Tout comme l’art, l’exercice du commandement est assujetti au contexte de son époque et demeure en constante évolution face aux bouleversements qui opèrent dans la société ou l’institution militaire. La figure contemporaine et édifiante du Maréchal Philippe Leclerc de Hauteclocque permettra d’étayer de manière contextuelle et vraisemblable du fait de la relative proximité historique, en quoi réside l’art du commandement, le contexte dans lequel il s’inscrit et les défis qui se posent à son exercice de nos jours.
Le commandement : l'exemple de Leclerc (T 1247)
Le Maréchal Leclerc en 1944 (© Fondation Maréchal Leclerc de Hauteclocque)
Loin de la fiche de tâche ou du manuel exhaustif et procédural, l’exercice du commandement et plus particulièrement celui militaire s’appuie sur un équilibre subtil, une alchimie dont les ingrédients et leurs proportions échappent en partie à une logique mathématique et objective. D’Alexandre le Grand au général de Gaulle, les grands chefs historiques témoignent pourtant de l’existence d’un socle commun de qualités et d’aptitudes qui participent pleinement à la discrimination des hommes dans le succès des armes. L’art est ainsi fait. S’appuyant non seulement sur une maîtrise des savoirs et des techniques, il se bâtit également sur les attributs innés et naturels des individus, des qualités qui, à défaut de pouvoir être inoculées, se développent et enfin se révèlent dans un contexte favorable. L’art du commandement, littéralement « l’ensemble des procédés, des connaissances et des règles servant à donner des ordres » repose donc, d’une part, sur des logiques conceptuelles et relativement maîtrisées héritées de notre histoire et dont le général de Gaulle dira qu’elles sont « la véritable école du commandement » (1) et, d’autre part, sur des qualités individuelles difficilement identifiables ou quantifiables.
Tout comme l’art, l’exercice du commandement est assujetti au contexte de son époque et demeure en constante évolution face aux bouleversements qui opèrent dans la société ou l’institution militaire. La figure contemporaine et édifiante du Maréchal Philippe Leclerc de Hauteclocque permettra d’étayer de manière contextuelle et vraisemblable du fait de la relative proximité historique, en quoi réside l’art du commandement, le contexte dans lequel il s’inscrit et les défis qui se posent à son exercice de nos jours.
Les piliers du commandement
La justesse et la pertinence du commandement se fondent avant tout sur une matière première que tout donneur d’ordre doit chérir : la connaissance. Seule la connaissance procure au chef la capacité de discernement dans la tourmente des événements, la légitimité aux yeux des subordonnés et la confiance de sa hiérarchie. Cette connaissance est multiple ; elle est basée tout aussi bien sur le retour d’expérience des batailles que sur la maîtrise de ses propres capacités, sur le renseignement en provenance de l’ennemi ou l’expérience personnelle. La faculté d’un chef à pouvoir sans cesse mettre en perspective les événements à travers l’éclairage du passé et les informations collectées dans le présent est un facteur déterminant dans tout exercice de commandement. La maxime séculaire de Sun Tzu « Connais ton ennemi et connais-toi toi-même » demeure d’actualité malgré la complexité croissante des technologies et l’avènement du cyberespace comme nouveau terrain d’affrontement.
Au lendemain de la reconquête de la Tunisie par les forces britanniques et les Forces françaises libres (FFL) en mai 1943, le général de Gaulle crée, sous l’impulsion du général Leclerc, la deuxième division blindée (2e DB), qui rassemblera des soldats d’origines très diverses : des marsouins du Tchad, des spahis du Maroc, des compagnies de chars reconstituées au Royaume-Uni et des régiments d’Afrique du Nord. Faisant trésor des enseignements reçus au Maroc et en Afrique équatoriale dans la gestion de cette diversité culturelle et sociale, le général Leclerc sera capable de fédérer ses hommes autour d’un objectif commun et conduira la toute nouvelle division blindée victorieusement à Strasbourg, notamment, pour y sceller la libération de l’Alsace, honorant ainsi le serment qu’il avait tenu à Koufra (Libye) en 1941. Élève brillant lors de ses études militaires (major de promotion à Saint-Cyr puis à l’École de Guerre), il a su capitaliser l’expérience de terrain acquise au Tchad et en Libye, mettant ses connaissances au service de ses objectifs militaires et renforçant sa légitimité parmi ses hommes. Encore aujourd’hui, son attitude est érigée en modèle comme en témoignent les innombrables hommages et évocations au sein des armées, et plus particulièrement au sein de l’Armée de terre.
Autre élément fondateur du commandement, la loyauté constitue le ciment de l’édifice, celui qui lie une autorité à ses subordonnés au-delà du pouvoir conféré par le statut hiérarchique. C’est la poursuite d’un objectif commun qui fait appel au sens profond du métier des armes. À l’image du pacte social de la société civile, il existe un « pacte de loyauté » dans les armées. S’appuyant sur la force morale individuelle et collective, la loyauté rend possible la continuité dans l’action. L’ordre reçu tout autant que l’ordre donné y prennent appui. Dans les moments de difficulté ou de danger, il est le seul gage de solidité de l’édifice. Un chef déloyal envers son autorité ou dépossédé de la loyauté de ses subordonnés ne saurait accomplir de grandes choses. Certes, l’usage de la peur et de la contrainte peut permettre d’être obéi, mais cette obéissance subie reste limitée et fragile. Après plus de dix ans d’embargo et d’émiettement de l’adhésion populaire envers le dictateur et sa famille, la débâcle de l’armée de Saddam Hussein lors de la deuxième Guerre d’Irak, en 2003, marquera la fin de l’opération « Liberté de l’Irak » de l’armée américaine, au bout de vingt-six jours seulement (2). Ce premier dénouement du conflit illustrera combien l’emploi de la coercition et de la peur par le régime autoritaire du parti Baas s’est avéré incapable de conserver la mobilisation des soldats et de leurs chefs militaires à la défense de leur pays. La loyauté du Maréchal Leclerc envers son pays et le général de Gaulle a été sans faille. Bien que promis à une carrière brillante au sein de l’armée, il décide au lendemain de l’invasion des Panzers allemands en 1940 et après avoir été fait à deux reprises prisonnier, de laisser sa femme, ses six enfants et son pays pour rejoindre Londres avec un risque assumé de ne plus les revoir, prêt à renoncer également à sa trajectoire professionnelle, animé par son sens du devoir patriotique. C’est alors que le capitaine Philippe de Hauteclocque deviendra le capitaine Leclerc et qu’il gagnera la confiance du général de Gaulle, sans jamais la trahir. Cette confiance perdurera tout au long de la guerre, même dans les heures difficiles du désert tchadien ou lors de la campagne libyenne du Fezzan, en dépit des difficultés logistiques et matérielles importantes, et se poursuivra en Indochine (fin 1945-1946) malgré les nombreuses divergences d’opinions entre les deux hommes. Mais au-delà de cette profonde connaissance du métier de militaire et de sa foi inébranlable, le colonel Leclerc sera capable de saisir l’instant fugace, le moment décisif où ses propres choix détermineront l’issue du combat, faisant appel à cette audace et à cette intuition fulgurante aux confins de la désobéissance.
L’audace est en effet le dernier pilier de l’art du commandement. Elle trouve son espace de manœuvre dans la nécessaire subsidiarité qui confère à la hiérarchie militaire la capacité d’adaptation, en tout temps et tout lieu, face aux aléas. Elle est la semence de l’initiative, indispensable au succès des armes et à l’éclairage apporté par le subordonné pour adapter, compléter ou enrichir les décisions de sa hiérarchie. Bien entendu, la limite qui sépare l’audace vertueuse de l’initiative malheureuse, voire l’insubordination, est parfois mince et subtile. Le colonel Leclerc aimait à dire : « tout ce que j’ai fait de grand, je l’ai fait en désobéissant » (3). La prise d’initiative induit par nature une prise de risque de la part du chef militaire, un pari sur les intentions de sa hiérarchie qu’il doit remporter pour paraître légitime. Mais cette initiative est avant tout tributaire de la loyauté et donc de l’état d’esprit qui la motive. Elle dépend également du degré de compréhension des intentions de l’autorité. Bien qu’un ordre soit l’expression d’une volonté, il ne peut se suffire à lui-même et le chef doit clarifier le but qu’il poursuit afin que l’autonomie consentie et l’emploi qu’en fait le subordonné soient orientés dans la direction voulue. Le terrain favorable à l’initiative est, de ce fait, tributaire de deux aspects fondamentaux de la relation hiérarchique : un chef qui octroie une marge de manœuvre à son subordonné et un subordonné qui a parfaitement compris les intentions de son chef. Cette émulation suscitée par l’initiative est un gage de succès lorsqu’elle est utilisée à bon escient. C’est d’ailleurs ainsi que le général Leclerc parvient à libérer Paris conformément aux souhaits du général de Gaulle. En prenant l’initiative de quitter le front des opérations en Normandie avec son deuxième bataillon, il foncera vers l’Est, prenant l’ennemi par surprise aux portes de la capitale alors en proie à de nombreuses insurrections. Cette action, considérée comme intempestive pour lors par le commandement américain, a permis de monter une attaque particulièrement audacieuse, le 25 août 1944, obtenant ainsi la reddition du gouverneur allemand de Paris. Côté allemand, le succès de la percée de Sedan dans le cadre de l’offensive éclair des Ardennes est un autre exemple marquant d’initiative heureuse aux confins de l’acte de désobéissance. En effet, convaincu de respecter l’idée de manœuvre du plan du général von Manstein, le général Guderian désobéira à plusieurs reprises aux ordres de son chef direct, accélérant la progression de ses forces blindées et, par voie de conséquence, celle de tout le corps d’armée A vers l’ouest. Bien que le fruit d’une désobéissance directe, cette manœuvre sera à l’origine du succès de l’action militaire allemande. Il est indiscutable qu’en cas de défaite de cette offensive, le général Guderian aurait été retenu coupable de haute trahison, traduisant ici de manière extrême la notion de risque inhérente à toute forme d’initiative.
Le temps du commandement
L’acte de commandement retranscrit, dans la forme comme dans le fond, la volonté d’un chef vis-à-vis d’un subordonné. Il se décline en fonction du cadre dans lequel il s’inscrit. Le temps de guerre, celui de l’urgence et du combat se prête paradoxalement de manière naturelle à l’acte de commandement car, face à l’urgence et au danger, l’homme se cherche naturellement un chef et s’en remet à ses décisions de manière presque instinctive. Les circonstances appellent à une forme de concision et de directivité qui naturellement amènent le marin ou le soldat à fournir un effort considérable sans qu’il ne soit nécessaire de le ménager.
Le temps de paix est, quant à lui, un temps dédié à la formation, la préparation au combat. Il implique une dynamique de commandement très différente car inscrite dans le temps long, dans un cadre institutionnel régi par des règles strictes qui requiert une attention et une bienveillance particulières. L’acte de commandement fait ici également l’objet d’un paradoxe, car bien que le contexte se prête davantage au confort, à la préservation de l’individu dont la sécurité l’emporte sur toute autre considération, il est le théâtre d’une négociation permanente entre les attentes de notre chef et celles du subordonné. Bien que rarement explicitées, ces dernières œuvrent en permanence dans l’esprit du commandement comme dans celui des subordonnés. Elles sont le fruit de la professionnalisation des armées conduite en 1997 mais également celui de près de soixante ans de paix sur le
territoire national, portant progressivement l’institution à se redéfinir sur un modèle inspiré du monde de l’entreprise.
Entre ces deux extrêmes gît le temps de crise et des opérations extérieures dont le statut a été introduit par la loi du 24 mars 2005 portant statut général des militaires. Il est celui qui se révèle sans doute le plus complexe à appréhender, car s’il est vrai qu’il peut être le théâtre de combats très soutenus et d’enjeux stratégiques pour la nation, le statut du militaire n’en reste pas moins celui d’un professionnel au service de la nation et au service d’un employeur, l’État. La manière de commander doit également s’adapter à ce contexte « intermédiaire », imbriqué dans les réalités du monde civil qui est rarement en guerre. Bien que bénéficiant d’un cadre législatif particulier lié à l’usage de la force, le temps de crise rentre dans un cadre de fonctionnement de l’institution militaire que l’on pourrait qualifier de « normal ». La participation aux opérations extérieures ne revêt aucun caractère extraordinaire pour un militaire, mais fait au contraire partie intégrante de son cursus. Dans un contexte aussi particulier, la manière de commander doit sans cesse s’adapter aux exigences et aux enjeux du moment. Elle requiert souplesse et discernement, ainsi que la faculté à pouvoir mobiliser rapidement les troupes et basculer dans un contexte de « guerre » au moment opportun.
Le Maréchal Leclerc aura connu chacun de ces temps de commandement avec succès et efficacité. Que ce soit le temps de guerre en tant que commandant de la 2e DB (1943) (4), le temps de paix en tant qu’instructeur à l’École spéciale militaire (ESM) de Saint-Cyr (1936) (5) ou le temps de crise comme commandant supérieur des troupes françaises d’Extrême-Orient (1945) (6), il aura tout au long de son parcours saisi les enjeux du moment et commandé avec détermination, justesse et bienveillance. Il laissera derrière lui le souvenir d’un meneur d’hommes exigeant et ambitieux, mais attentif au bien-être de ses soldats, capable d’adapter son style de commandement aux circonstances.
Le commandement de nos jours
Bien que considérée comme appartenant à l’histoire moderne de notre pays, l’époque du Maréchal Leclerc apparaît aujourd’hui comme lointaine au regard des nombreuses mutations qui ont opéré au sein de la société et de l’armée au cours du demi-siècle passé. Sur bien des aspects, il en va de même pour le commandement. L’organisation de la subsidiarité a été, pendant ces années, bouleversée par le besoin toujours plus pressant de contrôle et de sécurité, considérant davantage l’incertitude comme inacceptable. À bien des égards, le statut de subordonné en tant que seul élément détenteur des réalités du terrain s’est peu à peu effacé, limitant son initiative et le contraignant peu à peu à renoncer à l’action, sous l’œil inquisiteur de sa hiérarchie. Tel un sculpteur taillant la pierre sous le regard de son commanditaire et s’arrêtant à chaque étape de sa création pour lui demander de nouvelles directives, le chef militaire devient de plus en plus cloisonné dans un fonctionnement liberticide, le privant de conduire les réflexions à sa portée et de conserver une marge d’initiative. En effet, l’avènement des drones et des nouvelles technologies de communication a instigué la conviction que le chef était en tout instant capable de piloter l’action à distance, gardant à son niveau la décision d’ouverture du feu sans plus s’en remettre à ses subordonnés présents sur le terrain. Pourtant, la fragilité de ces technologies et leur incapacité à retranscrire la réalité du combat dans toute sa complexité peuvent induire un biais cognitif et un manque de résilience portant atteinte au succès des opérations. L’appétit grandissant des états-majors en termes d’information et de compte rendu s’inscrit dans cette recherche de l’immédiateté et du pilotage direct qui se développe dans la société et qui gouverne tout naturellement l’action de l’autorité politique comme celle de l’autorité militaire. Le système des ROE (Rules of Engagement – règles d’engagement) créé aux États-Unis en 1954 et adopté depuis une trentaine d’années par différents pays, notamment au sein de l’Otan, définit un ensemble de règles qui régissent le cadre d’emploi de la force par les armées d’une Nation ou d’une coalition. Lorsqu’il est autorisé, cet usage de la force strictement nécessaire doit intervenir dans des contextes très précis. Certaines autorisations qui appartiennent au cadre général d’emploi d’une unité sont octroyées par défaut (standing ROE), d’autres sont dites « retenues » à l’échelon supérieur (retained ROE) et sont octroyées sur demande d’un commandant d’unité ou de force lorsque celles-ci sont estimées nécessaires. De manière générale, ces dernières se révèlent être les plus délicates, impliquant une menace à la sécurité (comme l’ouverture du feu) ou engageant le pays sur un plan politique (franchissement des eaux territoriales, pointage d’une arme en direction d’un tiers, etc.). Au cours du temps, le nombre de règles d’engagement retenues n’a cessé d’augmenter, s’appuyant sur les systèmes de communication et les nombreux échanges afin de permettre à l’autorité militaire de les déléguer au moment opportun. Grâce aux reports de situation tactique, aux tchats ou aux liaisons satellite, les autorités militaires ont pu ainsi bénéficier d’une capacité d’appréciation quasi immédiate beaucoup plus importante, limitant par conséquent les risques d’incident diplomatique ou l’emploi de la force à mauvais escient. Néanmoins, le revers de cette doctrine se traduit par un besoin de préparation sans cesse grandissant pour appréhender les subtilités du cadre d’action autorisé auquel vient s’ajouter un risque conséquent d’inertie mécanique tout autant que psychologique, en cas de modification soudaine de la situation. Bien que ces précautions apparaissent davantage rattachées à un contexte de temps de paix, ces dernières exercent très certainement un frein sur la capacité d’initiative du commandement. Le cas échéant, et dans l’urgence d’un scénario imprévu, le chef devra être en mesure de juger de la nécessité d’agir selon sa propre appréciation de la situation, sans attendre le consentement de son autorité. Rares sont les occasions d’être confronté à cette situation au cours de l’entraînement. Le plus souvent, l’objectif se ramenant à mesurer la capacité d’un chef à appliquer les ordres reçus de manière efficace et à réinterroger si besoin l’autorité en présence des cas dits « non conformes » pour savoir ce qu’il est en droit de faire.
Paradoxalement, l’augmentation exponentielle du flux de données, lié aux nouvelles technologies a permis d’apporter une information considérable au profit du commandement, mais il n’est pas certain qu’elle permette une meilleure compréhension des événements. Le temps consacré à la gestion des données et à leur prise en compte accapare de plus en plus le décideur au détriment du temps dédié à l’analyse et à la décision. Malgré l’emploi de matrices d’impacts ou de logiciels capables de synthétiser la situation opérationnelle, le commandement est aujourd’hui nourri par un flux de données croissant et vertigineux. Il apparaît dans ce domaine pourtant nécessaire de préserver le recul suffisant et permanent du chef dans l’action, en filtrant le flux de données au stricte indispensable. Qui plus est, l’action militaire se déroule dans un cadre temporel restreint, qui requiert rapidité et efficacité dans la prise de décision. Il s’avère difficilement compatible avec les temps longs du processus de collecte et d’analyse de cette information. La nécessité d’une prévalence de la qualité sur la quantité conditionne le maintien de la capacité du chef à prendre les décisions qui s’imposent dans l’urgence, sans altérer son discernement. Cet enjeu majeur des temps modernes est un défi crucial que de nombreuses armées tentent de résoudre. Il est rendu difficile non seulement par la complexité des outils technologiques, mais aussi par la cadence frénétique avec laquelle ces outils évoluent, rendant difficile – voire impossible – leur réelle maîtrise sans une remise en question profonde de leur utilisation.
Les contraintes pesant sur la décision d’un chef militaire sont aujourd’hui également démultipliées dans le cadre de la judiciarisation des armées et de la société civile. Le refus des aléas pourtant inhérents à la condition et au métier de militaire se traduit parfois par des actions en justice portées à l’encontre de l’institution qui lui imposent d’entretenir une capacité de se défendre sur un terrain jusqu’alors inconnu. La présence systématique de conseillers juridiques, les legal advisors (LEGAD), au sein des états-majors de forces armées depuis environ 15 ans, illustre ce besoin naissant (directive EMA/DAJ du 8 février 2006) (7). Ceci peut engendrer tout naturellement une fébrilité et une prudence excessive qui entravent l’exercice du commandement et participent au refus des responsabilités. Le drame qui s’est produit dans la vallée d’Uzbin en Afghanistan, en août 2008, reste présent dans les mémoires et bien que l’action judiciaire intentée par les familles de militaires à l’encontre des responsables de l’opération n’ait pas encore établi de responsabilité pénale, l’épisode semble marquer un tournant dans le rapport que l’armée doit entretenir avec la justice, suscitant le besoin de porter la réflexion d’un chef tout aussi bien sur la nature de l’action que sur le « risque » judiciaire associé. Bien qu’il demeure essentiel, le bon sens semble désormais insuffisant pour guider le choix du commandement. Le militaire doit dorénavant apprendre à se munir d’instruments et de connaissances juridiques, lui permettant de maîtriser le champ des possibles, et d’adopter les tactiques nécessaires. Selon le contexte, cet objectif peut néanmoins s’avérer difficile à atteindre…
* * *
À la recherche permanente d’un équilibre entre loyauté et audace, entre fermeté et bienveillance, entre respect des procédures et renouveau, l’art du commandement est en mutation constante. Si tant est que les objectifs qu’il poursuit restent les mêmes que ceux qui ont animé le Maréchal Leclerc dans ses actions héroïques, il se trouve aujourd’hui confronté à des difficultés d’un ordre nouveau qui se présentent comme un défi à l’exercice de l’autorité et le succès des armes. Remis en cause par l’accélération des évolutions technologiques, le commandement maintiendra sa force s’il parvient à se préserver des pièges tendus par l’illusion du contrôle, conservant sa foi en l’instinct éclairé d’un chef. Ce fameux chef dont le général de Gaulle dira qu’il est « toujours (…) seul en face du mauvais destin » (8).
Éléments de bibliographie
Barnier Sébastien, « L’initiative du chef au combat : exploitation d’une opportunité tactique ou acte de désobéissance ? » Cahiers du Cesat n° 28, 2012 (www.penseemiliterre.fr/).
Gaulle (de) Charles, Mémoires de guerre. Mémoires d’espoir, Plon, rééd. 2019, 1 584 pages.
Notin Jean-Christophe, Leclerc, Perrin, 2010, 832 pages.
Pour aller plus loin
Philippe Leclerc de Hauteclocque (page Wikipédia), Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/).
Philippe de Hauteclocque – chronologie, Fondation Maréchal Leclerc de Hauteclocque
(https://edu.fondation-marechal-leclerc.fr/).
Catinchin Philippe-Jean, « De Lattre / Leclerc : le général ambitieux et l’obscur capitaine », Le Monde, 29 mars 2016 (www.lemonde.fr/).
Dudrumet Jean-Charles, Leclerc, sans peur et sans reproche – Le dossier d’Alain Decaux. Production Antenne 2, 27 août 1987 (www.youtube.com/).
Rémy Christophe, Leclerc, le rebelle, Coproduction France 3 Hauts-de-France – Ère Production – Real Productions, 2020 ♦
(1) Gaulle (de) Charles, « Vers l’armée de métier », Le fil de l’épée et autres écrits, 1934, p 323.
(2) Goya Michel, Irak, les années du chaos, Economica, 2012, p. 51. Voir également Langellier Jean-Pierre, « Les mille-et-un crimes de Saddam Hussein » Le Monde, 29 septembre 2002 ; Isnard Jacques, « Saddam Hussein a été trahi par des officiers soudoyés par les Américains », Le Monde, 27 mai 2003 ; et Durand Jacky, « Les officiers dénoncent la haute trahison de Saddam Hussein. L’armée irakienne dissoute, ses soldats se sentent humiliés » Libération, 16 juin 2003.
(3) Notin Jean-Chrisophe, Leclerc, Perrin, 2010, 338 pages.
(4) Notin Jean-Christophe, op cit, p. 277.
(5) Ibidem, p. 36.
(6) Ibid, p. 451.
(7) Saas Claire, « La justice militaire en France », Archives de politique criminelle, n° 29, 2007/1, p. 183-213 (www.cairn.info/).
(8) Gaulle (de) Charles, Mémoires de guerre. Mémoires d’espoir, Plon, rééd. 2019, 1 584 pages, p. 55.