Les récentes attaques terroristes en France par de jeunes djihadistes radicalisés ont soulevé une très vive émotion tant au sein de la communauté nationale qu’au travers de manifestations hostiles à la France dans certains États musulmans. La crispation actuelle, alimentée par des entités disparates mais ayant des ambitions politiques, démontre une fracture entre des approches très différentes du « vivre ensemble » et de la place du fait religieux dans la vie de la Nation. Les antagonismes sont profonds et obligent à une réflexion et des actions dans la durée. Les propos de cet article n'engagent que son auteur.
Crispations franco-islamiques (T 1220)
Le président turc Recep Tayyip Erdogan (Licence Pixabay)
The recent terrorist attacks in France by young, radicalized jihadists have aroused very strong emotion both within the national community and through demonstrations hostile to France in certain Muslim states. The current tension, fueled by disparate entities but with political ambitions, demonstrates a fracture between very different approaches to "living together" and the place of religion in the life of the Nation. The antagonisms are deep and require long-term reflection and action. The words of this article only engage its author.
La France connaît actuellement une nouvelle poussée de fièvre sur la question de ses rapports avec l’islam, à la suite de l’assassinat ignoble, survenu le 16 octobre 2020, du professeur Samuel Paty. Certes, ce n’est pas la première fois – rappelons-nous les épisodes du voile et de la burqa – et ces tensions périodiques ne durent généralement pas très longtemps.
Mais les réactions négatives dans le monde aux déclarations françaises sur les caricatures de Mahomet d’un côté, et l’exaspération croissante en France face à la multiplication d’attentats islamistes sur notre territoire de l’autre, se sont toutes deux durcies. Et cela devient préoccupant, à la fois pour la pérennité de notre consensus national autour de valeurs partagées et pour l’image de la France dans le monde musulman, qui n’est plus ce qu’elle était au temps de notre « politique arabe ».
Naturellement, la question complexe de l’immigration et de son impact sur nos difficultés présentes est intimement liée au débat sur notre relation avec l’islam, mais elle dépasse largement le problème des crispations franco-islamiques qui est l’objet de cette réflexion.
Où en sommes-nous et que pouvons-nous faire sur ce point ?
État des lieux de la situation
Les Français ont aujourd’hui le sentiment d’être devenus une cible privilégiée des islamistes, précisément pour ce que représente notre pays : un État laïc, démocratique, où l’individu et ses droits priment sur l’esprit communautaire, où les croyances religieuses sont du domaine privé alors que la règle de droit s’applique à tous, où l’égalité entre hommes et femmes est promue par nos institutions… bref, tout ce que les islamistes radicaux abhorrent. Et il faut reconnaître que si l’immense majorité des six millions de musulmans en France – dont beaucoup ne sont pas pratiquants – adhèrent au mode de vie français, un nombre significatif d’entre eux sont néanmoins sensibles au message salafiste selon lequel le croyant doit s’éloigner de la « société mécréante » (chrétiens, juifs et musulmans libéraux). Cette idéologie est à la base de ce que nous appelons le « séparatisme islamiste » dans les sociétés occidentales, et elle préoccupe légitimement nos autorités et de très nombreux Français.
En outre, pour Daech, Al-Qaïda et les islamistes radicaux, l’attitude générale de la France est perçue comme hostile à l’« Oumma » (communauté) musulmane : en témoignent, à leurs yeux, nos lois contre le voile, notre passé colonial, la guerre d’Algérie et nos interventions contre les djihadistes au Moyen-Orient et en Afrique.
Naturellement, le président Erdogan et ses alliés Frères musulmans sont trop heureux de manipuler ces sentiments à des fins politiques. Le président « néo-ottoman » joue en effet le conflit des civilisations en jetant de l’huile sur le feu. Il s’appuie sur le nationalisme turc pour justifier ses ambitions régionales, qui se traduisent par des actions déstabilisatrices en Libye, en Méditerranée orientale et au Haut-Karabagh.
Malheureusement, un certain nombre de médias anglo-saxons profitent de cette crise pour reprendre leurs critiques sur notre modèle d’intégration et prédire son échec. Et un peu partout dans le monde musulman, la France est dénoncée et – dans certains pays – ses produits boycottés. Les autorités des Émirats arabes unis font exception, mais même nos amis marocains ont réagi négativement aux déclarations françaises sur les caricatures de Mahomet. Pourtant, au Moyen-Orient, des pays comme l’Égypte et l’Arabie saoudite sont clairement hostiles aux velléités de leadership moral d’Erdogan au sein du monde sunnite et sont donc, pour nous, des alliés objectifs.
Que pouvons-nous faire ?
Le président de la République a eu la bonne idée de s’adresser au monde musulman à travers la chaine satellitaire Al-Jazeera (1) – considérée comme complaisante envers les Frères musulmans – pour expliquer notre concept de laïcité.
À l’intérieur, le gouvernement prend des mesures sécuritaires pour dissuader les djihadistes et rassurer les Français. À l’extérieur, la France agit contre les djihadistes au Moyen-Orient et en Afrique et elle s’oppose aux actions déstabilisatrices d’Erdogan. Tout cela est justifié, mais nous devons reconnaître que nous ne convainquons pas tout le monde et que notre attitude est parfois discutable.
En effet, autant nous sommes légitimes à défendre notre concept de laïcité et le principe de la liberté d’expression – qui est un droit à valeur universelle – autant nous devrions être plus prudents dans certaines expressions publiques, en veillant à ne pas heurter inutilement les sentiments de certains de nos concitoyens et de beaucoup de nos amis.
La laïcité à la française repose sur une croyance en une citoyenneté commune transcendant les convictions particulières, à la neutralité de l’État en matière religieuse et à la liberté d’expression – et de culte – pour tous. Mais dans son expression, certains s’éloignent en France du concept inscrit dans la constitution et dans la loi de 1905, en donnant l’impression que notre laïcité s’apparente à un déni du religieux.
Certes, personne ne doit contester le droit de Charlie Hebdo de faire des caricatures ; et les attentats horribles (2) dont le journal a été la victime ont suscité une sympathie compréhensible de nos concitoyens et au-delà dans le monde. Mais nous savons que les caricatures de Mahomet sont perçues par la plupart des musulmans comme blasphématoires. Pourquoi, dans ces conditions, dire officiellement que nous continuerons à faire ces caricatures, donnant l’impression que la France promeut leur publication ?
Nous ne pouvons pas ignorer que la croyance française qu’il est sain de pouvoir se moquer des religions est ultra-minoritaire dans le monde et que – en partie de ce fait – notre concept de laïcité est mal compris, y compris en Europe. Il ne suffit donc pas de dénoncer les manipulations (pourtant bien réelles) par certains de la question des caricatures et d’invoquer constamment les valeurs de la République. Il conviendrait aussi de s’interroger sur la meilleure façon de concilier liberté d’expression et souci de ne pas heurter les convictions profondes de nombreuses personnes, y compris parmi nos concitoyens et pas seulement les musulmans. Nous risquerions sinon de contribuer involontairement à entretenir le séparatisme et la radicalisation islamiste dans notre propre pays.
Souvenons-nous, pour nous en inspirer, de la sage déclaration du président Chirac à ce sujet en 2006 : « Tout ce qui peut blesser les convictions d’autrui, en particulier les convictions religieuses, doit être évité. La liberté d’expression doit s’exercer dans un esprit de responsabilité ». Certes, au cours des dernières années, le discours officiel français s’est durci, en réaction aux attentats islamistes et aux attentes de l’opinion publique. Aujourd’hui, face à la montée des tensions sur ce sujet, il est légitime de prendre les mesures sécuritaires appropriées et de défendre urbi et orbi nos valeurs, en particulier la liberté d’expression.
Mais nous devons en même temps ne pas prêter le flanc aux manipulations de nos adversaires, qui caricaturent notre concept de laïcité, en trouvant les mots pour souligner notre esprit de responsabilité et notre souci de respecter les sensibilités de tous nos concitoyens et de nos nombreux amis dans le monde. Cela contribuerait à apaiser les esprits et à rétablir notre image de pays tolérant. ♦
(1) Macron Emmanuel, « Interview du président de la République à Al-Jazeera », le 31 octobre 2020 (www.elysee.fr/)
(2) Le journal satirique Charlie Hebdo a été frappé par un attentat revendiqué par l’État islamique le 7 janvier 2015, faisant 12 morts, parmi lesquelles la quasi-totalité de l’équipe de rédaction du journal, ainsi que Frédéric Boisseau, employé de maintenance, Franck Brinsolaro, membre du service de protection de la Police nationale, chargé de la sécurité du dessinateur satirique Charb, et Ahmed Merabet, policier, brigadier du commissariat du 11e arrondissement de Paris. En outre, le 25 septembre 2020, dans le contexte de la republication de caricatures du prophète Mahomet et du procès des attentats de janvier 2015, les anciens locaux du journal satirique sont attaqués par un assaillant affilié au mouvement pakistanais d’islam radical barelvi. Une attaque à l’arme blanche qui fit deux blessés graves.