Pour la 4e année consécutive, l'auteur analyse les différents annuaires stratégiques et autres atlas ou synthèses géopolitiques, soit 28 ouvrages ! Cela permet un tour d'horizon des évènements qui ont secoué le monde en 2018 et des enjeux à venir en 2019. Cette troisième partie est consacrée aux rivalités entre Inde, Pakistan et Chine avec un long développement sur la spécificité chinoise tant sur les plans national qu'international.
Parmi les livres - Horizon 2019 (3/4) Rivalités entre Inde, Pakistan et Chine (T 1056)
Among the books—Horizon 2019(3/4) Rivalry between India, Pakistan, and China
For the fourth consecutive year, the author analyzes the different strategic directories and other atlases or geopolitical syntheses, that is 28 books! This allows an overview of the events that shook the world in 2018 and the challenges to come in 2019. This third part is devoted to the rivalries between India, Pakistan, and China with a long development on the specificity of China both nationally internationally.
Inde et Pakistan
Parmi les points chauds du monde figure incontestablement l’affrontement Inde/Pakistan qui a donné lieu à trois guerres (1947, 1965, 1971) et d’autres confrontations « plus limitées » (1999-2002). Un article circonstancié de Ramses est consacré à « La nucléarisation indienne et pakistanaise : 20 ans après », constate Isabelle Saint-Mézard, si pour l’Inde, la série d’essais nucléaires des 11 et 13 mai 1998 a marqué un passage important – son émergence comme grande puissance –, le Pakistan, en revanche, se trouve à la marge du régime de non-prolifération.
Le Pakistan en 100 questions (1)
Si les ouvrages sur l’Inde abondent, sans compter ceux portant sur la Chine, en revanche ceux consacrés au « pays des purs », au moins sous une forme accessible et synthétique, sont rares. Gilles Boquérat, ancien résident à l’Institut of Strategic Studies d’Islamabad comble cette lacune. On trouvera dans son livre tout ce que contiennent les ouvrages de cette collection : histoire, politique, religion, économie, société et culture, ainsi qu’un chapitre étoffé sur la géopolitique. Entouré de quatre pays – Iran, Chine, Inde et Afghanistan (ayant 6 000 km de frontières avec ces deux pays, dont il redou?te sans cesse qu’ils se liguent contre lui) –, le Pakistan est, en outre, devenu un des lieux de la compétition entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Bien des sources de conflit avec l’Inde demeurent (Jammu et Cachemire, partage des eaux, situation dans les zones tribales, poussées indépendantistes au Baloutchistan). De fait, le Pakistan, désormais avec l’aide de la Chine qui lui fournit 70 % de ses importations d’armements, s’est dotée de la 6e armée du monde en termes d’effectifs, mais occupe la 13e place en puissance de feu : son budget militaire atteint 3,2 % du PIB et il est le 9e importateur d’armes du monde. Doté depuis 2004 du statut de pays majeur hors Otan, le pays a reçu 33 milliards de dollars d’aide américaine, sans remplir le rôle que Washington attendait de lui, d’où les foudres de Donald Trump en janvier 2018. Le Pakistan paraît de plus en plus dépendant de la Chine qui compte y investir 50 Mds $ pour réaliser le CPEC (Chine-Pakistan Economic Corridor), mais son déséquilibre commercial grandit étant d’un rapport de 1 à 10 en faveur de la Chine. Officiellement, Pakistan et Chine sont des « iron brothers ». Quelle autre issue y a-t-il face à un axe Inde–États-Unis qui s’approfondit ? À moins que l’on assiste à une réelle détente avec l’Inde, ce qui ne semble pas être de l’intérêt de l’armée et de la puissante ISI (la branche la plus puissante des services secrets pakistanais, officiellement dépendant des forces armées), de l’État profond et des religieux qui veulent démontrer qu’Inde et Pakistan n’appartiennent pas à la même civilisation.
Métamorphoses de l’Inde depuis 1947, 10 grands témoins racontent (2)
La partition de l’Empire des Indes, rendue effective, le 15 août 1947, a été vite suivie par la première des quatre guerres indo-pakistanaise, qui ne s’est achevée que le 31 décembre 1948 avec un bilan d’un million de morts et 10 millions de déplacés. On a vu que les relations indo-pakistanaises sont des plus préoccupantes au niveau mondial. On trouvera un large tour d’horizon dans cet ouvrage sous la direction d’Emmanuel Derville. Si la revendication pour le Pakistan n’avait pas abouti, l’Inde compterait aujourd’hui 1,6 milliard d’habitants, dont environ 520 M de musulmans. Ces derniers auraient constitué une force politique formidable, capable de freiner l’émergence du Bharatiya Janata Party (BJP), le parti de la droite nationaliste. Mais à quel prix auraient été maintenus la paix civile et l’équilibre entre les communautés religieuses ?
Par ailleurs, les plaies de la guerre sino-indienne de 1962, marquée par la débandade de l’armée indienne, n’ont toujours pas été effacées. D’autant plus que Mao Zedong a aidé la révolte naxaliste qui a éclaté en 1967 dans l’État de Naxalbari, insurrection des petits paysans contre le comportement esclavagiste des propriétaires terriens dont les flammes n’ont pas été éteintes.
C’est aussi dès 1945 que les bases du programme nucléaire indien, civil et militaire, ont été posées par Homi Bhabha, brillant physicien diplômé de Cambridge ayant ouvert l’Institut Tata de recherche fondamentale ce qui a abouti à la première explosion atomique pacifique de 1974, puis à la montée en puissance de l’Inde à compter de la série des essais de mai 1998. De 2012 à 2016, elle a été le premier importateur d’armes du monde dépassant l’Arabie saoudite. New Delhi possède déjà deux porte-avions et envisage la construction d’un troisième, ce qui la met au niveau de la Chine, alors que la Russie n’en possède qu’un.
Son image, que l’on résumait jadis au sigle BPY (Bollywood, Pauvreté, Yoga), a changé. Elle est devenue un géant des services informatiques, dont le revenu global est de 143 Mds $, soit 7,7 % du PIB, les ventes à l’export s’élèvent à 103 Mds et le secteur employait 9,3 M de personnes. L’Inde comptera, en 2030, 750 M de téléphones biométriques type Adjar, permettant d’obtenir un prêt bancaire sur simple clic, contre 150 M en juin 2015.
La Chine : une puissance pour le XXIe siècle
Ramses examine sous bien des aspects cette question que tout le monde se pose et se posera de plus en plus : la Chine ne dissimule plus son ambition de s’affirmer comme référence. L’année stratégique 2019 de l’Iris décrit d’ailleurs comment la Chine impose ses propres standards en matière de libre-échange. Ayant émergé comme une puissance économique majeure, il lui faut désormais s’installer sur tous les créneaux de puissance. Développer une stratégie cohérente visant à s’affirmer pour le 100e anniversaire de sa création (2049) comme une puissance de référence : économique et financière, militaire, diplomatique, politique, idéologique et culturelle. La puissance économique de la Chine n’est plus à prouver, même si dans l’actuel bras de fer commercial avec les États-Unis, elle se doit de rester prudente.
Dans le domaine militaire, elle modernise ses capacités, en entendant par exemple se doter d’un 3e porte-avions, alors que les États-Unis en possèdent 11. Elle poursuit une montée technologique en matière d’Intelligence artificielle (IA) ou d’arme quantique, en mettant l’accent sur le lien civil-militaire. Son budget de la défense a augmenté de 8,1 % en 2018 par rapport à 2017, s’établissant, selon les chiffres officiels, à 174,6 Mds $, la plaçant au 2e rang mondial avec 1,4 % de son PIB contre 3,4 % aux États-Unis et 2,1 % à la Russie dont le budget officiel est descendu de 61,3 Mds à 54, puis à 44 Mds $. Dans le même temps, remarque Pascal Boniface, les dépenses de défense américaines augmentent de 10 % et devraient atteindre la « somme extravagante » de 717 Mds $. Certes, la Chine, avec 4,6 % du commerce mondial des armements, est encore loin des États-Unis et de la Russie mais elle se rapproche des exportateurs traditionnels comme la France (6,7 %).
La progression de son budget des affaires étrangères a été encore plus forte : + 15 %. Elle est ainsi devenue une puissance diplomatique et crée des think tank, forums et autres mécanismes de coopération multilatérale. Les Instituts Confucius, créés en 2004, ayant pour mission essentielle l’enseignement de la langue et de la culture chinoises, ont connu un développement fulgurant : on en comptait plus de 500, en 2017, dans 143 pays. Pékin déploie de grands efforts pour son patrimoine – le 2e référencé à l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture).
En matière énergétique, outre sa recherche de sources d’approvisionnements assurées et à long terme qui l’ont conduit à investir dans de nombreux pays, la Chine encourage l’investissement massif dans les secteurs des énergies alternatives, dont elle aspire à devenir le leader mondial, qu’elle est déjà dans le domaine des panneaux solaires.
La Chine souhaite également devenir une puissance spatiale en menant de front programmes d’exploration lunaire et martienne, vols habités, lancement de satellites à vocation scientifique, commerciale ou militaire.
Pour atteindre ses objectifs, la Chine s’est dotée d’un calendrier de la consolidation de la puissance assez précis et à long terme avec, pour chacun, des objectifs d’étapes (2035 pour les technologies d’avenir) et des objectifs définitifs pour 2050. Au-delà de son fort désir de reconnaissance, visant à effacer l’humiliation du passé et se traduisant par une attention portée aux classements allant des médailles aux universités, la Chine cherche à faire référence. Son objectif affiché est de diffuser une image du monde et ses façons de faire. D’où aussi l’émergence d’un discours internationaliste, faisant référence aux « biens de l’humanité », au « bien commun », au « développement de tous les pays ». À Davos, en janvier 2017, Xi Jinping s’est livré à un vibrant plaidoyer pour le libre-échange, ajoutant que Pékin devait « guider la mondialisation », puis « guider la communauté internationale ». Les dirigeants chinois parlent de plus en plus de « solutions chinoises », une formule ou un modèle qui parle de plus en plus aux PMA (Pays moins avancés de la « nouvelle ère »). Le message est clair : la Chine entend se poser en leader mondial, à un moment où l’Amérique de Donald Trump semble vouloir se décharger de ce fardeau.
À en juger les cinq piliers de la diplomatie trumpienne, on mesure la distance qui sépare les deux futurs Grands. Le 1er est le souverainisme : l’Amérique « préférera toujours l’indépendance et la coopération à la gouvernance mondiale, au contrôle et à la domination ». Le 2e pilier de l’« approche étasunienne » est l’unilatéralisme, pas l’isolationnisme. Le 3e ressort est l’argent, thème qui est revenu dix fois dans le discours de Donald Trump à l’ONU, le 26 septembre. Le 4e volet est l’approche régionale plutôt que globale : « Ce sont aux Nations de la région de décider quelle sorte d’avenir ils veulent » ; alors que Pékin met en place un vaste réseau d’interdépendance avec ses nouvelles Routes de la Soie. Enfin, le 5e pilier de la politique américaine est de rompre avec les méthodes du passé, tout en mettant en avant la « majesté de la liberté et la dignité de l’individu ». Mais l’accent mis sur « une culture bâtie sur des familles fortes, une foi profonde et une farouche indépendance » le rapproche des valeurs traditionnelles prônées par les pays dits de démocratie illibérale.
L’initiative Belt and Road (3) et Géopolitique de la Chine (4)
« Établir des synergies avec les politiques européennes » tel est le sous-titre du court ouvrage publié par la Fondation Prospective et Innovation qui rend compte des débats qui se sont déroulés à Paris, en septembre 2017 dans le cadre du Forum de BOAO. Il n’est pas indifférent d’observer que l’appellation du projet de « Nouvelles Routes de la Soie », initialement OBOR (One Belt, One Road), est devenue la BRI – pour « Belt and Road Initiative » –, autrement dit « route et ceinture », expression qui a, dans les langues occidentales, des connotations ne correspondant pas à celles de la conscience d’un Chinois. « Vidai Yalu » est un slogan très porteur en chinois parce qu’il suggère l’idée d’une route, comprise comme une marche, un parcours, un mouvement, dans le sens de « faire route ensemble ». Un projet d’ampleur car avec l’Eurasie, espace sur lequel se déploieront ces routes, et son prolongement africain, il intéresse près de 70 pays, soit 55 % du PIB, 61 % de la population et 70 % des échanges du monde.
L’idée chinoise, nous dit-on, ne serait pas d’ordre géopolitique, ni missionnaire et n’a pas le caractère d’un plan d’aide. Elle vise à mettre en commun des moyens et des buts pour améliorer les conditions propices au développement par chacune de ses aptitudes à participer au bien commun. Ce projet est doté d’un budget de 1 000 Mds $, d’institutions, d’accords internationaux et d’un schéma directeur. Que d’espaces de contact ou de transports sont concernés, du bassin du Mékong à celui du Danube. L’avenir montrera si, de l’Europe (qui a un déficit commercial de 180 Mds d’euros avec la Chine en 2015) à la Chine, cette gamme de liens les plus divers s’intensifiera. Pour le moment, le niveau d’investissements chinois en Europe, 32 Mds $, paraît bien faible au regard de celui des États-Unis, 2 300 Mds $.
La Chine du président Xi Jinping est la synthèse de trois éléments que développe Pierre Haski dans une série de 40 fiches éclairantes. Un capitalisme à la fois celui d’un État stratège (qui vient juste d’injecter 108 Mds $ pour soutenir l’économie, à la mi-octobre) et gestionnaire, et celui du privé, encouragé mais soumis à l’ultime arbitrage du pouvoir politique. Un pouvoir autoritaire qui ne fait aucune concession à une quelconque vision libérale, et a, au contraire, tué dans l’œuf les tentations d’« occidentalisation » d’une partie de l’élite chinoise, tout en poursuivant par le biais d’une lutte implacable contre la corruption l’élimination de ses opposants, comme l’atteste l’arrestation récente du patron chinois d’Interpol, Meng Hongwei, disparu depuis fin septembre et contraint à la démission. Enfin, un nationalisme, « carburant » idéologique de substitution ou en tout cas de complément à un communisme de façade dont on retiendrait surtout la dimension « léniniste », l’organisation et la discipline. La Chine reste, bien que le chiffre annuel des exécutions soit passé de 10 000 il y a une décennie à 4 000, le champion du monde de l’application de la peine de mort, exécutant plus que tout le reste du monde réuni.
Entouré des sept membres du comité permanent du bureau politique du PCC, le numéro un chinois, Xi Jinping, qui fait l’objet d’un culte, a trois casquettes. Celle de secrétaire général du Parti communiste, fort de 87,79 M de membres, ce qui constituerait la 15e population mondiale devant l’Allemagne ! Celle de Président de la République populaire de Chine. Et celle, tout aussi cruciale, de président de la Commission militaire centrale (CMC) du Parti, d’où découle son autorité sur les forces armées qui doivent obéissance au Parti et non à l’État.
Parmi les forces et faiblesses de la Chine, doit-on mettre l’accent sur la démographie lorsque la Chine atteindra en 2030 un pic de 1,45 Md (avec 350 M de seniors) avant d’entamer son déclin ? Pékin parviendra-t-il à mater le Tibet et le Sinkiang, qui occupent une place importante dans les stratégies de Routes de la Soie ? Il apparaît qu’Hong Kong est rentré dans le giron du pouvoir. L’avenir de la Chine dépendra largement de l’actuel bras de fer avec l’Amérique de Donald Trump, que Pierre Haski développe en plusieurs cartes : 1 200 Mds $ de dette américaine détenue par la Chine, ampleur du déficit commercial américain, escarmouches en mer de Chine méridionale, avenir de Taïwan. Son avenir dépendra aussi de ses relations avec la Russie, aujourd’hui au beau fixe, et avec l’Inde, avec laquelle une véritable normalisation n’est jamais intervenue. Quasi-monopole chinois sur les terres rares, fort tropisme vers l’Arctique, réelle cyber-puissance, ne disposant que d’un budget dédié à l’Espace restreint (2 Mds $ contre 19 pour les États-Unis), la Chine détient de multiples leviers allant du Soft au Sharp [tranchant] Power.
Dans son n° 93 (septembre-octobre 2018), la revue Questions Internationales consacre un solide dossier sur « La Chine au cœur de la nouvelle Asie » qui complète et confirme largement les analyses précédentes. « La Chine se dilate » titre Serge Sur dans son éditorial étoffé, c’est-à-dire qu’elle monte continuellement en puissance car, au-delà d’être l’usine du monde, elle achète matières premières, ressources énergétiques, terres sous toutes les latitudes, ce qui la place en confrontation avec les États-Unis, sa seule rivale. Aux yeux de l’auteur, le modèle chinois est autocentré : il pourrait aussi se résumer par « China first », fondé qu’il est sur une société fermée et une oligarchie cooptée.
Maintenant que le glissement du centre de gravité du monde s’est déplacé vers l’Asie, vers quel type de rapport entre pays asiatiques et à quelle hiérarchie entre les puissances allons-nous assister ? C’est ce qu’analyse Pierre Grosser qui montre qu’historiquement, la Chine n’a jamais été un fidèle adepte du système westphalien basé sur l’égalité entre les États et l’équilibre entre eux, mais s’en est tenu à un « système tributaire », l’Empire du Milieu n’ayant autour de lui que des États vassaux, tributaires ou clients, modèle qu’elle tendrait à reproduire sous une forme atténuée, avec sa politique de mise en tutelle par l’octroi de généreux crédits non assortis de conditions politiques, de rachat tous azimuts de ports, facilités, aéroports réseaux de distribution. Une politique de maîtrise de ses grandes lignes de communications dénommées jadis « Colliers de perles » devenue « les nouvelles Routes de la Soie », puis la BRI, comme on l’a vu.
Sur toutes ces questions, ce dossier de Questions Internationales comporte des articles documentés, assortis d’utiles cartes. On trouvera un article sur les revendications et tensions en mer de Chine méridionale dans lequel Charles-Emmanuel Detry montre que ces revendications chinoises, symbolisées par la ligne des neuf points, ont représenté un tournant dans la politique extérieure chinoise car cela signifie pour Pékin, puissance traditionnellement continentale, une première étape dans son accession au statut de grande puissance maritime auquel elle aspire désormais. On verra si les Opérations de liberté de navigation (« Freedom of Navigation Operations », FONOPs), appelées à devenir de plus en plus musclées se répéteront et quelles marines en dehors de l’américaine s’y livreront.
Un modèle à part
Dans le droit fil de l’école américaine de la modernisation économique qui va de Walt Rostow (les Étapes de la croissance économique, 1960) à l’utopie de Francis Fukuyama (La fin de l’histoire, 1992), certains universitaires américains ou think tank libéraux défendent l’idée selon laquelle l’émergence d’une puissante classe moyenne ayant adopté, peu ou prou, le mode de vie occidental, devrait se traduire à terme par l’émergence d’une démocratie, suivie ou non de l’implosion du régime actuel dont Pierre Haski a décrit les contours.
Dans son essai, fort argumenté Jean-Pierre Cabestan s’insurge contre une idée aussi idéaliste dans Demain la Chine : démocratie ou dictature ? (5) Directeur du département de science politique et d’études internationales de l’Université baptiste de Hong Kong et directeur de recherche au CNRS, chercheur associé à l’Asia Centre Paris, il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la Chine aux Presses de Sciences Po – Le système politique chinois : Un nouvel équilibre autoritaire (2014) et de La politique internationale de la Chine : Entre intégration et volonté de puissance (2015) –, ce qui en fait l’un des plus fins connaisseurs des arcanes de la politique chinoise, qui bien que plus transparente qu’auparavant comprend bien des zones d’ombre. Les géopolitologues, principalement américains, prédisent, dans un avenir plus ou moins proche, l’effondrement du régime politique chinois, gangrené par la corruption, le népotisme et la montée des inégalités, lesquelles seraient encore plus vives qu’en France. À leurs yeux – ce qui paraît peu crédible –, le pouvoir contrôle de moins en moins la société civile, les entrepreneurs du secteur privé et une opinion publique s’exprimant de plus en plus sur les réseaux sociaux. Jean-Pierre Cabestan n’a pas de mal à démontrer la faiblesse de tels arguments et indique que, au contrai?re, le régime chinois, marxiste qu’en apparence mais en fait profondément nationaliste, est capable de s’adapter tout en continuant sur la voie de la modernisation d’un débat public « contrôlé » et d’une élévation du niveau de vie, de l’éducation et du bien-être social.
La hiérarchie communiste a parfaitement analysé la loi de Tocqueville selon laquelle, le moment le plus périlleux pour un régime autoritaire est lorsqu’il commence à se libéraliser. Pékin a médité sur les causes de la chute de l’URSS, un phénomène qu’il veut éviter à tout prix. Les moyens auxquels il recourt sont des plus variés : non seulement répressifs mais aussi, culturels, psychologiques, économiques et financiers. En effaçant les humiliations du passé, en se posant comme une puissance responsable et stable, en prônant un cours qui s’inscrit dans les profondeurs d’une histoire millénaire, la direction communiste bénéficie d’un large soutien que lui apporte la plus grande partie des élites et de la société chinoises. Les opposants politiques, dont l’Occident fait grand état, ne sont qu’une infime minorité, dont certains ont pris le chemin de l’exil. Au moment où partout dans le monde les régimes autoritaires, populistes, nationalistes ou souverainistes s’étendent, comment croire que le nouveau timonier qui a renforcé son pouvoir serait prêt à lâcher la bride. En vérité, le régime chinois est un mélange de capitalisme d’État, de système de recrutement des élites politiques, technocratiques et méritocratiques qui, comme tout pouvoir concentré, fait appel à la discipline et au sentiment national lorsqu’il se sent menacé, ce qui est précisément le cas du fait de la politique de Donald Trump. À plus long terme, Jean-Pierre Cabestan n’exclut pourtant pas une certaine démocratisation de la Chine, mais celle-ci ne mettra pas fin par enchantement à la compétition entre les puissances. « Il est évident, conclut-il, que la démocratisation de la Chine ne réglera pas toutes nos différences et tous nos différends avec ce pays. Il serait naïf d’imaginer qu’une Chine démocratique et puissante cessera d’être confucéenne, nationaliste et de défendre avec ardeur ses intérêts. Il est même probable qu’elle continuera de remettre en cause les aspects de l’ordre international actuel qui vont à l’encontre de ces derniers. Cependant, de même que l’Inde ou le Japon, cette Chine sera à la fois plus proche de nous et plus intégrée au monde, à commencer par les Nations unies où elle entend jouer un rôle chaque jour plus grand. »
Tensions Chine-Inde
Dans Ramses, Isabelle Saint-Mézard se livre à une étude fouillée des frictions sino-indiennes : anciens conflits et nouvelles rivalités. Le statu quo frontalier apparaît de plus en plus difficile à maintenir comme l’a montré la crise de Doklam à l’été 2017 qui a opposé les deux armées, non sur la frontière sino-indienne mais sur celle sino-bhoutanaise, l’Inde et la Bouthan étant liés par un Traité de sécurité datant de 2007. En l’occurrence, les Chinois se sont approchés de la chaîne du Jampheri qui domine une zone très sensible du côté indien, dénommé le couloir de Siliguri. L’Inde s’oppose aussi frontalement au projet de Routes de la Soie qu’elle dénonce comme une tentative chinoise d’encerclement. Aussi lui oppose-t-elle, avec le Japon, le concept d’un « Couloir de croissance Asie-Afrique ».
Bien d’autres articles couvrent ce vaste champ d’études, qui est aussi sujet de préoccupations. Isabelle Facon examine le pivot russe en Asie, d’autres auteurs s’intéressent à la question coréenne ou au pacifisme pragmatique du Japon. Indonésie, Philippines et Australie avec la mer en concurrence ne sont pas ignorées. Mais pourquoi qualifier l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS), de « cœur de la rivalité russo-chinoise » dans la nouvelle Asie ? Est-ce la Chine qui endigue la Russie, comme l’écrit Pierre Chabal, ou le contraire ? En tout cas, avec l’OCS qui a intégré l’Inde et le Pakistan parmi ses membres et compte la Mongolie, l’Afghanistan et l’Iran comme observateurs, la Turquie, l’Azerbaïdjan et la Biélorussie, comme partenaires du dialogue, c’est un ensemble potentiellement colossal qui s’est mis en place, pendant oriental de l’Otan, bien qu’il ne soit pas comme lui un organisme de défense collective. L’OCS, c’est 25,5 % de la superficie mondiale, 41,7 % de sa population, mais que 20,1 % du PIB mondial, un pourcentage qui, avec la croissance de l’Inde et de la Chine, devrait atteindre le tiers de la richesse mondiale vers 2030. On sait que le jeu des puissances en Asie est loin de se prêter à des analyses purement binaires, comme l’atteste, entre autres le Quad (pour Quadrilateral Security Dialogue), qui regroupe États-Unis, Japon, Inde et Australie. Pékin a été d’ailleurs écarté cette année des manœuvres navales RIMPAC (« Pourtour du Pacifique ») dans le Pacifique. Le nouveau Grand Jeu, se met en place en Asie orientale, dont l’Europe est absente. ♦
(À suivre…)
(1) Tallandier, 2018, 358 pages
(2) Ateliers Henry Dougier, 2018, 154 pages
(3) 2017, 87 pages
(4) Eyrolles-Iris, 2018, 184 pages
(5) Gallimard, 2018, 288 pages