La récente chute de Raqqa, dernière capitale de l’État islamique, marque une étape majeure dans la lutte contre Daesh. Par l’aspect jusqu’au-boutiste des assiégés, l’ampleur des destructions et le côté symbolique, elle peut faire penser à la bataille de Berlin.
La chute de Raqqa, vae victis (T 941)
The fall of Raqqa, vae victis
The recent fall of Raqqa, the last capital of the Islamic State, marks a major step in the fight against Daesh. By the stubbornness of the besieged, the scale of the destruction and the symbolic side, it can be reminiscent of the Battle of Berlin.
L’annonce de la chute de Raqqa, ville du centre de la Syrie, à la mi-octobre marque un nouveau coup d’arrêt à la nébuleuse Daech. Après la bataille meurtrière de Mossoul, cette défaite accroît la débâcle du califat djihadiste proclamé en 2014 et dont Raqqa était l’une des deux capitales. La coalition dirigée par les États-Unis a fini par réduire l’hydre terroriste, même si celle-ci conserve des capacités de nuisance en diffusant notamment une propagande appelant au terrorisme et en s’accrochant à quelques villes de moindre importance comme Deir el-Zor (Syrie).
S’il est encore trop tôt pour tirer toutes les conclusions politiques de cette bataille, de fait, la chute de Raqqa va s’inscrire dans l’histoire de la longue série des chutes dont le caractère a été apocalyptique, dans la mesure où le vaincu avait tout à perdre. Cette dimension est effectivement le cas à Raqqa où les djihadistes refusaient toute alternative et compromis politique. Cette fin sans issue, obligeant à un combat sans merci, a entraîné la destruction de la ville dans des proportions terribles piégeant également la population civile à la fois victime mais aussi partie prenante dans la guerre.
De tels événements ont été nombreux et ont ponctué l’histoire en lui conférant un aspect dramatique. Des lieux symboliques ont ainsi acquis une dimension quasi mythique où tout a basculé avec la chute. Ainsi, Troie, saisie par la ruse d’Ulysse selon la mythologie, ouvre cette liste d’apocalypse. On peut y ajouter la chute du Temple à Jérusalem en 70, les sacs de Rome en 410 et 455 ou encore la prise de Constantinople en 1453.
Au XXe siècle, Stalingrad et Berlin constituent des batailles paroxystiques où la ville est l’enjeu tactique, stratégique et politique. Depuis, rares ont été les guerres où la ville a été ainsi le lieu de la tragédie. Les combats en zone urbaine ont été nombreux – des Intifadas à Falloujah (2004) – sans toutefois atteindre cette intensité destructrice. Mais, dans les cas de Raqqa et de Mossoul, c’est aussi un retour de l’Histoire dans la tragédie, alors même que l’opinion publique – du moins en Occident – avait oublié ce que signifiaient un siège puis la chute d’une ville. Certes, dans les années 1990, il y a eu l’ex-Yougoslavie et le siège infructueux de Sarajevo (plus de 5 000 civils tués). Mais la barbarie des djihadistes de Daech est allée bien au-delà des cruautés des milices et combattants dans les Balkans tandis que l’ampleur des destructions est sans commune mesure au Levant.
Ce qui caractérise tous ces sièges est l’absence de compromis politique et ce, dès le début de l’offensive. Il s’agit bien non seulement de vaincre, mais aussi de défaire l’adversaire pour toujours. Il n’y a pas ou peu de négociations possibles hormis la reddition sans condition et éventuellement la clémence du vainqueur. Et si dans l’Antiquité, on passait au fil de l’épée les combattants humiliés et on réduisait en esclavage femmes et enfants, certaines chutes au XXe siècle ont également été marquées par la vengeance des vainqueurs. C’est ainsi la question taboue des femmes allemandes violées notamment lors de la prise de Berlin par les troupes soviétiques ou encore le génocide cambodgien conduit par les Khmers rouges après la prise de Phnom Penh le 15 avril 1975. De fait, la guerre totale étant un affrontement d’idéologie a conduit à ce paroxysme de la chute finale.
Dans le cadre de Daech, la dissymétrie conflictuelle fait que les buts de guerre sont très différents entre tous les acteurs. Il s’agit d’abord de détruire une organisation clairement terroriste, cherchant par tous les moyens à exporter sa violence. L’effet final recherché n’est cependant pas le même y compris au sein de la coalition, en particulier entre Kurdes, Irakiens et rebelles syriens. Sans parler du rôle de la Russie et de l’Iran. Cependant, la différence fondamentale est dans la limitation forcée et imposée aux troupes locales dans l’exercice de la vengeance. Il y a une obligation – ne serait-ce que par la présence des médias – à éviter les dérapages. Les alliés occidentaux de la coalition y veillent scrupuleusement et l’objectif politique est de rétablir au plus vite une situation vivable pour les populations civiles à travers l’aide humanitaire et la reconstruction. Avec aussi le souhait d’un traitement judiciaire pour les djihadistes qui se rendent.
À l’inverse, les djihadistes de Daech n’ont rien à perdre et leur acharnement au combat accroît la difficulté de la reconquête, augmentant donc la destruction des villes ainsi assiégées. La perte de terrain inéluctable, leur relatif mépris pour la mort et les souffrances infligées aux minorités ont accru l’intensité des combats, sans oublier que cette dimension apocalyptique pourrait nourrir une légende à des fins de propagande pour poursuivre la lutte ailleurs, notamment sous la forme terroriste. Cela pourrait créer une empathie vis-à-vis des djihadistes morts en martyrs selon eux. D’où la guerre des images et le besoin de montrer que les troupes au sol ne sont pas venues détruire mais bien libérer et protéger.
Toutefois, malgré les mots employés par Daech pour sublimer la défaite, il n’en demeure pas moins que la chute des deux villes emblématiques de ce proto-État constitue bien un échec non seulement tactique mais aussi stratégique, entraînant un déclassement de facto du pseudo-califat, dont le projet reposait sur une base territoriale et pas uniquement idéologique comme Al-Qaïda, reléguant l’État islamiste à n’être plus qu’un groupe terroriste parmi d’autres. En voyant sa territorialisation se réduire désormais à quelques villes ou bourgs perdus dans le désert, l’organisation criminelle perd aussi des ressources financières, techniques et humaines, limitant ses capacités d’actions militaires organisées. L’emploi des stocks d’armement lourd capturés, notamment sur les forces irakiennes, va être de plus en plus limité et risqué tant la coalition contrôle l’espace aérien et frappe dans des délais très courts toute cible identifiée. La dynamique de succès des années précédentes a été largement enrayée.
Bien sûr, il serait exagéré de mettre sur le même pied Berlin 1945 et Raqqa 2017, ne serait-ce que par les différences fondamentales des conflits et enjeux. Cependant, l’idée de la chute peut être partagée, avec la vision du chaos des ruines, mais aussi par l’effondrement du régime, accéléré par son refus de négocier et d’aller jusqu’au bout, entraînant une forme de sidération pour les populations. Il reste bien sûr des poches de résistance ici et là, et la guerre contre le terrorisme est loin d’être terminée tant le discours idéologique et haineux est entretenu avec fanatisme. Toutefois, et indépendamment des pertes humaines – environ 3 250 morts dont 1 130 civils durant les quatre mois de la bataille – c’est bien une défaite majeure pour Daech et donc une victoire précieuse pour la coalition. ♦