La crise afghane a accéléré la recomposition politique de la région autour du golfe Arabo-Persique avec la recherche de nouvelles alliances et équilibres entre les États voisins et les puissances tutélaires que sont les États-Unis et la Russie de retour sur scène. Entre instabilité chronique et rivalités conflictuelles, la chute de Kaboul accentue les clivages tout en ouvrant des possibilités de dialogues certes fragiles mais nécessaires.
La crise afghane : game changer pour les pays du Golfe ? (T 1311)
Carte du Moyen-Orient (© Ingo Menhard, AdobeStock)
The Afghan crisis has accelerated the political recomposition of the region around the Arabo-Persian Gulf with the search for new alliances and balances between neighboring states and the tutelary powers that are the United States and Russia back on the scene. Between chronic instability and conflicting rivalries, the fall of Kabul accentuates the divisions while opening up possibilities for dialogue that are certainly fragile but necessary.
Les derniers développements en Afghanistan changent significativement la donne pour les pays du Golfe, et cela à plusieurs titres :
• L’attitude de l’Administration Biden lors de cette crise clarifie pour eux ce que sera la nouvelle politique américaine dans la région : les États-Unis ne se considèrent plus comme le « gendarme du monde » et n’entendent plus mettre en œuvre des « nation building », ni tenter d’imposer un système démocratique chez leurs alliés (ce dernier aspect ne dérange pas vraiment les pays du Golfe). Ce qui importe aux Américains est d’avoir des partenaires efficaces dans la défense de leurs intérêts dans le monde. Dans ce contexte, le maintien de troupes américaines au Moyen-Orient n’est pas remis en cause – afin de continuer à peser dans la région –, mais il s’agira de déploiements plus limités et plus flexibles. L’objectif est de contrer les adversaires au moyen de technologies sophistiquées permettant notamment des frappes ciblées. Les pays du Golfe ont bien compris que la priorité des États-Unis est désormais la compétition économique et technologique avec la Chine (et dans le domaine de la cybersécurité avec la Russie) et qu’ils devront donc plus assumer eux-mêmes leur sécurité et renforcer leurs alliances régionales (y compris avec Israël).
• La Russie et la Chine précisément se réjouissent publiquement des revers américains en Afghanistan et entendent profiter de la situation pour marquer des points politiques contre Washington et étendre leur influence dans la région Asie centrale/Moyen-Orient. Mais les pays du Golfe sont conscients que la Russie cherche d’abord à vendre des armes et la Chine à conforter ses intérêts économiques (approvisionnement en hydrocarbures et marchés de la région). Cela ne fait donc pas de ces deux pays des substituts éventuels aux États-Unis pour garantir la sécurité des pays du Golfe. Ils n’en ont pas les moyens actuellement et les États du Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCEAG) ne leur accordent pas la même confiance qu’aux États-Unis et aux Occidentaux en général. Les capitales du Golfe veulent voir, au préalable, la façon dont Pékin et Moscou gèrent les problèmes de la région autour de l’Afghanistan (migrants, drogue, violence endémique, djihadistes) pour s’engager éventuellement plus avant dans une coopération militaire significative avec eux.
• Trois autres pays proches de l’Afghanistan – Iran, Pakistan et Turquie – entendent eux aussi avec le départ américain jouer un rôle accru, car ils sont confrontés aux mêmes problématiques que la Russie et la Chine. Le Pakistan – étant donné ses liens avec les Talibans – est sans doute le mieux placé pour renforcer son influence en Afghanistan. L’Iran veut, lui, protéger les Chiites du pays et gérer le mieux possible la question des réfugiés. Quant à la Turquie, elle est très active en Asie centrale et se présente à Washington comme un partenaire indispensable dans la région. Étant donné les liens des pays du Golfe avec le Pakistan, leur méfiance persistante à l’égard de l’Iran et l’entrisme de la Turquie au Moyen-Orient, ce qui se joue actuellement autour de l’Afghanistan est donc examiné de près par les capitales du Golfe.
• L’Arabie saoudite, face à cette nouvelle donne, fait preuve désormais d’un certain pragmatisme, comme le montrent ses propositions de paix au Yémen, ses contacts officieux récents avec l’Iran et le régime de Damas, ainsi que la signature le mois dernier d’un accord de coopération militaire avec la Russie. Ce sont naturellement des signaux envoyés à Washington, mais qui peuvent également déboucher sur des évolutions dans les relations de Riyad avec les pays concernés. Tout dépendra de la volonté de négociation des Houthis, de l’attitude qu’adoptera l’Iran – acceptation de compromis ou fuite en avant dans une alliance avec la Russie et la Chine – et de la capacité de Moscou et Pékin à influer sur leurs alliés dans la région. Les Saoudiens sont prêts à contribuer à apaiser les tensions dans la région, mais ils s’assureront d’obtenir des gages sérieux en retour. Le Qatar a, lui, réussi à se replacer au centre des intérêts géopolitiques de la région, en devenant l’interlocuteur majeur des Talibans. Les États-Unis sont, en effet, reconnaissants à Doha pour sa collaboration dans le transfert de citoyens américains et d’Afghans menacés via le Qatar (la France et d’autres pays aussi). Certes, les Émirats arabes unis ont fait de même, mais les Qataris sont devenus des médiateurs indispensables dans le dossier afghan. Ils ont en fait commencé à discuter avec les Talibans dès 2013 (à la demande du président Obama) et ont ensuite accueilli les négociations conclues en 2020 entre les États-Unis et les Talibans, puis entre ces derniers et le président afghan Ashraf Ghani. Ils ont enfin accueilli plus de 55 000 réfugiés afghans, dont une partie logée sur la base américaine installée dans l’Émirat. Signe de l’importance diplomatique nouvelle du Qatar, viennent de se succéder à Doha les chefs de la diplomatie américaine, allemande, néerlandaise, britannique et italienne. Le président Macron a, pour sa part, rencontré l’émir du Qatar récemment à Bagdad.
• L’Irak a enfin joué un rôle utile dans la reprise des contacts entre l’Arabie et respectivement l’Iran et le régime de Damas. Ce pays a en effet un intérêt existentiel à l’apaisement des tensions au Moyen-Orient pour sa propre stabilité et son développement. La France, qui a une longue histoire de coopération avec l’Irak et qui est consciente de son grand potentiel économique, se veut un partenaire privilégié de Bagdad, comme en témoignent la récente visite du président de la République et la signature par Total Énergies d’un important contrat (1). Ce pari sur l’avenir de l’Irak ne doit cependant pas masquer la fragilité de la situation dans ce pays, marquée par l’influence de milices pro-iraniennes, les opérations militaires turques dans le Nord, la persistance d’une menace de Daech et les faiblesses du pouvoir central. Il est néanmoins justifié par l’espoir et la volonté française de contribuer, de concert avec l’Irak, à la stabilisation de cette région stratégique.
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En bref, on constate avec l’affaire afghane un changement d’atmosphère dans le Golfe, que l’on peut résumer ainsi : volonté de maintenir une relation forte avec les États-Unis et les Occidentaux, mais ouverture de nouvelles options avec les acteurs émergents dans la région, tout en conservant une prudente expectative conforme à leur attitude traditionnelle. ♦
(1) Collen Vincent, « Pourquoi Total mise 10 milliards sur l’Irak », Les Échos, 7 septembre 2021.