La Chine, Empire du Milieu, a connu un véritable déclassement géopolitique et économique à partir du XIXe siècle et qui va culminer jusqu’à la période de Mao. Déclassement et sentiment d’humiliation d’un pays millénaire et qui va donc s’efforcer de rattraper le retard à partir de Deng Xiao Ping, conscient du besoin de développement économique mais aussi de la nécessité d’une ouverture vers l’extérieur. Dès lors, la dimension maritime va être essentielle pour contribuer à la réussite de cette ambition inscrite dans le temps long. Une industrie maritime complète va ainsi être créée, allant des chantiers navals jusqu’au projet abouti des nouvelles « routes de la Soie » avec le contrôle économique des ports allant jusqu’au cœur de la Méditerranée.
Objectifs politiques de la Chine et stratégie maritime (1/2) (T 1261)
Belt and Road Initiative
China, the Middle Kingdom, experienced a real geopolitical and economic downgrading from the 19th century which culminated until the Mao’s period. Downgrading and feeling of humiliation of a millennial country which will therefore strive to catch up from Deng Xiao Ping, aware of the need for economic development but also of the need for an opening to the outside. Therefore, the maritime dimension will be essential to contribute to the success of this long-term ambition. A complete maritime industry will thus be created, ranging from shipyards to the successful project of the new "Silk Roads" with the economic control of the ports going to the heart of the Mediterranean.
Note préliminaire : Conférence prononcée à l’Académie de Marine le 13 janvier 2021. Le texte a été publié dans les Communications et mémoires de l’Académie.
Quatre fois millénaire, la Chine s’enorgueillit d’une singularité culturelle qu’elle a perpétuée en dépit des changements de régime. Tout au long de son histoire, elle a toujours su siniser les grands courants de pensée qui lui ont été imposés, longtemps par la force des envahisseurs sur terre ou, plus récemment, par la supériorité industrielle des puissances maritimes.
C’est probablement en raison de la longévité de leur civilisation que les dirigeants chinois, contrairement à leurs alter ego occidentaux, accordent beaucoup de poids aux leçons tirées du passé. Ils savent que si l’histoire ne permet pas de prédire l’avenir, elle l’éclaire. Toutes leurs réflexions prospectives sont prises dans le temps long, tant passé pour l’établissement des projets que futur pour leur réalisation. Depuis la mort de Mao, la durée des mandatures (deux fois cinq ans) et la continuité des politiques menées par les dirigeants qui se succèdent ont permis de mener à bien de grands projets techniques, politiques ou commerciaux dont le temps de réalisation est rarement inférieur à la décennie et peut aller bien au-delà. La gigantesque initiative – en anglais, Belt and Road Initiative (BRI) – lancée par le président Xi Jinping est d’une tout autre ampleur. Faut-il y voir la raison de la présidence à vie de Xi Jinping ?
Aux XIXe et XXe siècles, la Chine est confrontée simultanément aux exigences des étrangers, mais aussi à de nombreuses révoltes ruineuses et à des révolutions d’une ampleur spécifique en raison de l’importance de la population. Les dirigeants successifs privilégiant l’autarcie, son économie, la première au monde au début de cette période sombre, va décliner continûment jusqu’à la mort du président Mao.
Tous les dirigeants chinois du XXe siècle ont, longtemps sans succès, partagé un même objectif politique, celui de la restauration de la grandeur de la Chine. C’est Deng Xiaoping qui comprend qu’il faut pour cela ouvrir la Chine au commerce international. Il sait également que l’hostilité latente de ses voisins – dont beaucoup étaient anciennement tributaires de l’Empire du Milieu – constitue autant d’obstacles potentiels au libre passage par voie terrestre des flux indispensables aux échanges internationaux. Seules les routes maritimes permettent leur passage à moindres risques afin d’assurer l’irrigation en matières premières et énergétiques des zones économiques spéciales situées sur les côtes, ainsi que l’exportation des produits qui y sont manufacturés. Ses successeurs poursuivront la même ligne politique avec pour objectif final ce que Xi Jinping nommera le « Rêve chinois. »
Pour totalement sécuriser le libre passage des navires, ce projet à long terme impose à la Chine – qui ne dispose que d’une seule façade maritime – de commander ses approches maritimes et de contrôler progressivement les routes maritimes qui les relient aux ports d’Asie, du Moyen-Orient, d’Europe et d’Afrique. Pour cela, elle développe des forces maritimes complémentaires, dotées de moyens logistiques efficaces. Placées sous un même commandement, elles sont organisées pour être capables de faire face à toutes les situations de confrontation tout en limitant les risques d’embrasement, quels que soient leurs adversaires.
Objectifs politiques : vers le « Rêve chinois »
La Chine a connu un déclassement géopolitique vertigineux depuis le XIXe siècle. S’appuyant sur le nationalisme exacerbé de la population, voire sur une forme de xénophobie qui caractérise l’ethnie très majoritaire des Han, ses dirigeants successifs partagent tous la volonté de restaurer la fierté nationale et d’opérer un retour aux valeurs culturelles spécifiques. Pour cela, une croissance économique soutenue est indispensable.
Selon Angus Maddison, un économiste de l’OCDE qui a publié en 1998 une étude détaillée de l’économie chinoise vue sous une perspective historique (1), celle-ci était de loin la plus importante au monde en 1820. Elle représentait alors le tiers du PIB mondial. Elle n’a cessé de décroître ensuite pour atteindre 4,9 % deux ans après la mort de Mao survenue en 1976.
Tableau 1 : Parts du PIB mondial de la Chine
Années |
1700 |
1820 |
1952 |
1978 |
Part du PIB mondial |
22,3 % |
32,9 % |
5,2 % |
4,9 % |
Les Chinois considèrent que cette descente aux enfers est due aux interventions étrangères qui, de 1842 à 1911, ont conduit au démembrement partiel d’un Empire du Milieu incapable de se défendre efficacement en raison d’une organisation obsolète et de forces armées dépassées.
Les étrangers – Britanniques, Japonais, Français ou Allemands – venus de la mer ainsi que les Russes à travers leur frontière terrestre avec la Chine, forts de leur supériorité technique et militaire ont obligé celle-ci à signer des traités qualifiés plus tard « d’inégaux ». Elle concède aux puissances étrangères des enclaves territoriales et des privilèges commerciaux et culturels exorbitants. Ils sont d’autant plus mal acceptés par les Chinois que ceux-ci considèrent les étrangers comme des barbares. Plusieurs guerres ont été menées sans succès par la Chine, dont en particulier :
• La première guerre « de l’opium » par la Grande-Bretagne (1839-1842).
• La seconde guerre « de l’opium » par la Grande-Bretagne et la France (1856-1860) qui a conduit à la destruction du Palais d’été, humiliation suprême.
• La guerre avec la France (1884-1885), essentiellement navale.
• La guerre avec le Japon (1894-1895).
Si beaucoup des reproches proférés par les Chinois contre les étrangers sont exacts, il est erroné de rejeter sur eux la responsabilité entière de l’effondrement de l’économie chinoise. Les guerres citées précédemment avaient des objectifs limités et les forces qui se confrontaient étaient relativement peu nombreuses.
Les pertes essuyées alors par la Chine étaient sans commune mesure avec celles subies du fait des nombreuses révoltes et insurrections qui secouaient l’empire. Celle des Taïping – qui a sévi de 1851 à 1864 – a ravagé 16 provinces du sud et du centre. Elle a dévasté plus de 600 villes et les pertes humaines auraient été supérieures à 20 millions de morts. Les conséquences financières sur le budget de l’État ont été désastreuses en raison de l’effet cumulatif que représentait la non-perception des impôts et taxes d’une importante partie du territoire, ainsi que les coûts de la levée d’une armée permanente très nombreuse et de son équipement, sans compter la reconstruction des infrastructures détruites.
Connaissant l’importance donnée par les Chinois au retour d’expérience historique, il n’est pas surprenant de constater que la recherche de « stabilité sociale » – qui évite l’émergence de guerres civiles – soit dans la liste des intérêts fondamentaux listés dans le Livre blanc de 2011 sur le « développement pacifique de la Chine (2). » Cet objectif y côtoie, entre autres, la « réunification du pays (3) » et « l’intégrité territoriale. »
Dès son accession au pouvoir en 1978, Deng Xiaoping, le nouveau dirigeant communiste, a décidé d’ouvrir la Chine au monde et son économie au commerce international. Ce changement de cap géopolitique a inversé la tendance au déclin économique. Le nouveau dirigeant entendait, dans un premier temps, mettre fin à plusieurs siècles de régression en permettant une croissance pacifique du pays indispensable à un développement social durable gage de stabilité politique et, partant, de prospérité.
Il a adopté l’approche mahanienne du Sea Power que ses successeurs ont poursuivie sans discontinuer. Elle a été couronnée de succès à un point jamais encore atteint dans l’histoire. La Chine étant une île géopolitique (4), il a choisi de développer le pays de façon déséquilibrée en concentrant ses ressources limitées sur les côtes. Il y a développé l’industrie dans des Zones économiques spéciales (ZES) situées dans l’hinterland de ses ports. Par voies maritimes, les entreprises qui s’y trouvent sont irriguées en permanence par des flux de matières premières, énergétiques et exportent leurs produits manufacturés.
Le choix se révèle payant. Si en 1978 les échanges de la Chine ne représentent que 1 % du commerce mondial, en 2010 elle en est le premier exportateur et le deuxième importateur. En 2013, elle dépasse les États-Unis et devient le premier partenaire commercial mondial. La croissance économique bondit en atteignant 7,8 % dès la première année (1979). Elle maintient une moyenne d’environ 10 % jusqu’en 2011, année qui marque le début d’une croissance moindre, mais toujours supérieure à 6 % (5). Malgré la pandémie de la Covid-19, son taux de croissance a été de 2 % en 2020 et devrait atteindre 7,9 % en 2021.
Pour cela, la Chine a développé de façon systématique une industrie maritime complète, établi des voies de communication maritimes à l’échelle mondiale tout en entamant, sans ostentation, la construction d’une marine de guerre (People’s Liberation Army/Navy – PLA/N) destinée à protéger et soutenir ses intérêts sur l’ensemble du globe. Cette politique a été reproduite à l’identique par l’ensemble des successeurs de Deng Xiaoping jusqu’en 2013.
Cette année-là, le nouveau président, Xi Jinping, estime la Chine suffisamment forte sur mer pour ne plus risquer de devoir céder en cas de confrontation avec les États-Unis et leurs alliés. Cette amère expérience avait été faite à trois reprises lors des crises du détroit de Taïwan en 1954-1955, 1958 et 1995-1996. Il considère alors le moment venu de s’écarter de la prudence de Deng Xiaoping qui préconisait « cachez votre force, attendez votre heure ».
En 2013, Xi Jinping résume les objectifs politiques de la Chine en une formule : le « Rêve chinois (6) ». Il annonce vouloir l’atteindre en 2049 – une date symbolique, celle du centenaire de la prise de pouvoir par Mao – et lance un gigantesque programme de construction navale militaire destiné à faire du pays une puissance de classe mondiale à part entière, capable de protéger ses ressortissants expatriés et ses intérêts partout où ils existent.
Le choix qui a été fait de privilégier, dans un premier temps, les régions côtières est socialement dangereux et seul un pays soumis à un gouvernement autoritaire peut se le permettre. Il reste cependant difficile à tenir dans le long terme. Les provinces proches des côtes qui profitent des ressources et des avantages organisationnels fournis par le gouvernement vont se développer et leurs populations pouvoir s’enrichir. Elles sont même incitées à le faire. En revanche, celles qui sont enclavées restent dans un état de développement retardé. Si la situation perdure, l’inégalité de traitement peut exaspérer leurs populations, voire exacerber le rejet du gouvernement dans les régions qui sont ethniquement différentes ou hétérogènes comme le Tibet ou le Xinjiang. Des mesures fortes de désenclavement privilégiant la construction d’infrastructures doivent être prises le plus vite possible pour éviter que la Chine ne renoue avec les terribles révoltes qui ont ponctué son histoire et obéré son développement au XIXe siècle.
C’est l’objet du projet gigantesque que constitue l’Initiative de la ceinture et de la route (BRI). Sa composante maritime, les routes de la soie maritime du XXIe siècle en est – et de très loin – l’élément majeur.
(À suivre…)
(1) Maddison Angus et Centre de développement de l’OCDE, L’économie chinoise : une perspective historique ; OCDE, 1998.
(2) Il définit les « Core Interests » (intérêts fondamentaux de la Chine : la souveraineté ; la sécurité nationale ; l’intégrité territoriale et la réunification du pays ; le système politique de la Chine établi par la Constitution ; la stabilité sociale
globale ; les garanties fondamentales pour assurer un développement économique et social durable.
(3) Cela explique le règlement de l’ordre musclé et rapide à Hong Kong en 2020, malgré les conséquences désastreuses au plan diplomatique et bien qu’il ait mis à mal le concept « un pays, deux systèmes » proposé également à Taïwan. Le retour de ce pays dans le giron chinois ne pourra probablement plus se faire que par la force ou la contrainte.
(4) Par « île géopolitique », nous entendons un pays privé de voisins terrestres sûrs ou fiables, mais ayant un accès libre aux eaux chaudes et doté de nombreux ports profonds qu’il contrôle.
(5) La taille de l’économie chinoise a doublé tous les sept ans. En raison du niveau atteint à présent, il est normal que son taux de croissance diminue lentement, tous en atteignant des niveaux dont aucun autre pays ne peut se targuer.
(6) Le « Rêve chinois » intègre des aspirations nationales et personnelles, avec le double objectif de restaurer la fierté nationale et d’atteindre le bien-être individuel. Il faut pour cela une croissance économique soutenue, une égalité plus forte et un retour aux valeurs culturelles pour équilibrer le matérialisme.