Après une longue et riche carrière diplomatique, les ambassadeurs Bernard Bajolet et Jean-Michel Gaussot viennent de publier respectivement leurs mémoires. Ces ouvrages permettent de mieux appréhender la fonction d’ambassadeur loin de la caricature que l’on se fait de cette fonction.
Parmi les livres - Portraits d’ambassadeur (T 1061)
Among the books - Descriptions of an Ambassador
After a long and rich diplomatic career, ambassadors Bernard Bajolet and Jean-Michel Gaussot have just published their respective memoirs. These books help to better understand the function of an ambassador far from the caricature that one has of this function.
Bernard Bajolet, Le soleil ne se couche plus à l’Est. Mémoires d’Orient d’un ambassadeur peu diplomate, Plon, 2018, 462 pages, 17,80 €
Jean-Michel Gaussot, Escales. Les pérégrinations d’un diplomate, L’Harmattan, 2018, 190 pages, 19,50 €
La fonction de diplomate véhicule souvent une aura de prestige et de dilettantisme. Elle suscite admiration, irritation ou incrédulité, comme si elle surgissait d’un glorieux mais poussiéreux XIXe siècle. Mais elle ne se limite aucunement à l’inauguration d’expositions d’art contemporain ou à la figuration dans les cocktails : stéréotypes qui la grèvent encore. Elle est bien plus rude que ce que l’on peut imaginer et elle a dû – elle doit encore – s’adapter au gel des positions de la France dans le monde, aux déplacements incessants de ses dirigeants, à l’irruption de multiples acteurs internationaux, au bouleversement professionnel provoqué par l’outil numérique. La fonction d’ambassadeur recèle une dimension multifacette et polyvalente parfois occultée. Les deux livres dont il est question dessinent en creux le portrait d’un ambassadeur parfois plus baroudeur que cérémonial, assez éloigné de la caricature poudreuse qui l’entoure parfois.
Né en 1949, le Lorrain Bernard Bajolet, entre autres fonctions, a été ambassadeur en Jordanie (1994-1998), en Bosnie-Herzégovine (1999-2004), en Irak (2004-2006), en Algérie (2006-2008) et en Afghanistan (2011-2013), avant d’achever sa carrière de haut fonctionnaire à la tête de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).
Né en 1945, Jean-Michel Gaussot a accompli plusieurs missions pour le compte du ministère des Affaires étrangères, notamment celle d’ambassadeur en Équateur (1989-1992), au Togo (1992-1995), au Chili (1997-2001) et aux Pays-Bas (2005-2008), sans parler de ses affectations à l’administration centrale.
Aujourd’hui à la retraite, les deux diplomates ont exercé leur métier parallèlement et à des niveaux de responsabilité et dans des zones à risques assez comparables. Tous deux ont suivi une scolarité similaire : Institut d’études politiques (IEP) à Paris, puis École nationale d’administration (ENA). Ami de François Hollande dès 1978, Bernard Bajolet s’est consacré à la diplomatie bilatérale et n’est jamais passé par un cabinet ministériel, qui accélère souvent les carrières. Jean-Michel Gaussot s’est adonné à deux reprises à la diplomatie multilatérale : à Bonn (gestion quadripartite de la question berlinoise) et à New York (conflit Iran-Irak).
Tous deux ont exercé leurs fonctions à plusieurs reprises. Cinq postes pour le premier et quatre pour le second : il n’est pas fréquent qu’un diplomate représente la France à ce rythme et dans une si grande variété de pays. Ils manifestent d’ailleurs un tempérament bien trempé pour résister à la pression permanente, aux conditions de sécurité dégradées, aux attentats ciblés, aux récriminations des gouvernements étrangers, aux soulèvements populaires, sans parler des pressions politiques ou des consignes parisiennes imprécises qui leur sont adressées. Il faut aussi connaître (et être connu) des dirigeants politiques : on croise ainsi Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande, Hubert Védrine ou Dominique de Villepin. Ce qui n’empêche pas une mise à l’écart parfois sèche et qui semble frapper régulièrement nos hauts fonctionnaires : à la suite d’une interpellation du Premier ministre Lionel Jospin, Bernard Bajolet attend longtemps une nomination (1998-1999) ; indocile auprès de l’autocrate togolais Étienne Eyadéma, Jean-Michel Gaussot reste sans affectation de longs mois (1995-1996).
Polyglotte (anglais, italien, serbo-croate, arabe), Bernard Bajolet échappe à plusieurs attentats qui le ciblent en Irak et en Afghanistan, refuse d’attendre chez la reine Nour à Amman, explique fermement la position de la France au vice-président sunnite irakien Iyad Allaoui, au président algérien Abdelaziz Bouteflika et au président afghan Hamid Karzai. Il déploie son action de diplomate en s’appuyant sur une fine connaissance de la langue et de la culture du pays auprès duquel il est accrédité. Ce qui singularise avantageusement son livre est l’attention apportée à présenter et à expliquer les contextes politiques, géopolitiques et religieux du Proche-Orient et des Balkans, dans lesquels il entend inscrire son action de diplomate, nous la relatant au moyen de portraits, d’anecdotes, d’épisodes significatifs. On lui sied gré de rappeler quelle fut la Syrie avant 2011 (et avant Bachar el-Assad) et quels sont toujours les enjeux de la question palestinienne ensevelie sous la mobilisation contre le terrorisme et sous la politique d’implantations du gouvernement de Benyamin Netanyahou. Les passages portant sur la question du regroupement familial des réfugiés palestiniens, que Bernard Bajolet a personnellement suivie dans les années 1990, mérite lecture et réflexion.
Arrière-plan historique et densité sociopolitique : c’est peut-être ce qui manque aux mémoires de Jean-Michel Gaussot quand il évoque sa mission auprès du général président Eyadéma au Togo, la co-présidence du Groupe de surveillance établi le 26 avril 1996 à la suite d’affrontements entre le Hezbollah et Tsahal (l’armée israélienne) au Sud-Liban, le retour progressif à la démocratie au Chili (sous l’ombre tutélaire du général Augusto Pinochet, bientôt arrêté à Londres) et l’hostilité grandissante de la société néerlandaise envers les immigrés musulmans à la suite des assassinats du politique Pim Fortuyn en mai 2002 et du réalisateur Théo van Gogh en novembre 2004. On aimerait en savoir plus quand il se retrouve « entre le marteau et l’enclume » au Togo où la guerre civile menace en raison de l’entêtement d’Eyadéma de se perpétuer au pouvoir et de torpiller la transition démocratique. Il suit les premiers pas du gouvernement d’Edem Kodjo. Il est le témoin de fusillades, d’agressions physiques contre des Français, d’un exode qui vide Lomé de presque un tiers de sa population qui prend le chemin du Bénin et du Ghana, d’une élection présidentielle truquée, d’élections législatives acceptables. Comme tout ambassadeur français en Afrique francophone, il subit le parasitage aussi constant qu’occulte des « amis du Togo » affiliés à la tristement célèbre « Françafrique », qui concourt à éloigner de la France tant de jeunesses africaines. Mais qu’en tire-t-il comme leçons politiques ?
Le lecteur d’Escales éprouve parfois la sensation d’être en apesanteur sociologique quand il a ses courroies historiques bien serrées en lisant Le soleil ne se couche plus à l’Est. Il est entraîné par la cadence de celui-ci quand il rame pour donner du rythme à celui-là. Les deux ouvrages n’en livrent pas moins les portraits croisés et lucides d’un ambassadeur affecté dans des pays aussi captivants qu’insaisissables et happé par la multitude des enjeux et des missions qui lui incombent encore au XXIe siècle. ♦