Dans le conflit qui oppose l'Ukraine et la Russie, le président turc Erdogan se retrouve à devoir louvoyer pour ménager ses deux partenaires importants pour la réalisation de ses ambitions… Un jeu d'équilibriste tant les moyens de pression sont importants pour la Russie comme pour les Américains et l'Alliance atlantique.
Ukraine : jusqu’où Erdogan est-il prêt à aller contre Poutine ? (T 1371)
Recep Erdogan et Vladimir Poutine en 2013 (© Kremlin)
In the conflict between Ukraine and Russia, Turkish President Erdogan finds himself having to maneuver to manage his two important partners for the realization of his ambitions... A balancing act as the means of pressure are important for Russia as well as for the Americans and the Atlantic Alliance.
Soucieuse de conserver ses intérêts avec les deux belligérants, la Turquie a reconnu le 27 février « l’état de guerre » entre la Russie et l’Ukraine. Une déclaration qui a ouvert la voie à la fermeture des détroits du Bosphore et des Dardanelles – reliant la Méditerranée à la mer Noire - aux navires de guerre.
Tout en condamnant l’invasion « inacceptable » de l’Ukraine par la Russie, la Turquie veillait particulièrement, jusqu’à présent, à ne pas irriter Moscou. Toutefois, Ankara avait régulièrement réitéré son soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, à qui elle fournit ses redoutables drones Bayraktar TB2, et critiqué l’action militaire russe et ses conséquences sur la paix et sur la sécurité régionale. Mais la Turquie avait refusé de se joindre aux sanctions occidentales contre Moscou et s’était également abstenue de soutenir la motion visant à geler l’adhésion de la Russie au Conseil de l’Europe, afin de ne pas « couper le dialogue » avec le Kremlin, selon le ministère turc des Affaires étrangères.
S’efforçant de conserver une certaine « neutralité » sur le dossier ukrainien, en raison de la coopération qui lie Ankara à Moscou dans de nombreux domaines, la Turquie a cependant initié, le 28 février, un mouvement de taille. « La situation en Ukraine a tourné à la guerre », a indiqué le chef de la diplomatie turque, Mevlüt Casuvoglu. « La Turquie va mettre en œuvre, dans la transparence, toutes les dispositions de la convention de Montreux. » Concrètement, elle va interdire à tous les bâtiments de guerre, qu’ils soient de pays riverains ou non de la mer Noire, le passage dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, au risque d’entraîner des représailles immédiates de la part de Moscou. La signification est politique : la Turquie, qui a essayé de se positionner en médiatrice, a néanmoins fait un pas en direction de Kiev.
Depuis le début de l’invasion russe, l’Ukraine avait en effet appelé Ankara à fermer son espace aérien et ses voies navigables aux navires russes, l’objectif étant naturellement de desserrer la relation Ankara-Moscou. Toutefois, en dépit de la récente décision turque, les conséquences sur l’avancée de l’invasion russe pourraient être limitées, car la flotte russe de la mer Noire s’y trouve déjà. Davantage symbolique, cette décision ne signifie donc pas qu’Ankara est prêt à saper son partenariat avec Moscou. La Turquie et la Russie ont, en effet, toutes deux intérêt à le maintenir, tant sur le plan bilatéral que régional. L’objectif turc est donc de maintenir un certain équilibre de ses relations entre la Russie et l’Ukraine, d’où sa proposition de servir de médiateur entre Kiev et Moscou. Une offre qui semble cependant être reçue avec scepticisme du côté de l’Alliance atlantique, qui pourrait exercer une pression sur Ankara afin qu’il reconsidère sa relation avec le Kremlin.
Mais l’exercice d’équilibre d’Ankara est difficile, car d’un côté la Turquie cherche à préserver ses accords technologiques et militaires avec l’Ukraine – notamment via la livraison de drones et l’achat de moteurs auprès de l’entreprise ukrainienne Motor Sich pour fournir son nouveau drone de combat Akinci, ainsi que la production conjointe de corvettes dans les chantiers navals ukrainiens ; et de l’autre, sa coopération avec Moscou dans les domaines de l’énergie, du tourisme, de la construction, de l’armement (acquisition de missiles russes S400) et de l’agriculture en font un partenaire incontournable. Sans parler des théâtres régionaux dans lesquels la Russie et la Turquie sont présentes, à l’instar du Haut-Kharabagh, la Libye, mais surtout de la Syrie, où Poutine pourrait entraîner un afflux massif de réfugiés supplémentaires vers la Turquie – qui en accueille déjà près de 4 millions – en menant une attaque sur le bastion rebelle d’ldlib.
À l’heure où Ankara est en proie à une crise économique sans précédent, pouvant impacter la réélection en juin 2023 de Erdogan – dont la cote de popularité s’effrite – le Président turc cherche à tout prix à lutter contre les retombées économiques de la guerre en Ukraine. Depuis le début de l’invasion russe, la livre turque a déjà perdu plus de 5 % de sa valeur. Or, s’aliéner Moscou ne ferait qu’aggraver la situation, alors que la Turquie reçoit plus de 30 % de son gaz naturel et plus de 60 % de son blé de Russie. Toutefois, au cours de la dernière décennie, Ankara a diversifié ses approvisionnements en gaz avec l’aide de l’Azerbaïdjan, afin de réduire sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie. Il reste que le fournisseur russe Rosatom construit la première centrale nucléaire turque dans le Sud du pays, ce qui souligne le degré élevé d’interdépendance entre Ankara et Moscou.
La ligne de crête est donc difficile à tenir pour Erdogan… ♦