L'ambassadeur Bertrand Besancenot fait le point pour la RDN sur les dernières tensions diplomatiques entre les États-Unis et l'Arabie saoudite, alliés stratégiques depuis 1945 et le pacte de Quincy mais dont les relations se fragilisent au gré de l'évolution du contexte géopolitique.
Frictions américano-saoudiennes (T 1383)
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L’alliance stratégique entre les États-Unis et le royaume d’Arabie saoudite date du « pacte de Quincy », accord conclu en 1945 entre le président Roosevelt et le roi Ibn Saoud, selon lequel l’Amérique garantit la sécurité du royaume en échange d’un engagement de ce dernier à lui assurer un approvisionnement pétrolier dans de bonnes conditions.
Ce partenariat privilégié de plus de huit décennies a certes connu des hauts – la guerre d’Afghanistan, la présidence Trump –, et des bas – la crise pétrolière de 1973, le 11 septembre 2001 –, mais a développé des intérêts communs importants sur les plans politique, sécuritaire, économique et culturel (formation des élites aux États-Unis, modèle américain, etc.).
Aujourd’hui, avec à la fois le développement des capacités américaines dans le domaine des hydrocarbures et le désengagement progressif des États-Unis du Moyen-Orient (lié à une « fatigue » de l’opinion publique américaine face aux interventions militaires répétées et sans succès dans la région), la relation bilatérale a perdu de son importance pour les deux parties. Cela ne signifie pas que les entreprises américaines se désintéressent de ce marché – porteur et solvable – ni que les Saoudiens renoncent à la protection américaine qui leur paraît toujours indispensable face à l’Iran ; mais l’engagement réciproque n’est plus automatique et l’on assiste à une autonomisation des comportements des deux pays l’un envers l’autre.
Cette distanciation s’est accélérée avec l’arrivée au pouvoir du président Biden, après une véritable « lune de miel » entre le prince héritier saoudien Mohamed ben Salman (MBS) et l’Administration Trump. Le nouveau locataire de la Maison-Blanche a en effet, dès sa prise de fonction, fait des déclarations sans ambiguïté sur son souhait de réexaminer la relation avec l’Arabie saoudite, qualifiée même d’État « paria ». Ces critiques, partagées par les Démocrates et la CIA, portent tant sur la question des droits de l’homme (avec notamment l’affaire Khashoggi) que sur la guerre au Yémen, où le Président des États-Unis a diminué le soutien militaire américain à l’Arabie. À cela s’ajoute la volonté de Biden de rétablir l’accord nucléaire avec l’Iran (en rupture avec la politique de « pression maximale » sur Téhéran du président Trump), ainsi que son refus de traiter directement avec Mohamed ben Salmane.
Face à cette nouvelle donne, les autorités de Riyad ont d’abord fait des gestes pour montrer leur bonne volonté : libération d’un certain nombre de prisonniers politiques, proposition de paix au Yémen, réconciliation avec le Qatar, entre autres. Cela a quelque peu détendu l’atmosphère – permettant, par exemple, la signature en novembre dernier d’un contrat de 650 millions de dollars pour la livraison de missiles – mais les Saoudiens ont eu le sentiment que leurs gestes n’étaient pas suffisamment reconnus et ne levaient apparemment pas les réserves de l’Administration Biden envers le prince héritier saoudien. C’est dans ce contexte dégradé que la guerre en Ukraine a tendu les relations bilatérales. En effet, les Américains ont souhaité embrigader les Saoudiens dans leur politique de sanctions à l’égard de la Russie et ont demandé à Riyad d’accroître sa production pétrolière pour alléger la pression sur les prix du brut. L’Arabie n’a pas obtempéré et, si elle s’est associée à la condamnation par l’Assemblée générale des Nations unies de l’agression russe, elle n’a pas pour autant renoncé à sa coopération pétrolière avec Moscou dans le cadre de l’Opep+. En effet, cet accord est jugé essentiel à Riyad pour réguler le marché mondial du brut et les Saoudiens prennent par ailleurs en compte le fait que leurs principaux clients se trouvent de plus en plus en Asie, et notamment en Chine.
Le royaume n’entend pas pour autant changer d’alliance et se ranger derrière l’axe Moscou-Pékin – dont il se méfie en réalité – alors que sa préoccupation essentielle demeure l’ambition hégémonique iranienne au Moyen-Orient. Mais il souhaite diversifier ses partenaires et affirmer son autonomie envers Washington. En fait, les Saoudiens gardent encore pour modèle le monde occidental. Toutefois, ils prennent de plus en plus en compte leurs propres intérêts dans le nouvel « ordre international » fragmenté, où Washington a renoncé à être le « gendarme du monde ». C’est pourquoi il s’agit d’établir avec les États-Unis une relation plus équilibrée, dans une perspective de « donnant-donnant ».
Cela offre naturellement des opportunités nouvelles aux Européens et à nous, Français, en particulier.
Une anecdote illustre l’atmosphère qui règne désormais entre Washington et Riyad : la presse américaine a très mal pris un sketch à la télévision saoudienne comparant le président Biden à Mickey… et a traité le royaume de mauvais allié. Cela a conduit le prince Turki ben Fayçal al Saoud, porte-parole officieux des autorités saoudiennes, à conseiller publiquement aux Américains de garder leur sens de l’humour et d’arrêter de caricaturer en permanence les Saoudiens et les musulmans. Ces frictions ne doivent cependant pas être considérées comme une crise majeure dans les relations américano-saoudiennes, car les intérêts stratégiques communs (lutte contre le terrorisme, « containment » de l’Iran, stabilité du marché pétrolier), une coopération économique très importante et des relations humaines profondes tempéreront encore longtemps le délitement progressif du pacte de Quincy. ♦