La Chine et la Russie partagent des points communs, à commencer par désir commun de retour de puissance face à l'Occident et aux États-Unis. Reste que Pékin mise énormément sur un développement économique et a besoin des marchés européens et américains pour sa croissance. La proximité de Xi Jinping avec Vladimir Poutine plus ou moins embourbé en Ukraine pourrait poser au leader autocratique chinois des difficultés en interne.
La proximité sino-russe à l’épreuve de la guerre en Ukraine (T 1393)
Vladimir Poutine et Xi Jinping (5 juin 2019)
Note préliminaire : À noter qu’une autre version de cet article paraîtra prochainement dans la revue de l’ASAF.
La proximité affichée entre Moscou et Pékin, née après la chute de l’URSS, exprimée par la création de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en 2001, puis des BRICS (Brésil, Russie, Chine, Inde en 2009, rejoints par l’Afrique du Sud en 2011) succède à une longue relation en dents de scie marquée d’abord par les rancœurs historiques de l’époque où l’empire russe faisait partie de « Huit puissances » qui humilièrent la Chine au XIXe siècle (1).
La méfiance des communistes chinois s’était cristallisée quand Staline avait d’abord soutenu Tchang Kai-chek jusqu’en 1927. Elle est devenue une sourde rancœur au moment où, en 1945, tirant profit de la défaite du Japon qui occupait la Mandchourie créant un « état fantoche », Moscou avait pillé les installations industrielles du nord-est qui furent démantelées et transférées en URSS. La défiance s’est aussi exprimée par une féroce rivalité idéologique entre Mao et Staline, puis avec Khrouchtchev rivaux sans concession dans une très sévère compétition d’influence dans le Tiers-Monde. Elle a, enfin, atteint un paroxysme de mars à septembre 1969 lors des heurts militaires meurtriers sur l’Oussouri, ancienne réminiscence des querelles territoriales du XIXe siècle qui privèrent la Chine de l’accès direct à la mer du Japon.
Après la signature du « Partenariat stratégique » en 1997, suivi en 2001 du « Traité d’amitié », le rapprochement n’a cessé de s’affirmer par-delà les méfiances historiques. Progressivement les deux, inquiets du prosélytisme politique de Washington, se sont clairement positionnés contre l’Occident et les États-Unis.
Un désir commun de retour de puissance, rivale de l’Occident
Les « caractéristiques chinoises », épine dorsale idéologique du « rêve chinois » de renaissance de Xi Jinping rejettent clairement les « valeurs occidentales » de gouvernance transparente portées par les démocraties (2). En Chine, elles sont sérieusement bridées par la censure et la surveillance tous azimuts de la société. La profession de foi, d’un souverainisme géopolitique et culturel sans concession, est au cœur de la rivalité stratégique entre Pékin et Washington. Elle s’exacerbe depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping à l’automne 2012.
La vision articulée à la fois au désir de revanche historique et de retour de puissance, croise celle de Vladimir Poutine. Humilié par la chute de l’URSS, fasciné par l’éloge de la force et du courage guerrier d’Ernst Jünger, influencé par les idées de Carl Schmitt – adepte d’un état fort et pyramidal surplombant les partis politiques, et, pour cette raison, exclu du parti nazi en 1936 –, le maître du Kremlin a, lui aussi, tourné le dos à l’Occident. Vénérant toujours comme Pékin les « symboles rouges » de la faucille et du marteau brandis par la garde présidentielle lors des parades militaires, il articule aujourd’hui son projet de puissance à « l’immensité eurasiatique » (3).
Englobant la steppe eurasienne de l’Altaï jusqu’au Danube, via le Kazakhstan, le sud de la Russie et l’Ukraine, le concept est développé par les théoriciens d’un « troisième monde » russe et slave dont l’un des chefs de file est le géographe Piotr Savitsky (1895-1968). Décrite par Jean-Sylvestre Montgrenier (4), l’idéologie panrusse, nourrit la réflexion stratégique de Vladimir Poutine. Pour lui, comme pour ses mentors, « l’espace eurasiatique n’est pas divisé en deux continents, il en forme un troisième » (Stavisky, 1925). Dans cette conception qui est aussi celle d’Alexandre Douguine, intellectuel théoricien du nationalisme russe, classé à « l’extrême-droite » par l’université française, la puissance géopolitique de Moscou s’articule à l’immensité.
Dans ce sillage se déploient à la fois la rivalité culturelle avec l’Europe et les États-Unis, et l’idée d’un « troisième pôle » ayant lui aussi, comme la Chine, des ambitions rivales de celles de l’Occident, dont l’influence planétaire est de plus en plus contestée. Le 2 mars 2022, une vaste mouvance héritière de l’esprit des « non alignés » s’abstint en effet de désavouer Vladimir Poutine, lors du vote de condamnation par l’Assemblée générale de l’ONU. Convoquée pour contourner le veto de Moscou qui attaque l’Ukraine à coups de lance-roquettes multiples et de massacres de civils en brandissant avec insistance la menace nucléaire, la résolution portée par l’Union européenne en coordination avec Kiev « déplorait dans les termes les plus vifs l’agression contre l’Ukraine (5). »
Tel est le contexte des événements qui suivirent la spectaculaire mise en scène de la connivence entre Xi Jinping et Vladimir Poutine du 4 février 2022, lors de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver de Pékin (6).
Une amitié « sans limites », avec réserves
Accompagnée par un nouveau contrat de gaz de livraison annuelle à la Chine de 50 milliards de m3 équivalent à la capacité de « North Stream 2 » par un gazoduc à construire depuis le nord de la Sibérie passant par la Mongolie qui s’ajoutera à l’augmentation de 10 Md de m3 (7) compléments aux 38 Md de m3 des livraisons annuelles de l’accord de 2014, la déclaration commune faisait état d’une « amitié sans limites » (8).
Dénonçant à la fois les sanctions contre la Russie et l’ingérence sur ses marches de l’Otan (9) rendue responsable de la guerre déclenchée le 24 février dont la réplique de l’alliance à quatre (« QUAD » – États-Unis, Inde, Australie et Japon) est aussi désignée comme un facteur de troubles en Asie-Pacifique, la déclaration passait sous silence la rivalité cachée entre les ambitions de 1re puissance globale de Xi Jinping et la vision eurasiatique adossée à la dimension gigantesque de son pays, portée par Vladimir Poutine. Cœur de la masse territoriale du « Heartland », chère au Britannique Halford Mackinder qui la considérait comme « le pivot stratégique de l’histoire », c’est bien cette immensité des « terres russes » anticipant du même coup l’importance centrale de la question ukrainienne qui fonde la pensée stratégique du Kremlin depuis que les idéologues nationalistes de « l’Eurasie » tiennent le haut du pavé à Moscou.
La force de ces non-dits a éclaté le 2 mars quand, à l’ONU, Pékin s’est, en dépit de son « amitié sans limites », abstenu de cautionner Moscou. La Chine n’a certes pas voté contre la résolution, mais son abstention était un « pas de côté », qui marquait une réserve, à l’égard du Kremlin. Il est vrai que la prise de distance de Pékin a aussitôt été atténuée par la réaffirmation de la solidité du partenariat, la participation chinoise à la lutte contre la prévalence du dollar et l’appel de l’ambassadeur de Chine à Moscou à continuer les relations économiques et commerciales avec la Russie, en dépit des menaces de Washington (10). Le 7 mars, Wang Yi, ministre des Affaires étrangères, déclarait que la relation était toujours « solide comme un roc » (11).
Quelques nuances cependant. Prudence oblige, les prêts de la Banque asiatique pour les investissements d’infrastructure (AIIB) concernant la Russie et les grands projets des entreprises publiques, comme celui du secteur de la pétrochimie porté par Sinopec, ont été mis à l’arrêt.
La peur chinoise du chaos
À la vérité, la Chine est bien plus à l’aise quand sa stratégie anti-occidentale se développe seulement sur un mode oblique d’affichage public avec Moscou. Une épreuve de force militaire que la philosophie ancestrale rejette comme porteuse de chaos, véhicule des incertitudes insupportables. Privilégiant l’idée de Sun Zi que le meilleur stratège est celui qui obtient la victoire sans combat, Pékin craint que le désordre imprévisible des batailles décrit par Clausewitz comme « le brouillard de la guerre » perturbe sa trajectoire vertueuse et irrésistible vers le sommet.
Xi Jinping, l’a encore rappelé le 21 avril, lors de son adresse vidéo (12) au forum de Boao, la réplique asiatique de Davos. Sa vision stratégique de sécurité globale est articulée à l’apaisement des relations internationales dans le respect de la souveraineté particulière de chacun. Passant sous silence les insistantes revendications territoriales chinoises en mer de Chine du Sud exprimées par le bétonnage illégal des îlots submersibles, Xi Jinping définissait une vision westphalienne non interventionniste de la sécurité globale, condition nécessaire pour que s’exprime la puissance incomparable du commerce extérieur chinois.
Puisque les échanges sont à la fois la condition des transferts de technologies nécessaires à sa modernisation et la source du premier stock mondial de réserves de change (3 214 Md $, en février 2022), matelas de sécurité en cas de brutale récession, on comprend que, pour la Chine, toute dissonance dans l’harmonie globale du commerce puisse être une source d’inquiétude. L’ouverture d’un front antiaméricain par la Russie en Europe soulage certes les tensions de son face-à-face direct avec Washington en Asie-Pacifique. Cependant, elle n’en dissipe pas pour autant les inquiétudes de la Chine de se trouver directement mêlée à un conflit en Europe.
Les marchés européen et américain, piliers de la croissance
En avril 2022, des voix obliques divergentes se sont exprimées pour fustiger la proximité entre Xi Jinping et Vladimir Poutine. Parmi elles, Hu Wei, chercheur en politiques publiques. S’exprimant depuis les États-Unis sur un média américain, il mettait en garde contre le risque que s’aggrave encore l’isolement de la Chine déjà en partie coupée des États-Unis et de l’Europe. Alors que la relation avec ces deux piliers du monde occidental reste toujours l’un des réacteurs de la croissance chinoise, dont l’élan est aujourd’hui sérieusement ralenti, l’ambiance glaciale du dernier sommet virtuel entre Pékin et Bruxelles le 1er avril dernier qualifié par Josep Borrell de « dialogue de sourds » (13), est un sujet d’inquiétude pour l’appareil.
Avec le blocage depuis un an de la ratification de l’accord UE-Chine sur les investissements signé à l’arraché en décembre 2020 sous l’égide de Angela Merkel, la dégradation de la relation avec Bruxelles pourrait fragiliser Xi Jinping. Déjà mise sur la sellette par les affres de la résurgence de l’épidémie à Shanghai et Pékin où la rigidité des confinements de masse crée non seulement un fort malaise dans l’opinion, mais surtout un contrecoup économique qu’il est urgent de maîtriser, la liberté de manœuvre du n° 1 du Parti qui, contre la jurisprudence de la limite d’âge (14) de l’appareil, briguera un troisième mandat lors du XXe Congrès du Parti à l’automne, est fortement bridée.
La conjonction de « cygnes noirs » (15) restera en interne un présage funeste pour Xi Jinping tant que son premier partenaire stratégique ne sera pas en mesure d’afficher une victoire en Ukraine. Pour les observateurs de la Chine, la séquence confirme que les relations extérieures et les circonstances de la politique intérieure sont étroitement mêlées.
La proximité avec Vladimir Poutine portée – imprudemment selon certains – par Xi Jinping à un niveau trop spectaculaire, trouble la stratégie pragmatique et protéiforme de Pékin dont les relations avec Kiev enrichies depuis 1991 par vingt-et-un jumelages (16), avaient, avant la guerre, enregistré une augmentation rapide des échanges commerciaux et un resserrement politique concrétisé par la signature en 2011 d’un partenariat stratégique. En 2014, surmontant son aversion pour la diplomatie punitive, Pékin qui n’avait pas reconnu l’annexion de la Crimée, avait même appliqué les sanctions occidentales contre Moscou.
Pour autant, au sein du Parti, fermentant à bas bruit chez quelques-uns, la contestation de l’imprudence de Xi Jinping ayant réduit la marge de manœuvre de la Chine, est encore très loin de le mettre en danger. Néanmoins, elle écorne son image d’infaillibilité et nourrit la mouvance critique de ceux qui fustigent son style autocrate ayant tourné le dos à l’héritage de prudence de Deng Xiaoping favorable à la limitation des mandats, opposé au culte de la personnalité et adepte d’une politique internationale discrète se tenant soigneusement à distance des alliances.
Avril-mai 2022
(1) Royaume-Uni, Empire austro-hongrois, Empire allemand, République française, Royaume d’Italie, Empire russe, Empire du Japon et États-Unis. Gernet Jacques, Le monde chinois, Armand Colin, 1999 (1972).
(2) Liberté d’expression, élections libres, séparation des pouvoirs et examen académique, sans concession des erreurs historiques du Parti.
(3) Voir Eltchaninoff Michel, Dans la tête de Vladimir Poutine (2e édition), Actes Sud, 2022 (2015), qui analyse
l’influence sur Vladimir Poutine des penseurs ultranationalistes et anti-européens dont l’un des plus connus est Vladimir Soloviev (1853-1900). Un autre est Constantin Léontiev (1831-1891), écrivain, ancien médecin militaire pendant la guerre de Crimée, moine et diplomate charismatique dont les idées prophétisaient l’avènement d’une Europe fédérale menaçante pour l’Orient orthodoxe.
(4) Montgrenier Jean-Sylvestre, Le Monde vu de Moscou - Géopolitique de la Russie et de l’Eurasie postsoviétiques, Puf, 2020, 644 pages.
(5) Cinq pays ont voté contre : Russie, Biélorussie, Corée du Nord, Érythrée et Syrie. 35 se sont abstenus. L’abstention de la Chine, allié supposé de Moscou, dont on s’attendait qu’elle vote contre, n’est pas passée inaperçue. Parmi les abstentionnistes, il faut noter 16 Africains : Algérie, Angola, Burundi, Congo-Brazzaville, Guinée équatoriale, Madagascar, Mali, Mozambique, Namibie, Soudan, Soudan du Sud, Afrique du Sud, Sénégal, Tanzanie, Ouganda et Zimbabwe.
(6) « Xi Jinping et Vladimir Poutine affichent leur opposition commune à l’élargissement de l’Otan », France 24, 4 février 2022 (https://www.france24.com/).
(7) Le Belzic Sébastien, « Moscou et Pékin signent un accord pour la construction d’un gazoduc », Europe 1, 2 mars 2022 (https://www.europe1.fr/).
(8) Ils ont déclaré que « l’amitié entre leurs deux pays ne connaissait pas de limites. » Kaufmann Sylvie, « “La déclaration sino-russe de Pékin est l’affirmation d’un autre modèle de gouvernance avec, en ligne de mire, l’ordre international actuel“ », Le Monde, 9 février 2022.
(9) Pékin a gardé un souvenir amer de la destruction le 7 mai 1999 de son ambassade à Belgrade qui coûta la vie à trois militaires chinois tués par la frappe d’un bombardier B-2. Toutefois, contrairement à ce que laissaient entendre les excuses américaines, tout indique que la frappe qui avait été menée hors Otan par un appareil venu directement du Texas, était bel et bien délibérée. Elle visait deux objectifs repérés par les renseignements électroniques américains :
1) Une station radio qui retransmettait la propagande serbe après que les émetteurs de Macédoine aient été réduits au silence par une frappe de l’alliance.
2) Un dispositif de contre-mesures en cours d’installation visant à brouiller les tirs de missiles de l’Otan dont l’existence avait été confirmée à une source serbe peu avant la frappe par l’attaché de défense chinois lui-même gravement blessé dans l’attaque
(10) Le 14 mars à Rome, lors d’une réunion bilatérale, Jack Sullivan a publiquement menacé son interlocuteur Yang Jiechi d’infliger à la Chine de sévères représailles si elle aidait Moscou à contourner les sanctions occidentales unanimement décidées par l’Amérique, l’UE et l’Otan.
(11) Avec AFP, « Guerre en Ukraine : l’amitié entre la Chine et la Russie est “solide comme un roc”, assure Pékin », France Info, 7 mars 2022 (https://www.francetvinfo.fr/).
(12) Xi Jinping, « Keynote Speech at the Opening Ceremony of the Boao Forum for Asia Annual Conference 2022 », le 21 avril 2022 (https://www.fmprc.gov.cn/). « Le monde doit rester attaché au respect de la souveraineté et de l'intégrité territoriale de tous les pays, défendre la non-ingérence dans les affaires intérieures et respecter les choix indépendants de voies de développement et de systèmes sociaux faits par les peuples de différents pays ».
(13) Julienne Marc, « Les responsables européens doivent continuer à mettre les dirigeants chinois face à leurs contradictions sur l’Ukraine », Le Monde, 19 avril 2022 (https://www.ifri.org/).
(14) En 2018, Xi Jinping avait supprimé la limitation à deux mandats de la charge présidentielle. Aujourd’hui, la classe politique qui l’observe comprend que le n° 1 qui sera âgé de 69 ans et six mois au moment du XXe Congrès, voudrait en faire autant des traditions non dites de limite d’âge du Parti (« À 67 ans, on reste. À 68 ans, on s’en va. » Résumé par « Qi (7) shang, Ba (8) xia ».
(15) Dans ses discours publics, Xi Jinping fait référence aux Cygnes Noirs (???) et aux Rhinocéros gris (???) symboles de crises imprévisibles dont le Parti doit se protéger par tous les moyens. Danjou François, « Le Parti, point de situation et perspectives. La “sécurité nationale”, assurance à large scope pour la pérennité du Parti-État », Question Chine, 16 juillet 2021 (https://www.questionchine.net/).
(16) Wuhan avec Kiev ; Beibei (Chongqing) avec Horodenka ; Wanzhou avec Cherkasy ; Haikou avec Chormomosk ; Xi’an avec Dnipro ; Taiyuan avec Donetsk ; Nanning avec Ivano-Fankivsk ; Jinan et Tianjin avec Kharkiv ; Jiayuguan avec Kremenchuk ; Xiangtan avec Lusk ; Qiqihar avec Mariupol ; Zhoushan avec Mylolaiev ;Qingdao avec Odessa ; Xinyi avec Oleksandriia ; Qinhuai et Dongying avec Poltava ; Zhuji avec Sumi ; Xinzhou avec Uzhhorod ; Sanya avec Yalta ; Yueqing avec Yevpatoria ; Yichang avec Zaporozhia.