La confrontation entre l’Ukraine et la Russie s’est aggravée ces derniers jours avec un incident en mer d’Azov, traduisant la volonté russe de gêner l’économie ukrainienne et d’accentuer la main-mise sur cette partie septentrionale de la mer Noire afin de garantir son accès aux mers chaudes.
Quand la montée des tensions russo-ukrainiennes se cristallise en mer d’Azov (T 1058)
When the rising Russian-Ukrainian tensions cryistalize in the Sea of Azov
The confrontation between Ukraine and Russia has recently worsened with an incident in the Sea of Azov, reflecting the Russian will to interfere with the Ukrainian economy and to accentuate the stranglehold on this northern part of the Black Sea in order to guarantee its access to hot seas.
Note de la rédaction : Il y a un mois, Yvo Paparella, dans son article « Azov, Kertch et Crimée : droit et géostratégie » (T 1050), envisageait fortement cette hypothèse en expliquant ce que la Russie avait à gagner à « annexer » la mer d’Azov.
Le 25 novembre 2018, un nouvel incident s’est déroulé en Ukraine. Mais à la différence de ceux que ce pays connaît régulièrement dans l’Est de son territoire avec les régions occupées du Donbass – les républiques auto-proclamées de Donetsk et Lougansk – celui-ci risque d’avoir des conséquences géopolitiques dépassant largement ses frontières. En effet, 3 navires de combat ukrainiens ont été interceptés par la flotte russe en mer d’Azov, faisant 23 prisonniers parmi lesquels plusieurs blessés. Or, si cette action belliqueuse a une influence immédiate pour l’Ukraine, elle en aura aussi à n’en pas douter à l’international.
De la genèse du détroit de Kertch…
La prise des navires ukrainiens fait suite à une montée de tensions progressive en mer d’Azov. En effet, le détroit de Kertch, large d’une vingtaine de kilomètres, est le seul passage entre mer d’Azov et mer Noire, porte d’accès aux mers chaudes. Dans le passé, l’utilisation de cet espace maritime était régulée par deux traités, un de 1993 principalement axé sur la pêche et celui de 2003 traitant de la gestion du trafic, sans pour autant que des concepts tels que celui d’« eaux territoriales » ne soient définis clairement. En mars 2014, suite au conflit en Ukraine et à l’annexion de la Crimée, le Kremlin a annoncé sa volonté de construire un pont de 19 km sur le détroit de Kertch afin de ravitailler et relier la péninsule à la Russie. En février 2016, les travaux démarrent et le 15 mai 2018, il est inauguré par Vladimir Poutine.
Or, la nature même du pont à des conséquences immédiates pour l’économie ukrainienne. En effet, la taille de cet ouvrage interdit le passage à tous bâtiments de plus de 33 mètres de large dont les navires-cargo de classe « Panamax ». Outre que cela représente en soi une violation du droit maritime international et de la convention de l’ONU sur le droit de la mer, cela a des conséquences immédiates pour les ports ukrainiens. En effet, une part non négligeable du commerce utilisant cet axe se trouve compromis. Ainsi les pertes relatives aux commerces de métal ou encore de céréales sont très importantes pour des ports comme Marioupol ou Berdiansk, et participent à la déstabilisation économique de la zone. Selon le ministre ukrainien des Infrastructures Volodymyr Omelyan, les conséquences financières dépasseraient le milliard de hryvnias (monnaie ukrainienne, 1 € vaut environ 30 hryvnias).
Outre ce volet, la tension en mer d’Azov avait évolué en mai dernier quand un navire de pêche russe avait été contrôlé et immobilisé par les gardes-côtes ukrainiens. En réaction, les arrestations de navires ukrainiens par les garde-côtes russes s’étaient généralisées prenant de plus en plus de temps d’immobilisation, alors que les activités de pêche, notamment, russes augmentaient fortement. Dans le même temps, la présence de bâtiments militaires russes s’accentuait régulièrement en mer d’Azov et dans le détroit de Kertch, entretenant de ce fait une tension pour Kiev. Cette évolution de la situation est à l’origine de plusieurs mesures prises par le Conseil national de sécurité et de défense (NSDC) afin de protéger les intérêts ukrainiens sur la zone. À ce titre, la présence navale dans la mer d’Azov a été renforcée, notamment en créant un groupe de navires dédié à cette mission au sein de la marine ukrainienne.
C’est dans ce contexte que ce dimanche, trois bâtiments de guerre ukrainiens (les vedettes blindées Berdyansk et Nikopol ainsi que le remorqueur Yany Kapu) ont été interceptés par les forces russes après que des tirs aient visé les navires ukrainiens et que l’un d’entre eux ait été éperonné alors que le détroit de Kertch était parallèlement bloqué par un pétrolier russe. Cette intervention a eu lieu au moment où les navires croisaient à environ 14 miles au large de la côte. Cette interception a pour conséquence l’arrestation de 23 membres d’équipages, parmi lesquels 6 ont été blessés.
Si les points factuels sont unanimement reconnus, les circonstances de cette interception font sans surprise débat entre Kiev et Moscou. Alors que Kiev déclare que ses bâtiments ont été attaqués alors qu’ils faisaient route entre Odessa et Marioupol après que les autorités ukrainiennes aient informé Moscou de leur traversée ; côté russe, le FSB (Service fédéral de sécurité) annonce que les navires ukrainiens ont forcé le passage du détroit, faisant fi des communications des garde-côtes russes. Moscou nie également avoir reçu un quelconque message ukrainien informant de la route de ces navires, les contraignant ainsi à utiliser les armes et à ouvrir le feu sur les navires qui ont, par la suite, été saisis et remorqués.
… à la politique intérieure ukrainienne
Suite à cet événement, la loi martiale a été proposée par le président Porochenko. Initialement pour une durée de 60 jours et pour l’ensemble du territoire, le texte dans son intégrité aurait plusieurs effets directs sur la population ukrainienne. Ainsi, aucune élection ne pourrait se tenir, y compris les présidentielles prévues pour le printemps 2019. En outre, la loi martiale pourrait suspendre la liberté des médias et permettrait d’interdire partis politiques et ONG. Enfin, elle pourrait contraindre tout homme en âge de combattre à prendre part au conflit dans l’armée ukrainienne.
Ces différents volets de la loi martiale ont reçu un accueil mitigé au sein de la population comme à la Rada (Parlement monocaméral ukrainien de 450 membres élus pour 4 ans) où les débats ont été animés. En effet, alors même que la présidence s’est voulue rassurante en annonçant que le volet de la conscription ne serait pas mis en œuvre, et que les droits civils et la liberté de médias seraient maintenus, la potentielle limitation des libertés continuait d’inquiéter. In fine, la proposition présidentielle a été revue à la baisse ; si la loi martiale a été adoptée à 276 voix, elle aura été limitée à 30 jours et réduite aux territoires frontaliers de la zone de crise, soit 10 régions : Lougansk, Donetsk, Kharkov, Vinnytsia (à cause de la proximité de la Transnistrie), Mykolaïv, Odessa, Zaporijia, Soumy, Tchernihiv, Kherson. De même, la Rada a sanctuarisé la date des élections présidentielles au 31 mars 2019 démontrant par là une certaine défiance envers le Président soupçonné de vouloir repousser ou se soustraire à une élection pouvant lui être défavorable. Ce soupçon, repris par le discours russe, vient du fait que la popularité du Président actuel ne cesse de baisser au sein de la population
ukrainienne.
Cependant, à bien y regarder, il n’est pas certain que l’argument soit parfaitement recevable. Tout d’abord, la période proposée initialement de deux mois aurait pris fin avant le début de la campagne (sous réserve de ne pas être renouvelée bien entendu). En outre, l’Ukraine bénéficie aujourd’hui du soutien financier du Fonds monétaire international, et lors de la proposition de loi martiale, il n’était pas certain que le soutien du FMI soit maintenu sous ce régime. Un accord semble maintenant avoir été trouvé, mais au moment de la proposition présidentielle, tel n’était pas encore le cas. Or, si l’Ukraine peut assumer une suspension des versements du FMI pendant un ou deux mois, sa situation économique fragile ne pourrait probablement pas supporter une prolongation sine die de cette absence d’apport de devises. Par ailleurs, le président Porochenko pourrait au contraire souffrir d’un effet pervers de cette loi. En effet, les circonstances le forçaient à se présenter en homme fort, donc en chef de guerre, que ce soit à l’international ou auprès de sa population, espérant ainsi fédérer cette dernière autour de la défense nationale. Dans le même temps, il aiguise les soupçons quant à une tentative de captation du pouvoir pour ses intérêts propres, notamment en reculant un scrutin qui aurait pu lui être défavorable. Mais, dans l’hypothèse où il n’aura pas fait voter ce texte, il serait apparu comme un homme faible, laissant l’Ukraine se faire dépecer morceau par morceau par son grand voisin qui, après avoir annexé la Crimée et soutenu les séparatistes du Donbass, opère ce qui semble s’apparenter à une annexion de l’espace maritime d’Azov. Enfin, déjà interpellé sur sa gestion de la lutte anti-corruption qui stagne et sur le fonctionnement du système judiciaire régulièrement épinglé pour corruption, le Président ukrainien prendrait un risque énorme en tentant d’entraver le processus démocratique. En effet, dans cette hypothèse, il est fort probable que le soutien des Occidentaux, notamment économique, ne disparaisse ou du moins s’amenuise fortement.
Déjà, la présentation de la loi martiale est largement reprise par nombre de médias russes et pro-russes, elle est alors présentée comme un moyen détourné pour le président Porochenko de maintenir sa position présidentielle. Certains canaux qui présentent les faits comme une « provocation ukrainienne » (les navires ukrainiens auraient choisi d’ignorer les avertissements de la flotte russe, forçant cette dernière à intervenir) allèguent que les événements de ce 25 novembre auraient été menés à dessein et seraient une stratégie, pensée en partenariat avec les États-Unis, pour imposer une loi martiale dans un double objectif : d’abord de politique intérieure pour l’Ukraine ; et ensuite pour présenter la Russie comme un agresseur aux yeux de l’opinion publique internationale. Si cette rhétorique reprend les thèmes classiquement développés par des organes propagandistes, elle peut néanmoins bénéficier d’un certain écho auprès d’une population usée par un conflit qui n’en finit pas, par une économie qui peine à sortir de l’ornière et enfin, par une lutte contre la corruption qui s’enlise depuis 2014.
Conséquences internationales
À l’international, les conséquences sont aussi importantes. Outre la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU tenue en urgence, et la commission extraordinaire de l’Otan, la Russie de par cette action a démontré qu’elle effectuait un blocage effectif de la mer d’Azov, en toute illégalité. La prise de sanctions économiques supplémentaires est fort probable même si la Russie, déjà lourdement sanctionnée, n’a pas pour autant infléchit sa politique à destination de l’Ukraine. Si l’Union européenne appelle au calme et que la France et l’Allemagne se proposent comme médiateur, notamment pour négocier la libération des marins prisonniers, il est à noter qu’elle dispose au Sud, par l’intermédiaire de la Roumanie, d’une frontière maritime avec la Russie née avec l’annexion de la Crimée. Si l’appartenance à l’Otan semble être un gage de sécurité pour la Roumanie, l’action menée en mer d’Azov pourra légitimement engendrer son inquiétude, compliquant encore les négociations et prises de décisions au sein de l’Union européenne.
Si les pays de l’Otan annoncent dans l’ensemble un soutien fort au président Porochenko, ils risquent de se trouver assez limités dans leurs actions s’ils veulent éviter une confrontation directe avec la Russie. Restera la possibilité d’afficher un soutien par le renforcement des formations déjà dispensées aux forces armées ukrainiennes et une augmentation de la vente d’armes dans la ligne que l’Administration Trump envisageait déjà, notamment via la vente de missiles antichars Javelin. Cependant, l’appel du ministre des Affaires étrangères ukrainien, Pavlo Klimkine, exhortant à une action allant au-delà du déclaratif démontre bien que Kiev craint de ne bénéficier que d’un soutien fait de déclarations et de se retrouver, in fine, bien seule face à la Russie.
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L’interception des bâtiments ukrainiens en mer d’Azov signe une montée dans l’intensité de la tension entre Ukraine et Fédération de Russie, mais également avec la communauté internationale. En effet, pour la première fois, la Russie, elle-même, prend part au conflit sans user de faux-nez du type des « petits hommes verts » désilhouettés observés en Crimée.
Si la Russie prend des risques non négligeables avec cette action, elle parie sur le fait que la mer d’Azov reste d’un intérêt principalement régional, avec un impact économique somme toute léger à l’international. En effet, le coût d’affrètement de plus petits navires de commerce touchera principalement les exportateurs ukrainiens, dans le cas où le flux d’export serait déplacé vers d’autres ports ukrainiens : l’impact portera sur les deux principaux ports de Marioupol et de Berdyansk causant des problèmes économiques internes à l’Ukraine. Par ailleurs, la dialectique visant à accompagner cette crise est d’ores et déjà en marche. Avec cette action, non seulement le Kremlin montre qu’il ne reculera pas et que le rattachement de la Crimée à la Russie est bel et bien acté, alors même que l’annexion est unanimement décriée à l’international, mais ensuite il renforce le discours utilisé depuis le début de la crise. À ce titre, la dialectique présentée et reprise par de nombreux médias présente l’Ukraine comme dépendante des États-Unis, dirigée par des élites politiques non seulement inféodées à Washington mais en outre corrompues car plaçant leurs intérêts personnels avant ceux de la Nation, puisque prêt à risquer une escalade mondiale du conflit dans le but de reculer une élection pouvant leur faire perdre leurs mandats. Par ailleurs, la machine médiatique déjà en marche utilise la prise de ces trois vaisseaux comme appui à la démonstration de la puissance militaire russe tentant ainsi de présenter à la population russe comme fierté nationale, ce que l’Ukraine annonce comme étant une violation. ♦