, pas plus que telle ou telle position terrestre ou maritime dont on vantait autrefois les propriétés de même sorte.
La ligne Berlin—Paris passe par Remagen, Bastogne et Sedan. C’est incontestable. On pourrait également aligner d’autres points par trois, par quatre ou par cinq. Le danger serait de se laisser abuser par cette récréation géographique, de considérer ces droites comme douées de vertus spéciales et de se faire masquer par elles les éléments fondamentaux et décisifs du conflit passé ou futur, à savoir les forces. Comme disait le vieux Rüstow : « Le général doit calculer avec des forces ; ces forces se représentent par des lignes et des directions, mais ce ne sont pas ces lignes elles-mêmes. »
•
Somme toute, en ce qui concerne la doctrine, deux enseignements principaux me semblent se dégager de ce débat.
C’est, tout d’abord, que la géographie n’est pas tout, malgré sa grande importance et sa grande influence sur les opérations. Les forces comptent aussi — et combien ! — ainsi que la façon plus ou moins intelligente dont elles sont maniées. J’ai insisté sur cette notion ici même, il y a environ un an, et je ne m’attendais pas à en rencontrer si tôt une aussi belle illustration supplémentaire.
Ceci ne veut pas dire, évidemment, qu’il ne faille pas rechercher tous bénéfices possibles d’ordre géographique susceptibles de faciliter et d’épauler l’action des forces mobiles : positions avantageuses, lignes de défense, têtes de pont, etc… Bien sûr ! Raisonner autrement serait stupide. Il faut s’efforcer d’avoir pour soi tous les atouts, y compris les atouts géographiques.
Mais, ceux-ci obtenus, il serait vain et terriblement dangereux de se confier uniquement à eux pour se tirer d’affaire au moment critique. Même si les Allemands ne possédaient plus leur tête de pont de la rive gauche du Rhin, même si nous étions installés — et l’Occident avec nous — sur ce fleuve, cela ne signifierait pas grand’chose si nous, Français et autres, ne disposions pas de forces terrestres et de forces aériennes solides, nombreuses, bien équipées, bien entraînées, pourvues d’un bon commandement et d’un plan d’opérations intelligent.
En second lieu, on voit que les faits militaires, lorsqu’on veut les interpréter correctement, avec le but louable d’édifier sur eux une théorie ou un système, doivent être dégagés des conditions particulières qui les ont entourés. On doit agir à leur égard comme on agit à l’égard des faits ou observations physiques, qu’il est de règle de ramener, eux aussi, aux conditions moyennes de température et de pression, c’est-à-dire à 0° et à 760 mm. Faute de cette précaution, on s’expose à commettre, en matière militaire cette fois, de grossières erreurs.
Et, parmi ces conditions particulières dont il convient d’affranchir l’observation du fait militaire, la plus importante me semble être, peut-être, la valeur des adversaires aux prises : nombre, matériel, entraînement, niveau intellectuel et professionnel du commandement, etc… Ces facteurs chavirés, on aurait peut-être obtenu un fait tout différent. C’est ici que doit intervenir le sens critique, le « si » toujours très fécond.
En résumé, nous devons être très reconnaissants à l’amiral Barjot d’avoir rédigé pour nous sa très belle étude de cette question capitale du Rhin. Il nous a ainsi obligés à réfléchir et, suivant une formule un peu vulgaire mais expressive, à « discuter le coup », ce qui, au point de vue des idées, est toujours éminemment fructueux. ♦
(1) Sans compter, à son passif encore, une édition modernisée de la muraille de Chine, dont le principe a toujours été justement honni.