Dans ce triptyque, l'auteur fait un essai de prospective sur le futur du combat en mer, prévoyant un cinquième âge – après la voile, le canon, l'avion et le missile – avec les actuels progrès technologiques. Révolution ou évolution ?
L’action navale au XXIe siècle, ou le cinquième âge du combat en mer (2/3) Les modalités de l’action navale au 5e âge du combat naval (T 1396)
© Marine nationale
Dans le domaine naval, le champ des procédés, c’est-à-dire des outils de l’action navale et de la manière de les employer, a toujours été très volatil. Cette volatilité découle de la sensibilité du domaine naval au fait technique. Elle est à double tranchant, car si certaines marines en ont tiré des avantages fulgurants dans l’histoire, d’autres en ont récolté des fruits amers : c’est tout l’enjeu de l’innovation – nouveau nom du progrès – dans le domaine naval, dont un récent ouvrage a bien posé les termes (38). Cela étant dit, tentons maintenant de caractériser l’état d’avancement des procédés de l’action navale de notre époque, en commençant par la restituer dans sa filiation historique.
Une brève généalogie du combat naval
Tout effort de prospective commence par un regard rétrospectif : dressons donc, à grands traits, la généalogie du combat naval. Le découpage est évidemment sujet à débat, mais son objet consiste plus à caractériser la dynamique du combat naval qu’à ériger des frontières précises entre des ères historiques qui en réalité s’interpénètrent. D’ailleurs, aucune époque n’efface totalement l’autre : ce qui compte, ce sont les nouveautés apportées par chaque âge et la manière dont elles affectent l’action navale.
Le premier âge est celui de la voile, qui s’étend du XVIe siècle, avec la naissance en Europe des premières flottes de combat sous voile dignes de ce nom, à la moitié du XIXe siècle, qui voit la vapeur remplacer définitivement l’utilisation du vent comme moyen de propulsion. Les moyens du combat naval sont alors le vaisseau, le canon et les signaux optiques. Les facteurs de succès dans l’affrontement sont le vent, le nombre de coques, les facultés d’abordage et la résilience des équipages. Le combat est géométrique. Les pertes humaines sont nombreuses, et les vaisseaux sont souvent capturés pour servir sous pavillon adverse.
Le deuxième âge est celui du canon, qui court du dernier quart du XIXe siècle jusqu’à l’entre-deux-guerres. Son âge d’or se concentre sur la période 1900-1916, particulièrement riche en innovations et en réflexions doctrinales. Les moyens du combat naval sont alors le canon, la torpille, la cuirasse, la Télégraphie sans fil (TSF) et l’éclairage aérien. Le sous-marin, cet « agent subversif », fait sa première apparition. Les facteurs de succès dans l’affrontement sont le nombre, la manœuvre, la concentration des forces, la portée des armes et la faculté à engager en premier. Le combat est encore très géométrique. Les pertes humaines restent importantes, mais les bateaux sont, de plus en plus, coulés.
Le troisième âge est celui de l’avion. C’est un âge fugace, une sorte d’âge de transition qui s’étale de l’entre-deux-guerres à la fin des années 1960. Les moyens du combat naval sont l’avion (bombardier ou chasseur) mis en œuvre depuis la terre ou les porte-avions, les bombes, le radar, le canon à conduite de tir, le sous-marin, le sonar et, surtout, la cryptologie. Les facteurs de succès dans l’affrontement sont l’éclairage dans la profondeur, la puissance de feu (offensive et défensive), la rapidité dans la concentration des forces, la capacité à percer les codes ennemis et l’engagement en premier. Alors que le duel entre forces se déplace au-delà de l’horizon, le combat naval y perd progressivement sa forme géométrique. Les vecteurs du combat naval (bateaux, sous-marins, avions) sont détruits à un rythme soutenu.
Le quatrième âge est celui du missile, qui commence dans les années 1960 (39) et qui s’étend jusqu’à aujourd’hui. Les moyens du combat naval sont les missiles – qu’ils soient conventionnels, nucléaires, de croisière ou balistiques –, les sous-marins nucléaires, l’avion (désormais souvent multirôle), les systèmes de combat qui fédèrent armes, senseurs et, surtout, leur capacité à dialoguer entre eux via des liaisons de données tactiques. Les facteurs de succès dans l’affrontement sont la concentration du feu (qui n’implique plus celle des forces), la qualité (portée et précision) de la situation tactique, et, toujours, la capacité à l’engagement effectif en premier. À l’ère du missile, la géométrie du combat a disparu au profit d’une plus grande dispersion des moyens, reliés entre eux par des outils de Command and Control (C2) modernes. Parallèlement, les marines cherchent de plus en plus à éviter les coups qu’à les encaisser, en misant sur les systèmes d’autodéfense (Hard Kill ou Soft Kill) pour la survivabilité. Par rapport aux âges précédents, le combat devient essentiellement destructeur pour les machines, moins pour les hommes.
Le 5e âge, dans lequel nous pénétrons, est celui de la robotique. Les robots n’en sont pas la seule manifestation, mais ils cristallisent les caractéristiques de ce nouvel âge rendu possible par une accélération de la numérisation enfantée dans l’âge précédent. En plus des moyens de l’ère du missile, les nouveaux moyens du combat naval sont les drones (40), l’intelligence artificielle (IA), les effecteurs déportés et les réseaux qui les relient aux autres acteurs du combat naval. Dans cette ère, nous passons du développement à marche forcée des capacités Hardware et Software, caractéristique de l’ère précédente, à leur utilisation dans de nombreuses applications. Les facteurs de succès qui semblent se dessiner dans le combat naval sont la capacité d’information (comprise dans son sens le plus large, c’est-à-dire au-delà du seul éclairage des âges du canon et de l’avion, et de la situation tactique de l’âge du missile) et la concentration des effets (et plus uniquement du feu). C’est un âge où l’on cherche avant toute chose à éviter les coups, soit en perturbant l’information de l’adversaire le plus en amont possible, soit en engageant des moyens déportés et inhabités lorsqu’un risque d’engagement existe. C’est cet âge qu’il convient maintenant d’analyser plus avant.
Le 5e âge du combat naval – caractéristiques et manifestations
Explorons, à l’ère de la robotique, les trois piliers classiques de l’action navale : l’éclairage, l’application du feu et le C2.
Éclairer au 5e âge du combat naval
Plus que d’éclairage, c’est en réalité d’information dont il est question au 5e âge naval. Ce terme peut paraître vague, mais précisons qu’il s’agit bien ici d’information tactique, c’est-à-dire d’information afin d’action navale. Dans ce domaine, le nouvel âge qui s’ouvre s’inscrit dans la continuité des précédents, en recherchant une amélioration simultanée des performances sur les trois axes de la portée, de la permanence et de la précision. Dans ces trois directions, les nouveaux outils du combat naval permettent des avancées significatives, sinon des percées.
Les drones, d’abord, qu’ils soient aériens (41), de surface (42) ou sous-marins (43), concilient portée et endurance. À l’échelle d’un système de drones capables de se relayer, cette endurance confine à la permanence dès lors que l’automatisation permet de s’affranchir totalement des limitations liées au facteur humain : si la majorité des drones, en particulier aériens, nécessite toujours un pilotage humain déporté, une part croissante réalise désormais leur mission en totale autonomie, c’est-à-dire comme des robots. S’agissant des drones de surface, à titre d’exemple, le 7 juin 2021, le navire sans équipage Nomad a achevé une traversée de longue distance de 4 421 nautiques du golfe du Mexique jusqu’à l’océan Pacifique : ce navire est resté autonome pendant 98 % de son voyage, exception faite de la traversée du canal de Panama. Cet essai s’inscrit dans le processus de développement d’une flotte de bâtiments de surface sans équipage, initié par l’US Navy, qui ambitionne à terminaison un format à au moins 140 navires de combat sans équipage (44).
Les capteurs spatiaux, ensuite, s’imposent progressivement comme des capacités d’éclairage tactiques. Hier réservés à l’ISR (Intelligence, Surveillance and Reconnaissance) stratégique, ils font désormais leur entrée dans le champ de l’action navale grâce à l’augmentation simultanée de leur résolution, de la complémentarité de leurs modes de détection (45) et de leur fréquence de passage (46). Dans le cas français, les exemples du programme Trimaran III de surveillance des espaces maritimes (47) et de la montée en puissance de la start-up Unseenlabs (48) s’inscrivent dans cette dynamique. Au total, l’entrée des satellites dans la couche tactique de l’action navale induit une amélioration significative sur les trois axes mentionnés plus haut.
La mise en réseau des senseurs, enfin, provoque à l’âge de la robotique une dilatation sans précédent de la portée de l’éclairage afin d’action navale. Ce partage n’est pas nouveau : il existe depuis l’ère du missile via les liaisons de données tactiques, qui sont depuis plusieurs décennies une condition du succès de l’action navale. Le couplage de ces liaisons de données au fait numérique et satellitaire permet d’ailleurs, depuis plusieurs années, de partager des images tactiques à de très grandes distances entre flottes et état-major. Néanmoins, au 5e âge du combat naval, cette mise en réseau se fait désormais en fusionnant directement les informations brutes des acteurs du combat en mer : outre qu’elle permet une extension de la portée et de la précision de l’image tactique d’une flotte, une telle fusion permet un engagement indifférencié par différentes plateformes. Le programme français de Veille collaborative navale (VCN) (49) s’inscrit dans ce cadre, loin derrière le programme Cooperative Engagement Capability (CEC) américain, opérationnel depuis plusieurs années. Une illustration du potentiel issu de la convergence de ces différentes avancées a été fournie le 25 avril 2021 : ce jour-là, le destroyer USS John Finn a tiré un missile antiaérien SM-6 ERAM à plus de 200 nautiques sur une cible détectée par un réseau de senseurs passifs portés par des drones aériens et de surface ainsi que d’autres bâtiments de surface (50). La cible a été frappée loin et en toute discrétion. Au 5e âge du combat naval, cette dynamique de mise en réseau achève la bascule commencée à l’ère du missile du modèle de Ship-Centric Navy à celui de Network-Centric Navy, que l’US Navy a théorisé dans les concepts de Distributed Maritime Operations et de Distributed Lethality (51).
Soulignons, en dernier lieu, qu’une exigence commune traverse ces avancées portées par les drones, les satellites et la fusion des données : celle d’être non seulement capable de véhiculer une masse importante d’informations – ce qui pose la question des débits –, mais aussi de l’exploiter – ce qui pose la question de la capacité de traitement. C’est ici que l’IA spécialisée – celle qui permet de résoudre un problème donné, par opposition à l’IA généraliste – agit comme catalyseur de toutes ces avancées à l’âge de la robotique, en produisant une donnée élaborée après avoir traité rapidement un plus grand nombre de données. Naturellement, en vertu du principe de réciprocité des actions, les acteurs du combat naval chercheront à éroder les performances de l’adversaire sur les trois axes que nous avons évoqués. Cela passe bien sûr par des moyens physiques, comme le brouillage des senseurs ou la furtivité, mais aussi et surtout par une action dans les champs immatériels : c’est tout l’objet de l’Information Warfare, sur laquelle il nous faudra revenir.
Engager au 5e âge du combat naval
S’agissant de l’application du feu, le nouvel âge naval qui s’ouvre, à défaut de ruptures franches, présente certaines caractéristiques saillantes. Là encore, on retrouve une continuité d’effort selon un triptyque porté-précision-vélocité.
• La course à la portée touche principalement le segment des missiles (antinavires (52), de croisière (53) ou balistiques (54)), mais les torpilles et les canons (électromagnétiques ou à poudre) ne sont pas en reste. Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que dans cette phase de transition, la portée des moyens de détection a tendance à courir après la portée des armements. La mise en réseau des capteurs mentionnée plus haut doit justement permettre d’ajuster les deux, au moins à l’échelle d’une force navale. La prochaine frontière à franchir est celle d’une mise en adéquation de la portée des armes et des senseurs (y compris spatiaux) à l’échelle d’un théâtre : cet enjeu s’incarne dans le problème du missile balistique antinavire avec planeur accéléré (55), dont la question de la Kill Chain (56) fera sans doute couler encore beaucoup d’encre autour des débats passionnés sur la vulnérabilité des porte-avions (57).
• Pour ce qui touche à la vitesse des armements, le début du XXIe siècle est marqué par l’émergence de l’hypervélocité (58), nouvelle tentative du glaive pour percer le bouclier, qui pose un défi aux avancées de la détection et de l’interception en réinvestissant le champ de la foudroyance. De nombreuses marines déjà dotées d’armements supersoniques (59) ont ainsi lancé des programmes d’armement hypersoniques (60).
• Troisième sommet du triangle, la précision des armements reste quant à elle une préoccupation constante, qui doit se concilier avec les exigences contrariantes de portée (comme l’illustre l’exemple des munitions de précision pour les canons électromagnétiques) et de rapidité (comme l’illustre la question du guidage terminal des missiles balistiques antinavires).
Une autre tendance forte de l’ère qui s’ouvre est le déport des effecteurs, c’est-à-dire la généralisation de drones opérant en accompagnement de plateformes (avions ou bâtiments de combat) pour faciliter l’accomplissement de leur mission (61). En plus de la tendance générale d’autonomisation portée par les drones et déjà évoquée plus haut, la dynamique consiste ici à développer des moyens de frappe autonomes plus nombreux, moins chers, plus difficiles à détecter et surtout coordonnés entre eux. Cette inflexion, typique de l’ère de la robotique, s’incarne d’une part dans les concepts de Swarmings (swarm signifie essaim), et d’autre part, dans les concepts d’Autonomous ou Loyal Wingman (62) (Wingman signifie ailier). Des programmes comme le Système de combat aérien du futur (SCAF) européen, l’Air Power Teaming System australien, les XQ-58 Valkyrie et X-61 Gremlins américains ou comme le S-70 Okhotnik-B russe en sont des exemples (63). Côté munitions coordonnées, on peut citer l’exemple du système Golden Horde américain (64).
Pour le tacticien naval, cette évolution a plusieurs implications. D’abord, elle renforce les possibilités d’occupation de l’espace aéromaritime à format constant de plateformes habitées. Ensuite, sous le double effet du nombre et de la furtivité, elle multiplie les options tactiques qui s’offrent à lui dans sa conception offensive. En particulier, le facteur de supériorité tactique conféré par le nombre – c’est-à-dire la « masse » – revient potentiellement en force après avoir fait longtemps défaut aux marines occidentales. En revanche, lorsqu’il s’agit de se défendre, c’est un nouveau défi qui s’offre au tacticien, du même type que celui auquel dut faire face l’US Navy en 1944 en affrontant les kamikazes (65). En particulier, le mouvement des essaims, qui repose sur de l’IA, sera difficile à anticiper. Cette évolution va en outre accentuer la tendance globale vers un affaiblissement de la part des pertes humaines relativement aux pertes matérielles dans le combat naval. On peut aussi entrevoir les exigences accrues qui vont peser sur le commandement pour préparer, contrôler et entretenir ces effecteurs déportés qui demain intégreront les ordres de bataille des forces aéronavales. Comme pour l’éclairage, l’IA spécialisée constitue le catalyseur de ces évolutions dans l’application du feu, pour l’attaque comme pour la défense. Non seulement en raison des exigences de synchronisation entre une multitude de vecteurs qui peuvent jusqu’au dernier moment changer de cibles, mais aussi en raison de leur vitesse : se défendre contre un missile hypervéloce suppose en effet un temps de réaction qui dépasse les capacités de réaction humaines. Certes, ce défi n’est pas nouveau, et il a été très tôt intégré dans l’automatisation des systèmes de combat naval (le système autonome Phalanx américain en est l’exemple le plus connu), mais en passant du subsonique ou du léger supersonique à l’hypervélocité, ce défi change de nature.
Enfin, on ne saurait être complet sans évoquer l’émergence des armes dites à énergie dirigée (66), qui regroupent les armes laser et les armes à micro-ondes. Jusqu’ici majoritairement cantonnées à l’état de démonstrateurs, ces armes devraient probablement s’imposer comme des outils privilégiés de l’action navale au XXIe siècle. Pour le tacticien, leurs avantages sont en effet nombreux : engagements multiples en brèves séquences sur des cibles très rapides, grande précision (pour le cas de l’arme laser), absence de limitation par les munitions et gradation dans les effets. Ce dernier avantage est particulièrement pertinent dans un contexte d’hybridité. S’ils n’ont pas vocation à bouleverser les termes du combat naval, ils devaient en revanche avoir une influence importante sur le modèle économique des flottes, leur coût au « tir » étant largement inférieur à celui d’un missile d’autodéfense. Les enjeux technologiques autour de leur maturation restent néanmoins nombreux (67).
Commander au 5e âge du combat naval
Venons-en enfin au C2, c’est-à-dire à l’intelligence – artificielle ou non – qui fait le lien entre l’information tactique et l’application de la force. Dans ce domaine, l’objectif au 5e âge du combat naval ne changera pas : maximiser les performances de son propre C2, éroder celles du C2 adverse et se prémunir contre ses tentatives de dégradation. Que voyons-nous en nous penchant sur les procédés du C2 ?
D’abord, un pan doctrinal en pleine ébullition, celui de l’Information Warfare (IW) : si le canon était le moteur de la réflexion doctrinale navale au début du XXe siècle, il semble que l’IW l’ait remplacé dans ce rôle au XXIe siècle. Champ en pleine structuration, l’IW n’a pas de périmètre strictement défini, mais on peut la considérer comme l’ensemble des actions destinées à influencer le processus décisionnel adverse en affectant son information et les processus exploitant celle-ci, et, réciproquement, les actions destinées à empêcher l’adversaire d’entraver notre action dans ces mêmes domaines. L’IW n’est évidemment pas nouvelle : pour l’action navale, on peut considérer qu’elle commence dès l’âge du canon, avec la TSF et l’éclairage aérien. Elle connaît des raffinements extrêmes durant le second conflit mondial puis durant la guerre froide. Toutefois, ce qui renouvelle ce champ au 5e âge du combat naval, c’est, comme on l’a dit plus haut, le passage du développement de certaines capacités matérielles et immatérielles – souvent sous l’impulsion de la sphère privée – à leur utilisation opérationnelle dans l’action navale. Citons-en quelques exemples. Dans l’univers acoustique sous-marin, le traitement massif de données permet d’aller chercher un signal utile, parfois extrêmement faible, noyé dans une masse de bruit. Les applications de Geographic Intelligence (GEOINT) utilisent également ce levier pour superposer des couches de données indépendantes afin d’en faire émerger des éléments de compréhension et donc de décision. L’IA spécialisée, qui n’en est qu’à ses débuts, permet de détecter des comportements anormaux parmi le flot de normalité des flux commerciaux qui traversent l’espace aéromaritime, rendant accessible de manière quasi immédiate au niveau tactique des indices qu’il aurait autrement fallu percevoir a posteriori, parfois longtemps après. On peut aussi mentionner les outils de veille sur les réseaux sociaux pour détecter les perceptions de l’action en cours, qu’il s’agisse d’influence ou de sécurité opérationnelle (veille des mouvements des bâtiments) (68). À l’émergence de ces applications s’ajoutent toutes les potentialités du champ cyber qui les supporte, sur lesquelles nous reviendrons. Et pour toutes ces applications, le praticien devra supposer que l’adversaire dispose des mêmes outils et réfléchir à la meilleure manière de se prémunir de leurs effets et de dégrader les performances adverses.
Le C2 naval moderne devient par ailleurs plus complexe sous l’effet de l’imbrication croissante des milieux et des domaines. Si les années 1990 et 2000 ont été celles de la mise en place de la symbiose interarmées, les décennies qui s’ouvrent seront celles de la symbiose interdomaines (69), au-delà du seul champ militaire. Dans ce contexte, le commandement d’une opération navale doit appréhender, dès la conception, une masse croissante de lignes d’opérations et s’assurer que les effets produits par l’action navale se synchronisent non seulement avec l’action des composantes aérienne et terrestre, mais également avec l’action spatiale, cyber et informationnelle. Ce dernier domaine, que l’on nomme par commodité « influence », est amené à prendre une part croissante dans l’effort de synchronisation demandé aux états-majors de force navale (70), d’autant plus que son modèle de C2 est naturellement très centralisé. Plus généralement, cette complexification se traduit par une multiplication des structures de commandement et de coordination transverses au sein d’une force navale : aux traditionnels « commandants de lutte » viennent s’ajouter des chaînes dédiées à la cyberdéfense, au spatial, à l’IW, etc. Deux conséquences pratiques en découlent. Premièrement, une inflation de la compétence (et donc a fortiori de la taille) des états-majors de conduite de force navale. Deuxièmement, une évolution de la structure physique des central-opérations des bâtiments de combat, qui devront être taillés pour gérer une masse croissante d’informations et intégrer leur action dans une gamme d’effets plus larges. Au niveau tactique, le principal enjeu sera sans doute de conserver un niveau de complexité compatible avec l’action de combat, c’est-à-dire de disposer in fine de l’information suffisante pour agir. Les Américains ont franchi ce pas en inventant le Combat Information Center (CIC) au cœur de la Seconde Guerre mondiale dans le Pacifique, qui leur permettait de fusionner les informations issues des premiers radars et sonars afin d’en tirer une image pour employer efficacement leurs armes (71). Les marins du XXIe siècle devront, eux aussi, réaliser cette bascule en intégrant les nouveaux outils de la guerre navale dans leurs centres de commandement et de contrôle. Enfin, on peut prophétiser sans risque que, sous l’effet d’une centralisation croissante d’un grand nombre d’informations tactiques à tous les niveaux décisionnels, des voix s’élèveront contre ce qu’il est convenu d’appeler « l’écrasement des niveaux de la guerre ». Cependant, cette inquiétude des échelons tactiques, récurrente à chaque progression historique des moyens de C2, sera probablement vite dissipée, chaque niveau trouvant rapidement ses marques dans son « couloir de nage ».
Finalement, ces évolutions actuelles ou prévisibles de l’action navale renvoient à la question du rapport au temps dans l’espace fluide qu’est l’espace aéromaritime. Comme le relève un analyste, les espaces fluides sont marqués par « une prédominance (ou une tendance à la prédominance) de l’espace-temps par rapport à la matière, et même une prédominance très nette du temps par rapport à l’espace (alors que temps et espace tendent à être équivalents dans les espaces solides) » (72). Au 5e âge du combat naval, nous l’avons vu, la compression du temps se poursuit sous l’effet des vitesses croissantes des armements, mais surtout sous l’effet de la vitesse croissante de mise à disposition d’une énorme masse d’informations. Nul doute qu’à l’âge de la robotique, les « machines » s’adapteront pour traiter toujours plus d’informations, toujours plus vite. Pour autant, comme le pointait l’amiral Richardson, Chef d’état-major de l’US Navy, en 2018 (73), l’enjeu de la compétition navale est moins le gain de la supériorité informationnelle que celui de la supériorité décisionnelle. Plus que de vitesse, c’est donc de tempo qu’il est question ici. Or, dans ce domaine, deux points doivent retenir l’attention. D’abord, chaque niveau de la guerre possède un tempo qui lui est propre, et la fascination occidentale pour la vitesse de réalisation des actions de combat ne doit pas faire oublier que si le tempo tactique est de loin le plus rapide, il ne saurait imposer sa marque aux autres niveaux de la guerre, structurellement plus lents. Il y a donc dans l’action navale au XXIe siècle un enjeu fort de maintien de la cohérence des tempos entre les niveaux de la guerre, malgré une quête permanente pour combattre at information speed (74). Ensuite, il convient de ne pas perdre de vue que l’homme, avec toutes ses limites, restera encore longtemps le maillon central de cette compétition décisionnelle en l’absence d’une IA généraliste, dont l’horizon d’apparition est encore bien lointain.
Refermons cette partie consacrée aux procédés de l’action navale au XXIe siècle en soulignant qu’en l’absence de « grandes batailles » en mer depuis plusieurs décennies (la dernière « bataille » d’envergure est l’opération Corporate de reprise des Malouines par la Royal Navy en 1982), le potentiel de « surprise technologique » est important. Il convient donc de rester prudent sur les prédictions issues du temps de crise permanente « sous le seuil de la guerre » que nous vivons, en observant attentivement les bouffées de violence navale qui apparaissent régulièrement, comme en mer Noire depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie.
(À suivre… )
(38) Corman François-Olivier, Innovation et stratégie navale, Nuvis, 2020, 262 pages.
(39) On peut le faire remonter symboliquement aux combats navals de la guerre des Six Jours de 1967.
(40) Les premiers drones apparaissent dans les années 1960, mais leur essor date de la fin des années 1990 avec les progrès dans le domaine du télécontrôle et de l’autonomie. La famille Predator de l’américain General Atomics est emblématique de cette impulsion.
(41) Un drone Male (Moyenne altitude, longue endurance) de surveillance maritime Northrop Grumman MQ-4C Triton peut évoluer pendant 36 heures à plus de 3 700 km de son point de départ.
(42) Développé pour la DARPA (l’Agence [américaine] pour les projets de recherche avancée de défense), le drone de surface Sea Hunter (40 m, 145 t) peut évoluer en autonomie pendant environ 60 jours et parcourir 10 000 nautiques.
(43) Ainsi des « planeurs » (ou gliders) sous-marins, qui selon leur type peuvent parcourir des distances transocéaniques avec une autonomie de plusieurs dizaines de jours selon leur système de rechargement de batterie.
(44) Voir le plan stratégique Battle Force 2045 présenté par l’US Navy en octobre 2020.
(45) Optique, infrarouge, radar à ouverture synthétique, écoute électromagnétique passive, etc.
(46) Les périodes de « revisite » d’une même zone par certaines constellations sont désormais de l’ordre de quelques heures, contre plusieurs dizaines d’heures dans le cas de systèmes à vocation stratégique.
(47) Trimaran III fournira avec plus de 300 satellites une surveillance permanente de l’espace maritime français au profit de la Marine nationale.
(48) La start-up rennaise Unseenlabs est spécialisée dans la géolocalisation radiofréquence (RF) par satellites des navires en mer.
(49) Voir par exemple : Groizeleau Vincent, « FREMM : la veille coopérative prévue en 2021 », Mer et Marine, 26 juin 2019 (https://www.meretmarine.com/fr/defense/fremm-la-veille-cooperative-prevue-en-2021).
(50) Voir par exemple : LaGrone Sam, « Unmanned Systems, Passive Sensors Help USS John Finn Bullseye Target With SM-6 », USNI News, 26 avril 2021 (https://news.usni.org/).
(51) Rowden Thomas (vice-amiral, US Navy), « Distributed Lethality », Proceedings, vol. 141, n° 1343, janvier 2015 (https://www.usni.org/magazines/proceedings/2015/january/distributed-lethality).
(52) D’une portée de l’ordre de 100 km depuis les années 1980, les missiles antinavires (de croisière) affichent désormais des portées standard de plusieurs centaines de kilomètres. Par exemple, le Futur missile antinavire (FMAN), programme franco-britannique, annonce une portée de 300 km.
(53) Les Missiles de croisière navals (MdCN) français comme les Tomahawk américains affichent des portées de l’ordre de 1 000 km.
(54) Les missiles balistiques antinavires chinois Dong Feng-21 et DF-26 (littéralement « vent d’Est ») affichent des portées de l’ordre de 2 000 à 3 000 km.
(55) Ce terme désigne un missile propulsé en phase initiale par un booster (comme un missile balistique) qui, après séparation, adopte une trajectoire non balistique en « planant ». Le DF-26 en est un exemple.
(56) Ce terme désigne l’ensemble des conditions à remplir depuis la détection, la poursuite et le ciblage d’un navire, jusqu’au trajet de l’arme et à son guidage terminal sur l’objectif.
(57) Sur ce sujet, voir une bonne mise au point dans Slaars Emmanuel et Henry Jérôme, « Missiles hypervéloces : révolution ou évolution, quelques clés de compréhension », Études marines n° 20, CESM, février 2020, p. 78-93.
(58) L’hypervélocité désigne la plage de vitesse au-delà de mach 5 (c’est-à-dire 5 fois la vitesse du son). Entre Mach 1 et Mach 5, on parle d’armement supersonique.
(59) Par exemple : Russie avec les missiles SS-N-26 et SS-N-27, Inde avec le missile BrahMos.
(60) Par exemple : Inde avec le BrahMos II, Russie avec le 3M22 Tsirkon et l’Avangard, États-Unis avec le Conventional Prompt Strike (CPS).
(61) Henrotin Joseph, « Effecteurs déportés et “ailiers loyaux” – Retour à la masse, écarts technologiques et reconfiguration de la puissance aérienne », Défense & Sécurité Internationale, HS n° 78, juin-juillet 2021, p. 48-53.
(62) Le drone développé par Boeing Australia en accompagnement du Lockheed Martin F-35 Lightning II porte ainsi le nom de Loyal Wingman.
(63) Henrotin Joseph, op. cit.
(64) Ibidem.
(65) On peut d’ailleurs relever à cet égard que comme les kamikazes, les essaims de drones provoqueront un effet psychologique important sur leurs cibles.
(66) Ce terme désigne les systèmes d’armes capables de diriger vers une cible un faisceau d’ondes électromagnétiques (laser ou micro-ondes). Par définition, ces armes agissent à la vitesse de la lumière.
(67) Énergie à produire, refroidissement, sécurité, limitations liées à la météorologie (pour le laser).
(68) Saunois Laurent, « Quelle place pour la lutte informationnelle dans les opérations navales ? », RDN, n° 841, juin 2021, p. 133-136.
(69) Cette notion a été stabilisée aux États-Unis sous le terme de Multi-Domain Operations (MDO). L’US Air Force parle de Multi-Domain C2 (MDC2), l’US Army de MDO et l’US Navy de Distributed Maritime Operations (DMO). Sous des appellations différentes, la rationalité est globalement à chaque fois la même.
(70) Saunois Laurent, op. cit.
(71) Hone Trent, Learning War—The Evolution of Fighting Doctrine in the U.S. Navy, 1898-1945, Annapolis, US Naval Institute Press, 2019.
(72) Henninger Laurent, « Espaces fluides et espaces solides : nouvelle réalité stratégique ? », Revue Défense Nationale, n° 753, octobre 2012, p. 5-7.
(73) « Préface » in Hughes Wayne et Girrier Robert, Fleet Tactics and Naval Operations (3e édition), Annapolis, US Naval Institute Press, 2018, p. xix.
(74) Kollars Nina, « War at Information Speed », in Schmitt Olivier, Rynning Sten et Theussen Amélie (dir.), War Time—Temporality and the Decline of Western Military Power, Washington DC, Brookings Institution Press, 2021, p. 230-252.