L'ancien ambassadeur Eugène Berg analyse pour la RDN la dernière parution de l'observatoire franco-russe, Russie 2021. Regards de l'observatoire franco-russe, paru en novembre 2021. Après une année blanche en 2020, l'ouvrage analyse, à l'aune de l'histoire des relations entre la France et la Russie, et des relations entre la Russie (depuis le XVIIIe siècle) et le reste du monde, les politiques actuelles du Kremlin. Loin des affres de l'actualité et de la guerre, cette analyse de lecture, écrite à la fin du mois de janvier 2022, replace la géopolitique dans l'histoire et le temps long.
Parmi les livres – Interrogations sur la Russie (T 1366)
Russie 2021. Regards de l'observatoire franco-russe, Éditions de l'Inventaire, 2021.
Former ambassador Eugène Berg analyzes for the RDN the latest publication of the Franco-Russian observatory, Russia 2021. Views of the Franco-Russian observatory, published in November 2021. After a blank year in 2020, the book analyzes, in the light of the history of relations between France and Russia, and of relations between Russia (since the 18th century) and the rest of the world, the current policies of the Kremlin. Far from the horrors of current events and war, this reading analysis, written at the end of January 2022, places geopolitics in history and in the long term.
Une fois de plus, l’attention s’est portée sur la Russie. Que n’a-t-on cité depuis qu’a été prononcée, dans les années 1940, la fameuse phrase de Winston Churchill : « La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », ajoutant que la clé pour résoudre cette énigme, nous la tenons : c’est l’intérêt national russe. L’actuelle crise, qui s’est cristallisée, depuis novembre 2021 à propos de l’Ukraine, et au-delà de toute l’architecture de sécurité en Europe, démontre bien qu’à Moscou et dans les capitales de l’« Occident global », on est loin de partager les mêmes conceptions et perceptions sur les intérêts légitimes de sécurité. Pour se plonger plus avant dans les réalités de la Russie, le lecteur dispose d’un certain nombre d’ouvrages lui permettant de se forger une opinion plus solide sur l’affrontement actuel des volontés, tant pour analyser son comportement sur la scène européenne et mondiale, que pour passer en revue les divers volets de la vie politique, de l’économie, de la société et de l’histoire russe, en particulier la riche et prometteuse histoire des relations franco-russes.
Il convient donc de saluer, après une interruption d’un an, du fait de la pandémie de Covid-19, la parution, en fin d’année 2021 de Russie 2021. Regards de l’Observatoire franco-russe. Ce volume broché de 576 pages, édité par les éditions de L’Inventaire en 600 exemplaires, est incontestablement l’outil d’analyse le plus complet, le plus diversifié et, ajoutons, le plus agréable qui soit sur la Russie, perçue dans toute sa densité. Son regard ne porte pas comme il se doit sur l’actualité des années 2020-2021, mais se penche sur les aspects historiques de la Russie ou des relations franco-russes. Puisque l’année 2021 a été l’année du bicentenaire de la naissance de Fiodor Dostoïevski, saluons le bel article que lui a consacré Anne Coldefy-Faucard, de Sorbonne-Université, cofondatrice des éditions L’Inventaire, qui a supervisé l’immense travail de traduction des articles écrits en russe, parus dans Russie 2021. « Le terrain occidental se fait chaque jour plus semblable à celui de Dostoïevski », écrivit le philosophe René Girard. André Glucksmann n’a-t-il pas, quelque temps après les attentats du 11 septembre 2001, intitulé un de ses ouvrages Dostoïevski à Manhattan ? Pour pénétrer dans la tête de Vladimir Poutine, comme d’aucuns s’évertuent à le faire, comme d’une partie des élites russes, c’est aussi dans les éclats visionnaires de Dostoïevski qu’il convient de se plonger. On comprendra mieux la vision eurasiatique du pays, qui s’oppose à la vision euro-atlantique, ainsi que les rapports pas toujours harmonieux avec l’Europe. Un autre article est consacré à Ivan Bounine, le premier prix Nobel russe, qui a passé le tiers de sa vie en France, puisque c’est à Grasse qu’il apprit qu’il avait été primé par l’Académie suédoise, en 1933. Bien d’autres sujets passionnants sont abordés dans cette dernière partie : la France et le commerce de la mer Noire, un ministre de la marine impériale de Russie, le marquis de Traversey, Pierre Cubat, le cuisinier des tsars… Est-ce un clin d’œil, à travers les siècles, à Evgueny Prigojine, le « cuisinier de Poutine », patron, entre autres, de la sulfureuse société militaire privée (SMP) Wagner, qui vient de déployer un demi-millier des siens au Mali, après s’être solidement implanté en République centrafricaine (RCA) et qui lorgnerait déjà sur le Burkina Faso ?
De l’histoire de la Russie
En continuant cette introspection, si nécessaire, de l’histoire et de la psyché russe, il paraît bien utile de se plonger dans le stimulant ouvrage de Sabine Dullin, L’ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur Empire (1953-1991), aux éditions Payot, paru en 2021 (300 pages). En survolant toutes les rudes épreuves qu’ont affronté l’Empire des tsars, puis l’URSS, au cours de ce siècle et demi d’histoire, elle montre combien l’autocratie, le rêve d’Empire et la nation sont les composantes essentielles de l’histoire en train de s’écrire à Moscou, à Kiev, mais aussi à Simferopol (Crimée) et Stepanakert (Haut-Karabagh). Si le totalitarisme et la guerre froide ont été, et sont encore aujourd’hui, les grilles de lecture dominantes du siècle soviétique, elles ont leurs vertus. Elles insistent sur l’idéologie et sur la dimension inédite de la répression et de la propagande, au moins jusqu’à la mort de Staline. Elles enferment, cependant, l’histoire de l’Union soviétique dans un silo à part de celle de la Russie. Elles relèvent en grande partie d’une vision occidentale de la Russie, qui n’est pas celle des Russes. Aussi, en partant de la guerre de Crimée, ce livre choisit, au contraire, d’enjamber 1917. Il s’arrête en 1991. Mais l’histoire de l’Empire, de ses nations et de ses habitants continue. Sabine Dullin prolonge d’ailleurs, à grands traits, cette histoire. À l’ombre du mausolée de Lénine, la Russie multinationale continue ainsi, belle ironie du destin, à osciller entre la croissance économique et l’affirmation de sa puissance, entre la voix nationale et impériale. On retiendra particulièrement les pages consacrées à la politique menée en direction des nationalités non russes, sans doute la dimension la plus étonnante de l’entreprise soviétique des années 1920. C’est bien l’héritage de celle-ci que remet en partie en cause Vladimir Poutine, en imputant à Lénine la responsabilité d’avoir introduit le droit à sécession aux Républiques fédérées en décembre 1922. Cependant, explique Sabine Dullin, le fédéralisme de Lénine fut essentiellement tactique. L’objectif était de désarmer le nationalisme et de préparer l’étape suivante, celle de l’homogénéisation dans un grand tout socialiste. À l’époque, rappelle-t-elle, l’exigence de l’Ukraine de conserver ses prérogatives n’a pas été entendue. L’ironie du destin, c’est qu’en fin de parcours, c’est bien celle-ci qui finit par faire éclater l’URSS en 1991. Et les éclats de cette implosion continuent de jaillir.
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