Un monument récent édifié en Pologne met en lumière quatre personnages ayant contribué à construire l’État polonais après la Première Guerre mondiale. Un Polonais (le maréchal Pilsudski), un Hongrois (Pal Teleki), un Ukrainien (Symon Petlioura) et un Français, le capitaine Charles de Gaulle. Certes, celui-ci fut envoyé à sa demande auprès des troupes polonaises luttant contre les forces bolcheviques de Moscou. Toutefois, son rôle reste celui d’un officier subalterne, alors même que le général Weygand fut le chef de la mission conjointe franco-britannique auprès du gouvernement de Varsovie. La mise en valeur du futur chef de la France libre obéit plus à une relecture politique de l’histoire plutôt qu’à une réalité militaire, mais elle démontre le besoin existentiel de la Pologne de rappeler son attachement viscéral à l’Europe occidentale face à la menace russe toujours perçue comme un fait stratégique structurant la défense du pays depuis toujours.
De Gaulle et la Pologne : réflexions sur le monument de Skierniewice (T 1249)
Présentation du monument sur le site Internet de l’agence publique polonaise Niepodlegla.
Le 11 novembre 2020, le vice-Premier ministre et ministre de la Culture polonais Piotr Glinski a inauguré un monument érigé dans la ville polonaise de Skierniewice. Ce monument « exprime la gratitude aux peuples qui ont, il y a cent ans, soutenu la Pologne dans son combat contre les Bolcheviques » et notamment lors de la décisive bataille de Varsovie en août 1920 (1). Selon le sculpteur, quatre personnalités, présentées grandeur nature et en bronze, symbolisent cette lutte : de gauche à droite : Charles de Gaulle (France), Jozef Pilsudski (Pologne), Symon Petlioura (Ukraine) et Pal Teleki (Hongrie).
Historiquement, il est exact que les quatre personnages ont combattu les Bolcheviques dans les années 1919-1920. Pilsudski et Petlioura aussi bien politiquement que militairement ; Teleki, politiquement – bien que Béla Kun ait menacé l’existence de la Hongrie par son insurrection bolchevique (instauration d’une République des conseils de Hongrie du 21 mars au 1er août 1919). Le soutien hongrois et ukrainien à la défense de Varsovie a été bien moins efficace que celui de la France, pour des raisons évidentes. Le capitaine de Gaulle a participé « techniquement » à la mise sur pieds d’une structure militaire polonaise lors de son premier séjour d’avril 1919 à mai 1920 au sein de la Mission militaire française (MMF). Il a également été sur le champ de bataille comme un des conseillers de groupe d’armées polonais lors de son second séjour de juin 1920 à la fin du mois de janvier 1921. Mais c’est le général Henrys qui était à la tête de la MMF tandis que le général Weygand était le conseiller technique de la mission franco-anglaise (lancée en juillet 1920 à l’initiative du britannique Lloyd George) auprès du Haut Commandement polonais. Et c’est le président du Conseil Georges Clemenceau en 1919 qui a pris la décision politique de soutenir sérieusement et efficacement la Pologne, décision confirmée par son successeur, Alexandre Millerand en 1920. Donc, du point de vue strictement historique, ce sont d’abord Clemenceau, Henrys et Weygand qui mériteraient d’être honorés.
Alors, y a-t-il une autre symbolique à cette œuvre, par le choix des personnages et faire ainsi le lien entre 1920 et 2020 ? Voulait-on toucher le passant en lui rappelant le passé et l’amener à réfléchir sur le présent ? Par conséquent, d’imaginer l’avenir de cet espace immense qui va de l’Atlantique jusqu’au Pacifique ? L’auteur de ces lignes pense que oui !
Le capitaine de Gaulle en Pologne en 1919-1920
En 1920, au moment de la bataille de Varsovie, la Pologne est indépendante depuis le 10 décembre 1917, date à laquelle le gouvernent bolchevique (Sovnarkom) signe le décret donnant l’indépendance à la Pologne. Or, déjà en 1918 dans le chaos de la défaite, les communistes allemands tentent le putsch « révolutionnaire » sans succès. Avant 1920, Lénine ne pouvait pas leur venir en aide à cause de la guerre civile en Russie. De même, il regardait avec crainte la consolidation du pouvoir « bourgeois » en Pologne ainsi que les ambitions et les victoires militaires de l’Armée polonaise sous Pilsudski. En effet, l’armée polonaise reçoit de la France du matériel ainsi que l’appui de la MMF. Cette aide a été, politiquement et militairement, d’une importance capitale pour la survie de la Pologne. De Gaulle y participe activement, comme tous les autres militaires français envoyés en Pologne. Pour Paris et Londres, il fallait empêcher que l’Allemagne – objectif principal de Lénine – tombe entre les mains des communistes. Or, la route pour Berlin passe par Varsovie. Ainsi pour aider la révolution en Allemagne, il faut écraser la Pologne. Les historiens russes écrivant sur la guerre civile en Russie attribuent une part de la responsabilité de la défaite du général Toukhatchevski (à la tête des armées du front de l’Ouest) à Vorochilov, Staline et Dzerjinski.
Clemenceau a bien compris que la défaite de la Pologne signifiait la remise en question des résultats de la Grande Guerre. D’où son engagement derrière Pilsudski.
C’est dans ce cadre géopolitique et militaire qu’en 1920 travaillait la MMF en Pologne. De plus, sur le champ de bataille, le futur chef de la France libre a pu valider concrètement sa théorie sur la guerre des chars qu’il a élaborée ultérieurement dans ses écrits entre les deux guerres . Ses livres sont peu lus en France, mais avec beaucoup d’intérêt par… Toukhatchevski. Ce dernier, dans un article de 1935, mentionne de Gaulle comme étant « un éminent (jarki) penseur militaire ».
Aux historiens de nous dire dans quelle mesure la participation à la bataille de Varsovie a bénéficié ou non au général de Gaulle quand il est allé à Moscou à la fin de la guerre (décembre 1944). Staline et Voroshilov savaient sans doute que de Gaulle les avait combattus pendant la campagne de Varsovie vingt-quatre années auparavant.
Le président de Gaulle en visite d’État en 1967
Les Polonais aussi connaissaient la présence du Général quand, en 1967, il a fait une visite d’État à Varsovie. Il a tenté en vain de convaincre Gomulka (chef du Parti en Pologne) de quitter le Pacte de Varsovie, Gomulka étant complètement entre les mains de Moscou, grave erreur d’appréciation. En outre, pendant son séjour à Varsovie, de Gaulle n’a pas fait le geste que la population polonaise attendait de lui et que les communistes polonais et français craignaient : une visite au cardinal Wyszynski (1901-1981). C’est le cardinal et le clergé qui ont préparé – avec la venue de Saint Jean-Paul II (1920-2005) – la chute du communisme en tant que système étatique. De Gaulle savait qu’en 1920, quand Varsovie préparait ses plans de défense avec les conseils de militaires français, que toutes les missions diplomatiques avaient quitté la ville. Mais le nonce (juridiquement Visitatore Apostoloco), Monseigneur Achille Ratti (futur Pie XI) est resté sur place, parce qu’il savait qu’en Pologne catholicisme et patriotisme vont de pair.
En rendant visite (novembre 1967) à Varsovie, en tant que président de la République, le Général a confirmé l’importance géopolitique de la Pologne pour l’Europe occidentale (aussi bien l’Otan que la communauté européenne), pour la France, mais également pour l’URSS.
La symbolique derrière la célébration du centenaire de la bataille
Après 1945 et jusqu’en 1990, la Pologne et la Hongrie sont intégrées dans le Pacte de Varsovie comme Berlin-Est et une partie de l’Allemagne : tous font partie d’un seul ensemble politique et militaire. Le rêve de Lénine de 1920 est réalisé mais se brisera après 1990, de sorte qu’en 2020, la Pologne (et non la Biélorussie) est – de nouveau – la frontière de l’Occident vers la Russie et de plus, vers une nouvelle entité émergente à savoir l’Euro-Asie. L’axe Moscou-Pékin est au cœur de l’émergence du projet « euro-asiatique » dans lequel la Chine, la Russie, l’Iran et d’autres se sont retrouvés pour contrer la politique de l’ancien président Trump. Sauf que cette fois, c’est l’Amérique qui est la protectrice de la Pologne, car les « puissances » européennes ne sont pas crédibles aux yeux des pays de l’Est. L’axe Paris-Berlin-Varsovie, comme le Traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle (2019), a un sens pour la Pologne, la Hongrie et l’Ukraine si, et seulement si, l’engagement américain reste effectif et crédible en Europe comme dans le Pacifique. Aujourd’hui, il faut penser la place de la France – et éventuellement celle de l’Europe – dans le cadre euro-asiatique. En termes clairs : de l’Atlantique jusqu’au Pacifique et non Atlantique-Oural.
On sait que la Chine tente de créer un espace Pacifique-Atlantique, dont la Route de la soie est la manifestation la plus visible. De plus, les pays asiatiques riverains de l’océan Pacifique, la Chine en tête, tentent de trouver un langage commun pour promouvoir leurs intérêts commerciaux, sans l’Amérique. Le Japon pendant la guerre organisait des congrès des peuples asiatiques à Tokyo. La Chine rêve-t-elle de l’axe Berlin-Moscou-Pékin-Tokyo ? A-t-elle oublié que les troupes américaines sont stationnées en Allemagne – et de plus en plus en Pologne – et au Japon ? Les Chinois savent tout cela. Ils savent très bien, que la donnée fondamentale de la géopolitique mondiale est le fait que la planète Terre est divisée en régions militaires américaines, mais ils se demandent probablement aussi pour combien de temps encore…
Comme toute œuvre d’art, le monument de Skierniewice est un message de son commanditaire. Cela nous dit que la Pologne, la Hongrie et l’Ukraine de l’Ouest sont et veulent rester rattachés au monde euro-atlantique dont les racines sont catholiques. Pour garder leur identité, ils luttent contre ceux qui leur imposent certaines idées qui ne cadrent pas avec leurs traditions nationales et qui, d’une manière ou d’une autre, ne respectent pas leur identité culturelle. ♦
(1) NDLR : Pour plus d’informations sur le « Miracle de la Vistule », lire le dossier que Guerre & Histoire lui a consacré en août 2020 (n° 56).
(2) NDLR : Pour Frédéric Guelton, directeur d’études au Service historique de l’Armée de terre et auteur d’une étude sur « Le capitaine de Gaulle et la Pologne », ce n’est pas aussi simple. Cf. p. 11 (www.charles-de-gaulle.org/).