Connexion
  • Mon espace
RDN Association loi 1904, fondée en 1939 Revue Défense N@tionale La revue du débat stratégique
  • Panier - 0 article
  • La Revue
  • e-RDN
    • Tribune
    • e-Recensions
    • Cahiers de la RDN
    • Débats stratégiques
    • Florilège historique
    • Repères
    • Brèves
  • Boutique
    • Abonnements
    • Crédits articles
    • Points de vente
    • Conditions générales de vente
  • Bibliothèque
    • Recherche
    • Auteurs
    • Anciens numéros
  • La RDN
    • Présentation
    • Comité d'études
    • L'équipe
    • Contact
    • Lettre d'infos
    • Agenda
  • Liens utiles
  • Mon espace
  • Connexion
  • Connexion

    Email :

    Mot de passe :

  • La Revue
  • e-RDN
    • Tribune
    • e-Recensions
    • Cahiers de la RDN
    • Débats stratégiques
    • Florilège historique
    • Repères
    • Brèves
  • Boutique
    • Abonnements
    • Crédits articles
    • Points de vente
    • Conditions générales de vente
  • Bibliothèque
    • Recherche
    • Auteurs
    • Anciens numéros
  • La RDN
    • Présentation
    • Comité d'études
    • L'équipe
    • Contact
    • Lettre d'infos
    • Agenda
  • Liens utiles
  • Accueil
  • e-RDN
  • Articles
  • Tirailleurs : l’Histoire de France au défi du narratif américain (T 1459)

Tirailleurs : l’Histoire de France au défi du narratif américain (T 1459)

Jean-Philippe Immarigeon, « Tirailleurs : l’Histoire de France au défi du narratif américain (T 1459)  », RDN, 11 janvier 2023 - 9 pages

(© Erica Guilane-Nachez / Adobe Stock)
(© Erica Guilane-Nachez / Adobe Stock)

Jean-Philippe Immarigeon analyse le film de Mathieu Vadepied, Tirailleurs, sorti le 4 janvier 2023 ainsi que les débats qui en résultent. Si le contexte de sortie du film n'est pas le même que celui d'Indigènes, l'auteur regrette que le récit soit passé à côté de thématiques non traitées dans le cinéma français. L'ombre de « l'américanisation » des combats sociétaux plane sur ce film, alors qu'historiquement, le traitement des soldats était largement différent d'une part et d'autre de l'Atlantique.

Il y a seize ans, le film Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006) nous rappelait l’injustice subie par les troupes coloniales réquisitionnées dans la lutte contre le nazisme, mais ne centrait pas son propos sur la colonisation elle-même. Tirailleurs (Mathieu Vadepied, 2022) prétend au contraire en faire son sujet, mais n’en déplace pas moins dans les tranchées « ceux qui allaient mourir en Europe pour le Droit, la Liberté et bien d’autres choses encore, dont ils n’avaient jamais entendu parler avant qu’un administrateur colonial vînt, au nom de la République, planter un drapeau sur la place du village (1) ». Or, si la colonisation est une entreprise de pillage accompagnée du refus de reconnaître des droits aux conquis, c’est cela qu’il faut questionner. Tirailleurs se contente d’une scène introductive de chasse à l’homme, allusion limpide à la Traite, pour illustrer une conscription forcée prévue par un décret de 1912 qui n’était lui-même qu’une des facettes du Code de l’indigénat, cet apartheid français qu’il faudra un jour traiter (2), comme l’était le travail forcé que ce soit pour construire la ligne Congo-Océan ou plus tard, sous drapeau de la France Libre, assurer la production de caoutchouc pour les Alliés.

Néanmoins, une fois dans les tranchées de l’Argonne, à Craonne ou aux Éparges, ce sont les mêmes conditions de combat, les mêmes assauts pour « grignoter » les Boches, la même vermine et les mêmes rats, la même boue de cadavres en décomposition, et des pieds qui pourrissent tout autant dans des godillots qu’on n’enlève jamais, qu’on soit Peul ou Breton, Tonkinois ou Kabyle. Et si le Code de l’indigénat et le Code noir établirent un statut personnel, il ne pesait sur l’indigène ou l’esclave que dans les colonies et disparaissait, même au XVIIIe siècle dès qu’il posait le pied sur le territoire métropolitain. C’est une spécificité française, ça s’appelle le Droit du sol et ça date de l’Édit du 3 juillet 1315 ! Or, Tirailleurs use visiblement pour raconter cet épisode de notre singulière Histoire de France de la grille de lecture d’une Amérique qui n’a ni le même passé ni les mêmes valeurs, qui a connu jusque récemment l’esclavage à domicile puis la ségrégation, et qui n’a pas attendu l’époque récente pour assigner chaque individu à ses origines supposées (3). Les deux logiciels sont incompatibles, et on le comprend en revenant sur un incident fort éclairant, contemporain des faits qui servent de toile de fond à Tirailleurs, qui révéla le gouffre qui sépare la France des États-Unis sur la « question ethno-raciale » – pour reprendre une expression du ministre de l’Éducation nationale.

Choc de civilisations

Le colonel d’artillerie Linard, polytechnicien de formation, avait été nommé, sous les ordres du général Ragueneau, chef d’état-major de la Mission militaire française auprès du Corps expéditionnaire du général Pershing. C’est à ce titre qu’il fut confronté à des remarques de moins en moins amènes sur le comportement de ses compatriotes à l’encontre des soldats noirs, africains ou américains. Petit retour en arrière : lors de leur entrée en guerre en 1917, la ségrégation est à son apogée aux États-Unis. Les lois dites Jim Crow (1877) et un arrêt de la Cour suprême (Plessy v. Ferguson, 1896) l’avaient légalisée ; elle ne sera abolie qu’en 1964. Le Ku Klux Klan semait la terreur dans les États du Sud, à l’épouvante d’une presse européenne qui s’en faisait l’écho (4). Aussi, les Afro-Américains s’enrôlent-ils en masse pour échapper à cette situation. Les autorités rechignent à les incorporer, puis les versent dans le Service of Supply sans les envoyer tous outre-mer : sur quatre cent mille, il n’y en a que cent mille en France relégués à l’arrière, dans les ports et les dépôts. On leur refuse de servir dans les unités combattantes, il est hors de question que des régiments soient mixtes. La situation se reproduira en 1944.

Cette absence au front n’échappe pas aux Français qui s’en étonnent et insistent pour que les Afro-Américains soient entraînés, équipés et montent en ligne. Pershing refuse. Il faut l’intervention de Pétain pour que quelques régiments (20 000 hommes) soient versés dans l’Armée française sous casque Adrian, les plus célèbres étant les 369e Harlem Hellflighters (5) et 370e Angels Devils incorporés dans notre 161e division d’infanterie. Le premier perdra plus d’un tiers de ses effectifs, recevra la Croix de guerre et détiendra le record du plus grand nombre de soldats américains décorés. Parmi eux, cent-soixante-et-onze Légions d’honneur épinglées sur le front des troupes par des officiers français. Pershing refusera qu’ils participent au défilé de la victoire sur les Champs Élysées, le 14 juillet 1919. De retour au pays, ils seront fêtés en héros par les leurs, et lors des émeutes raciales des années 1920 qui voient les Afro-Américains se rebeller, la presse d’outre-Atlantique accusera la France de les avoir pervertis avec ses idées de liberté et d’égalité en droits, et surtout de leur avoir appris à tuer des blancs !

369th Hellfighters
(369th Hellfighters)

Mais sur le moment ce qui révulse les officiers américains, c’est la cohabitation entre blancs et noirs qui se pratique dans les unités sous commandement français ; c’est que les hommes casernent et mangent ensemble, que dans les fermes ils soient servis par les mêmes paysans, et que les femmes parlent aux noirs comme elles le font avec les blancs ; c’est qu’à l’arrière on les voit assis aux mêmes tables de ces bistros où, pour citer une scène de Tirailleurs, toute hiérarchie disparait mais aussi la couleur des peaux. Enfin, que les Français nomment des officiers noirs (6). Il n’aurait sans doute pas fallu regarder de trop près mais c’était déjà insupportable aux Américains. Et ce pauvre colonel Linard d’expliquer à ses interlocuteurs que la France de Diderot et Hugo n’est pas l’Amérique de Franklin et Lincoln. Jusqu’à la couverture qui fit scandale.

La circulaire Linard

La Vie ParisienneLa Vie Parisienne était un journal au ton léger fondé en 1863 dans le registre culture, distraction et mode, qui avait évolué à la veille de la guerre vers une formule plus accrocheuse en multipliant les illustrations à forte charge érotique. Le 27 juillet 1918, le dessin de couverture représente une Française à table avec un tirailleur (la chéchia rouge du Y’a bon Banania de 1915 est par terre), lui faisant une avance d’autant plus claire que la légende, toujours à double sens, est : « L’enfant du dessert ». Inutile d’avoir fait de longues études pour comprendre que la Parisienne veut se faire attraper et qu’importent les conséquences. C’est bien ainsi que le comprennent les Américains.

Sur injonction de Pershing, Linard rédige une circulaire où il ne fait que reprendre, avec moult circonvolutions qui trahissent une gêne certaine, les recommandations du commandant américain qui lui a fait parvenir un document, Secret Information concerning Black American Troops, qui contient tout l’argumentaire. Il s’agit de mettre en garde les officiers français sur la « question nègre » aux États-Unis, action nécessaire et urgente si on veut préserver l’unité franco-américaine. Linard insiste sur le fait qu’il ne nous appartient pas de porter un jugement sur les discriminations dont les Noirs sont victimes aux États-Unis mais d’en comprendre les raisons et d’éviter de heurter la sensibilité américaine. Linard tente d’étayer son propos en évoquant de supposées préventions de nos expatriés qui au contact des Africains auraient compris, comme les Américains, ce que les métropolitains ignoreraient. Il recommande d’éviter toute intimité entre officiers blancs et noirs, de ne pas vanter plus que nécessaire la valeur des soldats noirs et surtout, évoquant la couverture de La Vie Parisienne (7), de les tenir éloignés des femmes blanches pour éviter ce qui ne pourrait que nuire au « prestige de la race », comprenons le métissage. Il faut donc que les autorités civiles et militaires invitent les Françaises et les Français à être aussi racistes, y compris au niveau de l’épiderme, que nos excellents alliés et amis.

Datée du 7 août 1918 (voir annexe), la circulaire est envoyée aux préfets de régions militaires et aux généraux commandant les armées françaises. Elle fait scandale dès que les états-majors en prennent connaissance, et Clemenceau demande la tête de Linard. Pétain prend sur lui et le couvre – il deviendra même le patron de la Mission en remplacement du général Raguenau – mais donne l’ordre de récupérer tous les exemplaires et de les détruire immédiatement.

Après la guerre une copie que détenait Blaise Diagne, député du Sénégal, va ressurgir. Il était, à l’époque, Haut-Commissaire pour le recrutement des troupes noires avec rang de ministre, qui avait réussi là où les campagnes précédentes avaient échoué, non sans avoir fait voter une loi réaffirmant les droits de citoyens français des originaires des quatre communes sénégalaises de plein exercice (8), et fait miroiter des perspectives de carrière dont peu seront satisfaites. La révélation de la circulaire Linard donne lieu le 25 juillet 1919 à une interpellation à la Chambre par deux députés antillais et un vote rappelant le Droit du sol (9). Dans l’intervalle, le comportement des Américains à l’égard de leurs compatriotes et des troupes coloniales et antillaises a ouvert une crise entre les deux pays, du fait de la multiplication d’agressions verbales et physiques, pouvant aller jusqu’au lynchage, et nécessitant l’interposition de la population et de la Gendarmerie.

Lieutenant Baker

Il ne s’agit pas de prétendre à l’absence de racisme dans notre vieille nation mais de savoir si on veut un système de ségrégation à l’américaine ou d’intégration à la française. Rappelons qu’en 1940 les Divisions d’infanterie coloniales (DIC) et Divisions d’infanterie d’Afrique (DIA) – 10 % des effectifs engagés – sont considérées comme des divisions manœuvrantes à l’égal des Divisions légères mécaniques (DLM), Divisions cuirassées (DCR) et autres Divisions d’infanterie motorisées (DIM), avec une dotation complète d’armement neuf, ces grandes unités mixtes étant bien mieux équipées que les divisions d’infanterie A et B métropolitaines. Constamment sur la brèche, leur taux de perte est comparable aux divisions blindées et mécanisées (le quart des effectifs), et évidemment bien supérieur à la moyenne surtout si celle-ci inclut les unités de forteresse de la Ligne Maginot.

Voila 1931La situation en 1944 est différente : si les troupes arabo-berbères sont en nombre – un tiers des effectifs de la 1re Armée, presque un quart à la 2e Division blindée (2e DB) –, il n’y avait de soldats africains que dans la 9e DIC et les anciens bataillons de marche de Leclerc reversés à la 1re Division motorisée d’infanterie (1re DMI, ex-DFL – Division française libre), ce qui représente 15 000 hommes, soit un peu plus de 5 % des forces françaises de la Libération – et infiniment moins si on prend en compte les Forces aériennes françaises libres (FAFL), les Forces navales françaises libres (FNFL) ou les Forces françaises de l’intérieur – Francs-tireurs et partisans (FFI-FTP). Dans la 2e DB structurée à l’américaine comme les 1re et 5e, un seul Africain avait été préservé de la censure des inspecteurs états-uniens : Claude Mademba-Sy qui entre à Paris, Strasbourg et Berchtesgaden sur son char M5 Pantagruel. Futur colonel et officier d’une Légion d’honneur remise personnellement par de Gaulle, il ne peut toutefois pas être qualifié de « tirailleur », étant français de naissance, né dans une famille d’officiers français d’origine africaine, et engagé volontaire dans la France Libre. Mais ça ne changeait rien à sa couleur de peau « identitaire » au regard du chantage américain aux M4 Sherman.

Ce type d’engagement, qui ne doit rien à la « presse » du décret de 1912, est déstabilisant pour la doxa dont Tirailleurs se fait le porte-voix. Il en va de même de Joséphine Baker dont la panthéonisation a donné lieu à des reportages surréalistes sur des chaînes américaines prises de court et incrédules devant le faste cérémoniel. Elles ont couvert à peu près tout le spectre de son parcours mais ont buté sur son intégration dans les FAFL – qui n’était pas du tout une faveur puisqu’elle était pilote brevetée. Les honneurs militaires rendus n’ont pas été expliqués, et la fameuse série de photos des Studios Harcourt, en uniforme de lieutenant et calot d’aviateur, a été ignorée, car c’est bien cette intégration à la française qui est la plus incompréhensible pour l’idéologie racialiste qui s’affiche désormais sur nos écrans (10).

Car comment ne pas relever que le discours a basculé en quinze ans. Dans Indigènes la dernière demi-heure, très formatée Band of Brothers, se concluait, après le sacrifice des quatre Rebeus défenseurs d’un village alsacien contre une unité allemande, par la visite du seul survivant à un cimetière militaire où sont regroupées croix chrétiennes et stèles musulmanes. Dans Tirailleurs il n’est plus question de mélange puisque notre héros africain se substitue au Soldat inconnu. Cette métaphore mal venue va conforter les lubies des sectateurs du Grand Remplacement, aussi fâchés avec l’arithmétique et la calculette que ceux qui gonflent la participation des troupes indigènes à la Victoire (moins de 2 % des effectifs et des pertes, soit une chance sur cinquante qu’un Africain soit sous l’Arc de Triomphe).

Une subversion à bas bruit

Car que raconte Tirailleurs, sinon l’histoire d’un homme qui tente d’arracher son fils des mains d’une France qui subroge le nom-du-père et pratique, sous couvert d’assimilation, une très sournoise, mais très libératrice, acculturation ? La République est une voleuse d’enfants, et Tirailleurs n’est jamais qu’une adaptation du Roi des Aulnes au final renversé : « In seinen Armen der Vater war tot (11) », victime sacrificielle tuée par un ennemi quasi-occulté (ce qu’il n’était pas, bien au contraire, dans le dernier combat d’Indigènes style Duel à OK Corral). Alors dans ce cas pourquoi ne pas avoir abordé cette problématique de front, et fait par exemple un film sur l’École des otages de Faidherbe et Gallieni qui reprenait le principe romain d’une intégration forcée des fils de chefs barbares pour en faire des citoyens à part entière ? Pourquoi ce détour par ces mess mixtes qui scandalisaient les officiers de Pershing, présentés comme des lieux de déchéance culturelle où des officiers toubabs méphistophéliques (le lieutenant fait boire de l’alcool au jeune musulman) se conduisent en ogres tentateurs avec leurs promesses de méritocratie républicaine ?

Même si on peut légitimement estimer, avec le recul, que « le projet était, à l’origine, vicié [puisque] la vertu de l’entreprise s’arrête là où l’arrière-pensée de la colonisation commence, c’est-à-dire croire à une mission civilisatrice quand on se contente d’accomplir un projet de conquête (12) », le propos métonymique du film n’en reste pas moins de présenter comme mortifère une assimilation que tente de contrer le père en rappelant le fils à son identité ethnique. Là où Indigènes nous désolait des discriminations et de la trahison de nos idéaux, Tirailleurs dénonce ces idéaux eux-mêmes. Entretemps ont débarqué les délires d’une Amérique en crise identitaire. Vivent les ateliers décoloniaux non-mixtes qui immunisent « le-a racialisé-e » contre les universaux des Lumières ! Confondant écran de cinéma et divan de psychanalyste, Tirailleurs alimente la délirante rhétorique d’une gauche atlantisée qui communie désormais avec une extrême-droite ouvertement « phobe ».

Ces dénonciations récurrentes d’une intégration qui ne serait qu’une duplication de notre entreprise coloniale, voire les revendications ségrégationnistes jusque dans nos banlieues, ne font que prôner le retour à une cohabitation différenciée de biotopes non-métissés, celle que le Royaume-Uni accepte à domicile, la seule que conçoive une Amérique issue de ses Treize anciennes colonies. Pour en saisir toute l’imposture il faut y avoir vécu comme Européen découvrant, derrière la taqîya d’une culpabilité calviniste surjouée, ce que Pap Ndiaye, Omar Sy (mais peut-être pas leurs compagnes) ou Rokhaya Diallo n’ont pu percevoir eux-mêmes, câlinés par les prévenances de la bien-pensance : un ségrégationnisme endémique au-delà du suprémacisme blanc hérité du KKK. Idiot utile d’une moraline d’importation et d’un discours intrusif, le film Tirailleurs participe de cet enfumage.

Il aurait été préférable, plutôt que de sasser et ressasser ces scènes de tranchées cent fois vues depuis La Grande Parade (1925), À l’Ouest, rien de nouveau (1930) ou Les Croix de bois (1932), de construire le synopsis autour de l’attente du père là-bas, sous Code de l’indigénat, et tant qu’à faire dans le pathos, s’inspirer de ce film russe où une mère, longtemps après la fin des combats, vient tous les jours à la sortie du village, espérant voir reparaître au loin ce fils que la guerre lui a enlevé et dont on sait qu’il ne reviendra pas (13). Construit pour un public occidental autour de la très parisienne « image racialiste du Sénégalais, c’est-à-dire l’Africain qu’il connait le mieux, qu’il a le premier promu et intégré dans les élites coloniales, néocoloniales et postcoloniales (14) », Tirailleurs ne nous gratifie même pas de quelques accords de musique africaine (15). Cela aurait pourtant permis de revenir par la tangente à un sujet toujours occulté par le cinéma même s’il lui a souvent servi de décor, que méconnaissent encore nos compatriotes, mais à côté duquel le film passe totalement : le régime colonial français. ♦

 

Mission militaire française près l’Armée américaine

Le 7 août 1918

Confidentiel

Au sujet des troupes noires américaines

I. Il importe que les officiers français appelés à exercer un commandement sur des troupes noires américaines, ou à vivre à leur contact, aient une notion exacte de la situation des Nègres aux États-Unis. Les considérations exposées dans la note suivante devraient donc leur être communiquées, et il y a un intérêt considérable à ce qu’elles soient connues et largement diffusées ; il appartiendra même aux autorités militaires françaises de renseigner à ce sujet par l’intermédiaire des autorités civiles, les populations françaises des cantonnements de troupes américaines de couleur.

II. Le point de vue américain sur la « question nègre » peut paraître discutable à bien des esprits français. Mais il ne nous appartient pas à nous Français de discuter ce que certains appellent un « préjugé ». L’opinion américaine est unanime sur la « question noire » et n’admettrait pas la discussion.

Le nombre élevé de Nègres aux États-Unis (15 millions environ) créerait pour la race blanche de la République un danger de dégénérescence si une séparation inexorable n’était faite entre Noirs et Blancs.

Comme ce danger n’existe pas pour la race française, le public français s’est habitué à traiter familièrement le « Noir », et à être très indulgent à son égard.

Cette indulgence et cette familiarité blessent profondément les Américains. Ils les considèrent comme une atteinte à leurs dogmes nationaux. Ils craignent que le contact des Français n’inspire aux Noirs américains des prétentions qu’ils considèrent comme intolérables. Il est indispensable que tous les efforts soient faits pour éviter d’indisposer profondément l’opinion américaine.

Bien que citoyen des États-Unis, l’homme de couleur est considéré par l’Américain blanc comme un être inférieur avec lequel on ne peut avoir que des relations d’affaires ou de service. On lui reproche une certaine inintelligence, son indiscrétion, son manque de conscience civique ou professionnelle, sa familiarité.

Les vices du Nègre sont un danger constant pour l’Américain, qui doit les réprimer sévèrement. Par exemple, les troupes noires américaines en France ont donné lieu à elles seules à autant de plaintes pour tentatives de viol, que tout le reste de l’armée, et cependant on ne nous a envoyé comme soldats qu’une élite au point de vue physique et moral, car le déchet à l’incorporation a été énorme.

Conclusion

I. Il faut éviter toute intimité trop grande d’officiers français avec des officiers noirs, avec lesquels on peut être correct et aimable, mais qu’on ne peut traiter sur le même pied que des officiers blancs américains, sans blesser profondément ces derniers. Il ne faut pas partager leur table et éviter le serrement de main et les conversations ou fréquentations en dehors du service.

II. Il ne faut pas vanter d’une manière exagérée les troupes noires américaines surtout devant les Américains. Reconnaître leurs qualités et leurs services, mais en termes modérés conformes à la stricte réalité.

III. Tâcher d’obtenir des populations des cantonnements qu’elles ne gâtent pas les Nègres. Les Américains sont indignés de toute intimité publique de femme blanche avec des Noirs. Ils ont élevé récemment de véhémentes protestations contre la gravure de la Vie Parisienne intitulée « L’enfant du dessert » représentant une femme en cabinet particulier avec un Nègre. Les familiarités des Blanches avec les Noirs sont, du reste, profondément regrettées de nos coloniaux expérimentés, qui y voient une perte considérable du prestige de la race blanche. L’autorité militaire ne peut intervenir directement dans cette question, mais elle peut influer sur les populations par les autorités civiles.

(Signé) Linard


(1) Hitt Wallace, « Allelujah ! », Voilà, n° 5, 25 avril 1931. La quatrième de couverture, sous une époustouflante photo de l’artiste en majesté, annonce ainsi l’article : « Pour la gloire d’une Joséphine Baker, que de noirs immolés… ».
(2) Quoiqu’il l’ait été très tôt, voir les ouvrages de Lucie Cousturier comme Des inconnus chez moi (1920) ou Mes inconnus chez eux, mon amie Fatou, citadine (1925), André Gide, Voyage au Congo (1927) et Retour du Tchad (1928), Albert Londres, Terre d’Ebène (1929), etc.
(3) « Il y a des auteurs qui, s’érigeant en jurisconsultes politiques, viennent nous dire hardiment que les questions relatives à l’état des personnes doivent se décider par les lois des pays auxquels elles appartiennent, et qu’ainsi un homme qui est déclaré esclave en Amérique et qui est transporté de là en Europe, doit y être regardé comme un esclave ; mais c’est là décider des droits de l’Humanité par les lois civiles d’une gouttière, comme dit Cicéron. » Louis de Jaucourt, article « Traite des nègres », Encyclopédie, 1766.
(4) Ainsi du martyre de Jesse Washington, dix-sept ans, suspendu à mi-hauteur d’un arbre au-dessus d’un tapis de braises, châtré et doigts et orteils coupés pour se consumer lentement de l’intérieur, le 15 mai 1916 à Waco au Texas. Il mit deux heures à mourir. Plus du tiers de la population de la ville y assiste, soit entre 10 et 15 000 personnes. Aucune autorité n’intervient, ni la mairie ni la police.
(5) Voir Brooks Max (texte) et White Caanan (illustrations), The Harlem Hellfighters, 2014, traduction française aux Éditions Pierre de Taillac, 2017.
(6) On en notera un dans la chambrée du Haut-Königsberg de La Grande Illusion (Jean Renoir, 1937).
(7) « Les Américains sont indignés de toute intimité publique de femme blanche avec des Noirs. Ils ont élevé récemment de véhémentes protestations contre la gravure de La Vie Parisienne intitulée “L’enfant du dessert” représentant une femme en cabinet particulier avec un Nègre. »
(8) Saint-Louis, Gorée, Rufisque et Dakar.
(9) « La Chambre, fidèle aux principes immortels qui ont inspiré la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, réprouvant et condamnant tout préjugé de confession, de caste ou de race, affirme et proclame l’absolue égalité de tous les hommes, sans distinction d’origine ou de couleur, au bénéfice et à la protection de toutes les lois du pays. » L’Assemblée nationale a commémoré ce centenaire en 2019 : « Sans distinction d’origine ou de couleur », Les députés français contre la ségrégation (www2.assemblee-nationale.fr/).
(10) D’aucuns objecteront que l’US Navy va donner, pour la seconde fois, le nom d’un cuisinier du cuirassé USS West Virginia lors de l’attaque de Pearl Harbor (Doris Miller) à un de ses navires, le futur porte-avions CVN-81 – comme quoi il reste encore bien compliqué de trouver dans les armées américaines des héros de guerre noirs qui aient été affectés ailleurs qu’à fond de cale.
(11) Dans ses bras, le père était mort : modification expresse de l’auteur du poème de Gœthe, dans lequel le dernier vers dit « le fils » (« das Kind »).
(12) Chevallier Arthur, « Tirailleurs sénégalais : la promesse non tenue de la République ? », Le Point, 3 janvier 2023 (www.lepoint.fr/).
(13) La Ballade du soldat, Grigori Tchoukhraï, 1959.
(14) Diallo Karfa, « Malgré Omar Sy, Tirailleurs rate son rendez-vous postcolonial », Jeune Afrique, 4 janvier 2023. Le film aurait effectivement pu être titré « Emily in Dakar » (www.jeuneafrique.com/).
(15) Il en était de même de l’illustration sonore exclusivement américaine, registre Apocalypse Now à l’exclusion de la moindre mélodie asiatique en 17 h 15 de programme, de The Vietnam War, documentaire de Ken Burns et Lynn Novick (2017) agoni par la presse outre-Atlantique mais célébré par les critiques en France à une exception près : Truong Véronique, « Une rage américaine : à propos de Vietnam de Ken Burns et Lynn Novick », RDN, Tribune n° 933, 27 septembre 2017 (www.defnat.com/), traduite et mise en ligne sur le site du magazine Harper’s sous le titre « American Rage », 20 octobre 2017 (https://harpers.org/2017/10/american-rage/).

Partagez...

  • Accéder aux tribunes

Janvier 2023
n° 856

Pour une stratégie d'influence

Je participe au débat stratégique


À vos claviers,
réagissez au dossier du mois

 

Actualités

04-02-2023

Finalisation des discussions entre la France et l’Italie sur la livraison du SAMP/T-MAMBA à l’Ukraine

02-02-2023

Guerre en Ukraine : état des lieux
26 janvier - 2 février 2023

30-01-2023

Le ministère des Armées lance avec l’Italie l’acquisition de missiles Aster

27-01-2023

La DGA réceptionne la première vedette de fusiliers marins (VFM)

21-01-2023

Annonce de la LPM 2024-2030

15-01-2023

Il y a 10 ans – Quatre Rafale sur Gao

Adhérez au CEDN

et bénéficiez d'un statut privilégié et d'avantages exclusifs (invitations...)

Anciens numéros

Accéder aux sommaires des revues de 1939 à aujourd’hui

Agenda

Colloques, manifestations, expositions...

Liens utiles

Institutions, ministères, médias...

Lettre d'infos

Boutique

  • Abonnements
  • Crédits articles
  • Points de vente
  • CGV
  • Politique de confidentialité / Mentions légales

e-RDN

  • Tribune
  • e-Recensions
  • Cahiers de la RDN
  • Florilège historique
  • Repères

Informations

La Revue Défense Nationale est éditée par le Comité d’études de défense nationale (association loi de 1901)

Directeur de la publication : Thierry CASPAR-FILLE-LAMBIE

Adresse géographique : École militaire,
1 place Joffre, Paris VII

Nous contacter

Tél. : 01 44 42 31 90

Email : contact@defnat.com

Adresse : BP 8607, 75325 Paris cedex 07

Publicité : 01 44 42 31 91

Copyright © Bialec Tous droits réservés.