La crise actuelle en Éthiopie est inquiétante dans une région qui reste fragile avec des antagonismes anciens et profonds. L’option militaire n’est pas sans risque et la déstabilisation de la Corne de l’Afrique aurait des conséquences dramatiques alors même que les enjeux de développement économiques restent cruciaux.
Crise en Éthiopie : le début de la fin, ou la fin du début ? (T 1223)
Carte de l'Éthiopie (© Archives du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères - La Courneuve).
The current crisis in Ethiopia is worrying in a region that remains fragile with old and deep antagonisms. The military option is not without risk and the destabilization of the Horn of Africa would have dramatic consequences even though the stakes of economic development remain crucial.
Souvent associée à des images de crise et de famine, l’Éthiopie a pourtant connu depuis le milieu des années 2000 une profonde évolution, d’abord économique et sociale avec un remarquable effort de développement, puis, pensait-on, politique avec l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Abyi Ahmed en avril 2018. Cependant, trente mois plus tard, malgré la libéralisation de la vie politique, les réformes économiques et la paix retrouvée avec l’Érythrée, le soufflé semble retomber et l’espoir paraît à nouveau envolé alors que le pays est rattrapé par ses démons communautaires centrifuges. En effet, au terme de plusieurs mois de tensions et d’un blocage progressif du dialogue, le gouvernement fédéral éthiopien, réagissant à la saisie par les forces du Tigray’s People Liberation Front (TPLF) (1) des casernements et matériels de ses troupes stationnées au nord, a officiellement lancé son armée à la reconquête de l’État fédéré du Tigré, le 4 novembre.
Bien qu’éloignée de nos préoccupations immédiates, cette crise est à suivre de près, car elle a un fort potentiel de nuisance humanitaire et porte en germe un risque de tsunami régional en cas d’implosion du géant éthiopien. Et, quoi qu’il en soit, elle ne sert pas nos intérêts.
Les tensions actuelles sont nées d’un système politique à bout de souffle, fondé en 1991 sur le pari de la construction d’une Éthiopie soudée par le concept du fédéralisme ethnique : les principales ethnies ou des groupes gouvernant, chacun, un des états fédérés du pays. Malheureusement, cette idée se heurte depuis plusieurs années à des tensions intercommunautaires qu’elle tend à favoriser et qui se sont progressivement durcies depuis la mort, en 2012, du dirigeant historique, l’ancien Premier ministre Meles Zenawi.
C’est bien la décision récente d’Abiy Ahmed de mettre en cause ce concept qui a provoqué la rupture. Après plus de 25 ans d’une quasi-hégémonie des Tigréens, les actuelles tensions intercommunautaires les visent en premier lieu pour avoir progressivement capté le pouvoir politique, économique et sécuritaire, et parce qu’ils résistent au mouvement de redistribution des postes clés. Ce dernier est inédit, car il donne enfin une place plus importante à la première communauté en nombre, les Oromo. Il se traduit toutefois par un rééquilibrage assez brusque, qui risque d’échapper au contrôle des dirigeants d’Addis-Abeba au nom d’une tentation revancharde de certains mouvements irrédentistes, Oromo ou Amhara en particulier.
Pour autant, le TPLF n’a laissé d’autre choix au gouvernement que l’issue militaire pour sortir de la situation de blocage dans laquelle chacun s’était enfermé. C’est un pari risqué face à un mouvement politico-militaire tigréen musclé (250 000 hommes en armes d’après l’International Crisis Group (2)), encore fortement appuyé par un peuple fier et nationaliste, quoique plutôt passif pour le moment face à l’appel aux armes du TPLF. Même si l’armée éthiopienne est capable et très structurée, elle va sans doute peiner à s’imposer sur un terrain difficile et face à un adversaire déterminé.
En outre, ce pari militaire menace d’abord les civils, au Tigré comme dans les États voisins. Il fait craindre des bilans terribles, pousse des réfugiés vers le Soudan et a déjà coûté de nombreuses vies, victimes directes ou collatérales d’actions parfois non revendiquées. Il conduit aussi à l’évacuation par l’ONU de tous les étrangers présents au Tigré (dont les humanitaires) ainsi qu’à un black-out complet sur l’information, prolongé par des pressions directes (3) sur les rares organes de presse indépendants, dont la BBC et Deutsche Welle.
Mais au-delà du risque humanitaire et politique se dessine aussi la menace d’une extension régionale de la crise. Alors que l’Éthiopie est depuis 20 ans le pays stabilisateur au cœur de la région – contribuant aux opérations de maintien de la paix (OMP) (4) en Somalie, aux Soudans nord et sud, et accueillant des réfugiés des voisins en crise (5) – le conflit pourrait, a minima déclencher une vague d’émigration d’autant que le pays reste très peuplé et pauvre. Il pourrait ainsi menacer de fragiles équilibres, par exemple pour Djibouti dont l’économie repose d’abord sur son rôle de port d’entrée d’une Éthiopie enclavée et en forte croissance.
De ce fait, la crise en Éthiopie est aussi une menace pour nos intérêts et ceux de l’Europe qui seraient d’ailleurs des destinations privilégiées en cas de vague migratoire. Elle risque de fragiliser l’action stabilisatrice européenne dans la Corne de l’Afrique. Par ailleurs, une implosion de l’Éthiopie se traduirait aussi pour Paris par l’échec d’un partenariat de défense signé en 2019 avec ce pays qui devrait être, avant 2050, une des puissances africaines.
Ce qui est d’ores et déjà acquis, c’est que la crédibilité de l’Éthiopie et du pouvoir est écornée par la mise en œuvre d’une option militaire imposée de facto par le TPLF. Elle l’est encore plus par le style de l’action en cours qui est brutale et qui donne peu de gage de respect des populations et de transparence de l’information.
Ainsi, cette crise peut marquer soit le début de la fin d’un pays dont la cohésion est désormais insuffisante, ou alors inaugurer un processus de modernisation et de reconstruction dont ce dernier sortira renforcé, une fois effacée la menace tigréenne. ♦
(1) Front de libération du peuple du Tigré : parti politique et mouvement militaire créé en 1975 et co-fondateur, en 1991, du régime actuel après la lutte armée contre le régime du DERG (acronyme de comité militaire, en langue amharique) du colonel Mengistu. Dans la nuit du 3 au 4 novembre, le mouvement s’est emparé de camps militaires et de matériels lourds des forces fédérales en garnison au Tigré, consommant ainsi la rupture avec Addis-Abeba et franchissant ce que le Premier ministre a qualifié de ligne rouge.
(2) « Clashes over Ethiopia’s Tigray Region: Getting to a Ceasefire and National Dialogue », International Crisis Group, 5 novembre 2020 (www.crisisgroup.org/).
(3) Ces organes de presse sont les seuls médias internationaux présents à Mekele. Ils ont reçu un courrier d’avertissement pour avoir relayé factuellement les communiqués des insurgés. Voir « Ethiopia suspends Reuters in-country correspondent's licence », Arham Online, 20 novembre 2020 (english.ahram.org.eg/).
(4) L’Éthiopie est le premier contributeur mondial aux OMP de l’ONU avec 6639 militaires et policiers déployés au 31 janvier 2020. (https://peacekeeping.un.org/fr/troop-and-police-contributors).
(5) Fin 2019, l’Éthiopie accueillait plus de 650 000 réfugiés, en majorité des pays voisins (Soudan du Sud, Somalie, Érythrée et Soudan), ce qui la place parmi les principaux pays d’accueil des réfugiés en Afrique (www.unhcr.org/).