Le 26 septembre, un sabotage a eu lieu sur le gazoduc Nord Stream en mer Baltique. L'occasion pour l'amiral (2s) Alain Oudot de Dainville d'analyser un document paru à la fin du mois de juillet 2022 : la nouvelle doctrine navale russe, signée par Vladimir Poutine. Par ce décret, le Kremlin cherche à défendre sa place dans les mers du nord.
La nouvelle doctrine navale russe (T 1429)
(© ververidis / Adobe Stock)
Le 31 juillet 2022 le président Vladimir Poutine a signé son premier document de sécurité depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, un décret de 55 pages approuvant une ambitieuse doctrine navale et maritime. Décret tombé dans l’oubli occidental jusqu’au 26 septembre, quand des fuites de gaz sont détectées sur un gazoduc en mer Baltique entre la Suède et l’Allemagne. Elle marque une rupture avec les précédentes tant soviétiques que russes. « L’URSS, disait Winston Churchill, est un géant auquel on a bouché les narines ». Vladimir Poutine veut les déboucher. La crise de Cuba en 1962, qui présente des similitudes avec les événements récents, a poussé l’URSS à devenir une puissance maritime. Sous l’impulsion de l’amiral Gorshkov, elle voulait interdire le libre usage de la mer à l’US Navy, pouvoir couper les lignes de communications occidentales et défendre les côtes de l’URSS, par une marine capable de déborder l’Europe occidentale mais aussi entourer la Chine d’un « cordon sanitaire ».
Avec la chute de l’URSS, la puissance de Moscou décline. En Ukraine, elle perd son principal chantier naval de bâtiments de surface, mais conserve comme assurance vie une redoutable flotte sous-marine. Après le divorce avec l’Occident entériné en Crimée en 2014, un communiqué donne le 26 juillet 2015 instruction à la Marine de se renforcer face à l’Ukraine.
La doctrine de 2022 est publiée alors que la rupture avec l’Occident est consommée par les développements de la crise en Ukraine et par le récent accord AUKUS dans l’Indo-Pacifique. Elle s’inscrit dans la tradition du tsar Pierre le Grand, pour faire de la Russie une grande puissance navale et rehausser sa visibilité dans le monde par une stratégie globale, la marine devant se couler au service de l’économie et de la diplomatie.
Selon la nouvelle doctrine, « La politique stratégique des États-Unis visant à dominer les océans du monde et les mesures prises par l’Otan pour s’approcher des frontières russes constituent la principale menace pour le pays », mais également « L’approche des États-Unis de l’hégémonie dans les océans est un défi majeur pour la sécurité nationale de la Fédération de Russie. » Ce dernier défi encourage les Russes à se doter de bases hors des frontières de la Fédération de Russie, dédiées à l’approvisionnement des forces navales.
Elle définit les ambitions maritimes de la Russie, dont la Zone économique exclusive (ZEE) n’atteint que les 2/3 de celle de la France. Elle distingue trois espaces, les eaux territoriales et la ZEE, les mers Caspienne, d’Okhotsk et l’Arctique nettement présenté comme le nouvel « eldorado » économique, zones les plus sensibles d’une importance existentielle où les forces armées doivent défendre les intérêts russes. Ensuite viennent les zones importantes, où l’utilisation de la force est prévue en dernier ressort pour garantir les intérêts nationaux économiques et de sécurité, Méditerranée orientale, mers Noire, d’Azov, Baltique, détroits turcs, danois, et des îles Kouriles, routes commerciales. La marine russe se contente de présence dans le reste des mers et océans.
La nouvelle doctrine partage les océans en 6 secteurs par ordre d’importance, l’Arctique où elle veut maintenir sa primauté et contrôler la route du Nord, alternative au canal de Suez ; l’océan Pacifique, dans une logique de non-contestation des zones vitales de la Chine, l’Atlantique incluant la mer Noire, la Méditerranée, mer Rouge, et golfe Persique, où la confrontation avec l’Occident est possible, car cet océan est nécessaire à la liberté de navigation de sa force de dissuasion et de ses voies de communication vers l’Asie et l’Afrique. Viennent ensuite la mer Caspienne, l’océan Indien, et l’Antarctique.
La nouvelle doctrine mentionne l’intérêt de développer une coopération navale militaire avec l’Inde, l’Iran, l’Arabie saoudite, l’Irak, et les pays riverains de l’océan Indien, sans aucune mention de la Chine, ce qui peut s’interpréter comme la volonté de se présenter sur un terrain d’égalité ou d’anticiper une rivalité future dans l’Arctique.
Elle insiste enfin sur la modernisation générale du secteur maritime, cadre juridique, condition du marin. Elle veut se donner la capacité de protection de ses gazoducs et oléoducs, et d’intervention sous la mer, défi criant d’actualité depuis les sabotages de gazoducs le 26 septembre.
Elle engage la modernisation des marines de commerce et de guerre par le développement des chantiers navals, cherchant désormais à résoudre l’un de ses principaux handicaps, à la construction de porte-avions, pour rattraper son retard sur les États-Unis. La doctrine insiste sur la nécessité d’améliorer le savoir-faire technique, car à la chute de l’Union soviétique la Russie a perdu avec Mykolaïv son principal chantier de porte-avions. Elle veut rationaliser les modèles de sous-marins, pour en faciliter l’entretien. Le Président russe a finalement brandi la menace des nouveaux missiles de croisière hypersoniques Tsirkon, opérationnels dans quelques mois, qui seront livrés à la frégate Admiral Gorshkov. Pour les Russes les missiles hypersoniques ne remettent pas en cause la nécessité de porte-avions.
Cette nouvelle doctrine vise à placer la Russie sur l’orbite des puissances maritimes. Elle est publiée à l’aube d’un nouvel ordre international avec ses nouvelles spécifications et caractéristiques, mais aussi sa transformation économique et financière attisée par les sanctions économiques de l’Occident contre la Russie. Elle veut se placer en acteur reconnu et incontournable de la mondialisation, contestant l’hégémonie américaine. Elle veut s’appuyer sur une flotte qui sort quasi intacte du conflit, qui a besoin d’être modernisée pour contester la suprématie occidentale dans les zones où les intérêts se confrontent. Ces ambitions demandent du temps et de l’argent, mais les dirigeants politiques ont la longévité pour eux. La Russie cherchera toujours avec agressivité à se défendre sur terre, mais montre une insistance nouvelle à se répandre en mer, nouveau défi lancé à l’Occident, par un Vladimir Poutine qui endosse les habits de « Piotr Veliki (1) », à l’abri de sa dissuasion nucléaire. ♦
(1) NDLR : Pierre le Grand en russe.