Depuis plus d'un mois, un mouvement de protestation de grande ampleur plonge le Liban dans une grave crise politique. Alors que le pays ne parvient pas à s'extirper de son marasme économique, l'issue des protestations demeure incertaine, mais la situation montre indéniablement l'usure du système construit après la guerre civile.
Prémices de fin de système au Liban : quand la société civile rejette les élites d’après-guerre (T 1126)
End of System Delights in Lebanon: When Civil Society Rejects the Post-War Elites
For more than a month, a large protest movement has plunged Lebanon into a serious political crisis. While the country fails to extricate itself from its economic slump, the outcome of the protests remains uncertain, but the situation undeniably shows the wear and tear of the system built after the civil war.
Un mouvement de protestation s’est amorcé le 17 octobre dernier en réaction à l’annonce du gouvernement d’augmenter les taxes sur l’essence, le tabac et les appels téléphoniques depuis des applications comme WhatsApp. Selon la presse libanaise et internationale, le mouvement, initialement pacifique, exprime un sentiment de fatigue et de désespoir du peuple libanais face à la crise économique et sociale que traverse le pays. À cela s’ajoutent la défiance vis-à-vis d’une classe politique installée depuis la guerre civile, un « ras-le-bol » de la confessionnalisation de la société et l’appel au désarmement des factions – le Hezbollah est explicitement visé.
Le mouvement, qui se veut apolitique et non confessionnel, voit des ouvriers, des universitaires, des commerçants, des cadres, des jeunes et des personnes âgées descendre dans les rues, nuit et jour, depuis le 20 octobre. Les manifestants espèrent un renouvellement profond de la classe politique dans son ensemble. Les élites au pouvoir sont perçues comme corrompues et incapables de remédier à l’instabilité politique et économique qui prévaut depuis la guerre civile survenue entre 1975 et 1990.
Il y a un an, le Liban a plongé dans une crise économique d’ampleur. Ainsi, la dette nationale représente aujourd’hui 150 % du PIB, le déficit des paiements courants a entraîné une pénurie du dollar. La balance commerciale est nettement déficitaire (30 % du PIB), l’État emprunte un dollar chaque fois qu’il en dépense deux. De plus le Liban, considéré par certains comme la petite Suisse orientale, voit les capitaux étrangers alimenter son système bancaire sans que cela ne profite au pays. L’économie, axée sur son système bancaire et sur le tourisme, n’a pas su prendre le virage vers un modèle moderne. Elle demeure centrée sur un système essentiellement rural.
Les manifestations ont débuté dans trois villes à majorité sunnite (Beyrouth et les très conservatrices Akkar et Tripoli), mais ont gagné également des localités chiites dans le sud, d’obédience druze à l’est, ainsi que chrétiennes sur la côte. Cette répartition géographique indique que le mouvement est transcommunautaire autant que transreligieux, une première dans ce pays.
Ces événements ont d’ores et déjà poussé le dernier gouvernement à prendre un certain nombre de mesures économiques (budget 2020 sans impôts supplémentaires, baisse des salaires de la classe politique, une contribution de la Banque centrale et des banques commerciales à la réduction du déficit) et sociales (nouveau régime de retraites et de protection sociale, augmentation du programme de soutien aux ménages les plus démunis). Ces annonces ont été accueillies froidement par les protestataires qui ont scandé « Révolution, révolution » ou « Le peuple veut la chute du régime », ce qui a conduit à la démission du Premier ministre, Saad Hariri, et de son gouvernement, le 29 octobre. Les manifestants souhaitent un gouvernement composé essentiellement de technocrates, non issus des partis et du système politique actuel. Cette demande semble illusoire au vu de la constitution libanaise, qui garantit l’interconfessionalisme au sein du système politique qui, ne l’oublions pas, a su prouver son efficacité et son exception dans la région. Par ailleurs, un pays ne se gouverne pas uniquement par l’expertise technique, une sensibilité politique étant nécessaire, surtout dans le cas du Liban.
La classe politique a réagi fortement. Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a évoqué le risque d’une guerre civile. Le président Michel Aoun a invité les mécontents à « émigrer » s’ils n’étaient pas satisfaits de leur vie au Liban. Dans son allocution du 24 octobre dernier, le chef d’État de 84 ans a également admis l’existence de pressions américaines visant à exclure du gouvernement le Hezbollah. « Ils ne peuvent m’imposer de me débarrasser d’un parti qui représente au moins un tiers des Libanais », a-t-il affirmé. La jeune génération (qui représenterait près de 30 % de la population, selon plusieurs sources, dont les Nations unies) a probablement perdu de vue que Michel Aoun est une figure de la politique libanaise qui a pris beaucoup de risques à l’issue de la guerre civile. Depuis la France, où il s’était exilé entre 1992 et 2005, il avait lancé le mouvement Courant patriotique libre, visant au départ des troupes syriennes et à l’établissement d’un État de droit au Liban. Il a donc été un élément essentiel de la stabilité et de l’équilibre de la société libanaise après la guerre civile. Aujourd’hui, le député maronite de Beyrouth du parti Kataeb (Phalange Libanaise), Nadim Gemayel, fils du président élu assassiné Pierre Gemayel, a confié « sa crainte de voir cette révolution, actuellement pacifique, rattrapée par la violence ».
Alors que la proposition du président Aoun de nommer l’ancien ministre des Finances M. Mohammad Safadi comme Premier ministre (qui doit être forcément sunnite, selon le système de partage du pouvoir) a été rejetée par la rue et par l’intéressé, plusieurs scénarios sont envisageables. Une des possibilités est que le mouvement s’essouffle par lui-même. Cependant, cela apparaît à l’heure actuelle peu probable. Une autre solution à cette crise serait la tenue d’élections anticipées, ce qui permettrait d’éviter que le Liban ne bascule dans le chaos. Toutefois, le mal est plus profond et cette solution ne saurait être que temporaire.
Attendue depuis plusieurs années, notamment par la communauté internationale qui en a fait un préalable à l’aide qu’elle accepterait d’apporter, une réforme économique globale semble indispensable pour assainir les finances de l’État, faire entrer des capitaux et réduire les inégalités. Plus important encore, il convient peut-être d’adapter le système politique multiconfessionnel qui sclérose la société et tend à maintenir les communautés sous l’influence des partis qui les représentent, eux-mêmes sujets à de nombreuses influences étrangères.
La démilitarisation du Hezbollah (organisation chiite) constitue un vrai sujet. Une telle perspective fait planer la menace d’une action forte du « parti de Dieu » (en 2008, une précédente tentative de désarmement s’était soldée par l’occupation militaire de Beyrouth durant plusieurs semaines) et représenterait également un bouleversement des équilibres dans toute la sous-région. À l’instar de ce qui s’est passé ces dernières années, le statu quo sera probablement retenu et soutenu par les instances étrangères. Un représentant du FMI déclarait récemment que « toute aide financière sera soumise à la mise en place d’un plan de stabilisation ».
Le renouvellement d’une classe politique héritée de la guerre civile, dans laquelle la jeune génération ne se reconnaît pas, apparaît quoi qu’il en soit indispensable. Il faudra probablement, à court ou moyen terme, faire évoluer le système d’exception issu de la Constitution libanaise adoptée le 23 mai 1926 et modifiée par l’accord de Taëf du 23 octobre 1989. Celui-ci prévoit le partage du pouvoir entre les chrétiens, chiites et sunnites, ce qui ne semble plus en phase avec la réalité de la société libanaise d’aujourd’hui.
Par ailleurs, le mouvement né en octobre, relativement pacifique, est à la merci d’un catalyseur endogène ou exogène, qui pourrait le faire basculer dans la radicalité et la violence. Une telle évolution serait de nature à aggraver la déstabilisation du pays et de la sous-région, et n’offrirait en rien la garantie d’une société libanaise devenue plus homogène et égalitaire. ♦