À l'heure des sanctions économiques et de la guerre en Ukraine, dans quel état se trouve la marine marchande russe ? Outil de puissance depuis la Russie tsariste, la flotte commerciale russe participe à l'influence du pays dans le monde. Néanmoins, elle fait face à des nouveaux enjeux et à des problématiques, décryptés ici par nos deux auteurs avec une perspective historique.
La flotte commerciale russe : obstacles à franchir, défis à relever (T 1473)
Monument en hommage aux marins de la marine marchande à Vladivostok (© alexhitrov / Adobe Stock)
La marine russe est une et indivisible, constituée d’ensembles complémentaires et inséparables : la marine marchande, la flotte de pêche, la flotte hydrographique, la marine militaire, et les marins. Ce développement présuppose qu’il est mené en tenant compte de la situation géographique du pays. La Russie n’a pas d’accès à la mer ouverte, alors que son extension est-ouest est gigantesque, avec la mer Baltique et les détroits danois à l’ouest, la route polaire au nord, les détroits turcs au sud, les mers d’Okhotsk et du Japon à l’est. Seul le Kamtchatka lui donne une ouverture sur l’océan Pacifique. Par ailleurs, l’ombre de la Chine plane sur l’accès maritime de la Russie. Les déclarations et sous-entendus, depuis une quarantaine d’années, de dirigeants chinois ne laissent aucun doute sur la vision de l’appartenance à la Chine de toute la Sibérie.
Observations introductives
La nouvelle guerre froide entre la Russie et la « Communauté euro-atlantique » aboutit à « l’opération militaire spéciale » en Ukraine et met en évidence à la fois les défauts dans le système économique de la Russie et ceux du système en tant que tel. La Russie ne possède ni un appareil industriel bien structuré, ni le tissu économique et financier, non seulement à la hauteur de ses ambitions géopolitiques, mais aussi des besoins que les sanctions, la guerre en Ukraine et les besoins courants exigent. La société russe est gangrenée par la corruption ; le mot d’ordre est : « désoligarchiser » et « désoffshoriser » le secteur économique et financier.
Démographiquement faible (1), la Russie est en réalité un pays en développement qui, comme tous ces pays, espère un décollage économique (take-off). Pour relancer le secteur « Transport et économie maritime du pays » le gouvernement publie en novembre 2021 « Stratégie transports 2030-2035 » et fin juillet 2022 le document intitulé : « Doctrine maritime de la Fédération de Russie » (2).
Dans ces documents, l’importance de la marine marchande (3) est soulignée. La Russie est pour la énième fois définie comme une grande puissance maritime (4). Auparavant, un autre document d’intérêt général publié en 2014 rappelle l’importance du transport maritime dans la partie russe de l’Arctique (5). Tous les actes officiels de cette nature et de ce niveau, promulgués avant février 2022, mettent également en avant l’importance de la flotte commerciale dans son ensemble, sans tenir compte de l’état dans lequel elle se trouve. On a l’impression que, grâce à la guerre, les responsables commencent à prendre conscience de la gravité dans laquelle se trouvent le pays et son cluster maritime. Cependant, « l’opération militaire spéciale » fait que le cadre géopolitique et les hypothèses implicites des relations entre la Russie et l’Occident changent profondément. C’est la conflictualité qui prime. Alors, la Russie cherche à augmenter encore son potentiel maritime, dont fait partie la marine marchande.
Cet article a pour but d’examiner comment et dans quelle mesure la flotte « civile » contribue au renforcement dudit potentiel maritime et, en général, à la puissance maritime russe dans sa globalité.
La flotte marchande russe
La flotte de commerce
Les Russes classifient sous le chapitre « Flotte marchande » les navires « océaniques », fluvio-maritimes, fluviaux, de pêche, brise-glace, ainsi que barges et plateformes flottantes… Chacune des flottes mentionnées ci-dessus a son importance et remplit, tant bien que mal, ses fonctions sur les plans international, national et régional. Elles constituent le potentiel maritime de la fédération, au même titre que les chantiers civils et militaires, infrastructures, etc., comme indiqué dans la Doctrine (chapitre I, point 7).
Les conditions géographiques et climatiques imposent que, dans certaines régions, les armateurs et autres agents économiques organisent les chaînes logistiques en fonction de ces conditions. En outre, les sanctions et les « contre-sanctions » russes prises avant, et surtout après, février 2022 imposent des contraintes additionnelles et rendent encore plus difficile le fonctionnement des chaînes logistiques.
Les données relatives aux flottes sont les plus complètes pour la flotte océanique, dans laquelle est le plus souvent incluse la flotte fluvio-maritime. L’Institut central de recherche et de conception de la flotte maritime fournit les données suivantes : les « armateurs russes », en janvier 2022, disposaient de 1 506 navires (en majorité les vraquiers fluvio-maririmes et minéraliers), ce qui représente 24,1 millions de tonnes de port en lourd (tpl), dont 1 248 (83 %) sont sous le pavillon russe ayant capacité de naviguer dans la glace. En tonnage, 14,2 Mtpl (60,8 %) naviguent sous pavillon de complaisance. Les pétroliers sous pavillon russe sont au nombre de 352, pour 4 628 600 tpl. Sous pavillon de complaisance naviguent 130 pétroliers, pour 11 460 300 tpl. (6). Depuis le début de la guerre en Ukraine, on observe qu’un bon nombre de pétroliers, souvent datés, sont achetés par des acquéreurs non identifiés. On pense que ce sont les « intérêts russes » qui se portent acquéreurs. Il est alors vraisemblable que les chiffres ci-dessus soient sous-évalués (7). La part de la flotte pétrolière russe dans le monde se situe au niveau de 5 %, et sur le marché de vrac sec à 3 %.
L’âge moyen de la flotte marchande serait de 20 ans. La flotte, dans son ensemble est en moyenne bien plus âgée, d’environ 30 ans, voire davantage. Ce constat est préoccupant, car il s’inscrit dans une tendance mondiale de la flotte renforcée-glace, y compris les navires occidentaux. Ce segment est, en moyenne hors Russie, âgé d’une quinzaine d’années – l’échantillon d’un navire diminue en moyenne d’1/10 mm par an. Les terminaux pétroliers dans le monde acceptaient, c’était un usage, les navires jusqu’à 15 ans d’âge, mais cette situation les a poussés à augmenter cette limite à 20 ans. Or, il faut la classe glace pour naviguer en Baltique en hiver, ainsi que pour la route du Nord. Avant la mise en place des sanctions, 40 % du commerce extérieur russe passait par la Baltique. Une marée noire en Baltique serait une véritable catastrophe écologique. Les flottes qui ont en charge d’assurer le trafic de marchandises gravitent autour des macro-régions et autour des bassins des grandes artères fluviales. Les deux sont interdépendants.
Les macro-régions sont :
• L’Arctique (y compris la route du Nord). Le volume du trafic est, en 2022, de 98,5 millions de tonnes et le vrac liquide représente 69,3 Mt.
• La Baltique, avec un total du trafic en 2022 de 245 Mt, dont le pétrole en représente 148 Mt. Le trafic des conteneurs est en baisse de 54 %. Les ports de Baltique ont le plus souffert des sanctions. Assurer les livraisons des marchandises et du matériel militaire entre Saint-Pétersbourg et Kaliningrad est une tâche que la marine marchande doit remplir, même avec les moyens réduits, et notamment un nombre insuffisant de rouliers (ro-ro).
• La Caspienne-mer Noire-Azov (8) avec 269 Mt., dont 146,6 Mt pour le pétrole.
• L’Extrême-Orient, avec 227,8 Mt, dont 73,8 Mt de pétrole. Le trafic des containers y est en hausse de 8,6 % et représente 2,2 millions équivalent vingt pieds (EVP). La flotte marchande doit y assurer les liaisons avec le Kamchatka, Sakhaline et les Kouriles. Pour la Russie, ce sont des zones sensibles qui seraient encore plus vulnérables sans la présence de la marine marchande.
Le trafic de containers pour les dix premiers mois de 2022 dans les ports maritimes serait de 3,6 M EVP. Il est donc relativement stable par rapport à l’année 2021. Ce sont les matières premières (pétrole, gaz, charbon, bois…) qui représentent la plus grande part du trafic portuaire destiné à l’exportation. Ceci conforte la suggestion que l’économie russe est plutôt une économie en voie de développement (9).
Les exportations russes vont en premier lieu vers l’Asie, sans négliger le Proche et Moyen-Orient et les autres pays du Sud. Ces exportations incitent Moscou à proposer aux partenaires commerciaux dans ces régions d’adopter le système des méthodes alternatives de paiement, comme le clearing (10). Les pays importateurs, s’ils craignent d’être victimes des sanctions et/ou manquent de devises fortes pour régler leurs achats, sont incités à l’accepter. Les pays comme l’Iran ou la Turquie, voire l’Afrique du Sud, dont les monnaies sont faibles, pourraient être intéressés. L’Inde le pratique déjà pour l’achat du pétrole. Évidemment, une issue de la guerre en Ukraine favorable à la Russie donnerait plus d’attractivité à cette initiative. La plus grande opposition à cette idée viendrait de Washington, car elle mettrait partiellement en cause le système actuel du commerce dont ils sont les maîtres, grâce au dollar.
Cependant, pour exporter les volumes qui justifieraient que les pays acheteurs acceptent le règlement en clearing, malgré l’opposition américaine, il faudrait que la Russie puisse exporter les volumes qui justifieraient que le pays acheteur accepte l’utilisation du clearing. Toutefois, pour transporter les marchandises dans des quantités suffisantes, il lui faut une flotte capable, disposant de vraquiers et autres navires qu’elle n’a pas.
En attendant, le gouvernement russe prévoit de trouver les moyens financiers pour assurer la modernisation du Transsibérien et de la Magistrale Baïkal-Amour. Le but est d’arriver à absorber 180 Mt de fret à court terme, soit dans deux ans au plus tard – actuellement, le fret représente 144 Mt. Les Chemins de fer russes, l’État dans l’État, sont tellement mal gérés que les Chinois, pour acheminer les marchandises vers l’Allemagne, contournent le territoire russe et passent par le Kazakhstan, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Roumanie… Le gouvernement prévoit également d’augmenter les capacités du réseau ferré vers la mer Noire, ainsi que de moderniser et rendre plus équilibrée la flotte de commerce, car les tankers seuls ne suffisent pas (11). Les pétroliers ont néanmoins assuré les nouveaux débouchés pour les hydrocarbures. Par exemple, en février 2022, 70 % de l’export du pétrole par mer allait vers l’Union européenne (UE) et le Royaume-Uni, 9 % vers la Corée et le Japon, 20 % vers la Chine et la Turquie. À la fin de l’année 2022, 42 % d’export du pétrole va vers l’Inde.
Le trafic assuré par la flotte fluviale mixte n’est pas négligeable, tant dans la partie européenne qu’asiatique. Dans une certaine mesure, elle est même vitale pour certaines régions asiatiques. Les fleuves et les canaux mettent en réseau les macro-régions du nord au sud du pays. Sur ces réseaux, la vitesse de navires est faible et la période de navigation annuelle plus courte à cause de la glace. De plus, la navigation sur les fleuves et les rivières est tributaire des changements de la profondeur d’eau, qui varie avec les conditions atmosphériques. C’est un mode de transport relativement bon marché.
Dans la partie européenne, la Volga (y compris la région Caspienne-Azov) par sa taille et ses affluents et par le réseau de ses canaux, est une artère économiquement irremplaçable, représentant plus de 3 500 km de voies navigables. Il s’agit d’un réseau qu’on appelle « Réseau des cinq mers ». Ce sont principalement les canaux Volga-Don-Azov, Volga-Baltique et mer Blanche-Baltique. Les mers ainsi mises en réseau sont les mers Blanche, Baltique, Caspienne, Azov et la mer Noire, via cette dernière.
Le port de Moscou est devenu le port des cinq mers, car le canal « Moscou » est connecté au canal « Volgo-Balt ». En 2022, 12 Mt de marchandises ont été transportées par celui-ci (12).
Dans la partie asiatique, les fleuves Ob (3 600 km), Ienisseï (3 300 km), Lena (4 000 km), Amour (2 800 km) et leurs affluents, avec les ports maritimes et fluvio-maritimes situés dans cette méga-région, sont des artères qui permettent, non seulement les mouvements et la production de biens et services, mais également profitent à la vie de ses habitants. Environ 110 Mt de fret et 8,5 millions de passagers sont acheminés par la flotte fluviale (13).
Dans la macro-région mer Noire-Caspienne, la flotte mixte est indispensable pour les échanges commerciaux avec l’Iran, la Turquie et les autres pays du Proche et Moyen-Orient et de la Méditerranée. Dans une perspective de l’axe logistique « nord-sud », la flotte sur la Volga et sur la Caspienne, ainsi que le chemin de fer autour de cette mer permettront à la Russie et aux pays limitrophes de créer une zone économique dont les produits auront, via l’Iran, l’accès à l’océan Indien. La réalisation des projets de canaux entre la Caspienne et la mer d’Azov, et entre la Caspienne et le golfe Persique ou l’océan Indien affranchirait complètement la Russie du canal de Suez.
L’armateur qui domine la branche est Sovremenny Komerceski Flot (Sovcomflot), dont l’actionnaire principal est l’État, et qui est une holding visée directement par les sanctions américaines et européennes (14). On peut mentionner aussi d’autres armateurs comme Transmorflot, Voloskoje Company, Severni projekt, FESCO (Compagnie de navigation de l’Extrême-orient), bien d’autres qui assurent la navigation fluviale et le cabotage.
Les géants industriels comme Gazprom, Rosneft, Nornickel, etc., via leurs filiales, sont aussi propriétaires ou affréteurs de navires, qu’ils utilisent en priorité pour leurs propres besoins. Nornickel est, par exemple, propriétaire de Yenisei River Shipping (15).
La banqueroute de deux armateurs, à savoir « Baltyiskoje morskoje parohodstvo » et « Murmanskoje morskoje parohodstvo », a mis en péril l’unité territoriale, car les communications avec Severnaja Zemlja, Novaja zemlja, Tamir, Jamal, Spitzberg (« le bassin nord-ouest ») deviennent aléatoires. Les chantiers ne peuvent pas remplacer les navires des compagnies en faillite. Le pouvoir central ne contrôle que faiblement les armateurs, à de rares exceptions près. Pour les échelons politiques du plus haut niveau, le commerce maritime est terra incognita. Les grandes banques russes, qui financent en partie les opérations maritimes, appartiennent à l’oligarchie internationale, ce qui présente une difficulté additionnelle pour les propriétaires des navires. Ces derniers ne souhaitent pas avoir le contrôle étatique ni de leurs opérations ni de leurs navires. L’idée de « désoligarchiser » et de « désoffshoriser » le pays ne plaît pas beaucoup aux armateurs. Le paradoxe est que les sanctions incitent Sovcomflot et autres armateurs à « déoffshoriser ».
En résumé, il suffit de citer un auteur qui écrit en conclusion de son article : « Malheureusement, aujourd’hui, la Russie ne dispose tout simplement pas d’une grande flotte maritime, à l’exception de pétroliers (16). » Les ports, sauf quelques exceptions, ainsi que d’autres infrastructures ont aussi un grand besoin de réparation et modernisation. Mais tout ne se passe pas comme prévu et Poutine a décidé de prendre la main sur ce projet (17).
La pêche
En Russie, la pêche est une activité économique à forte connotation sociale, parce que les ménages russes consomment 20 kg/an de produits de la mer. Pour cette raison et dans le cadre de la politique maritime, le gouvernement a promulgué le « Programme d’État 2030 pour le développement de la pêche » entré en vigueur le 1er janvier 2022. Les ressources aquatiques s’épuisent vite parce que la pêche illégale est répandue et les dépassements des quotas de pêche sont fréquents. La mer Caspienne est particulièrement touchée, car les pêcheurs des nouveaux États sont encore moins sensibles à la préservation de ressources marines (poissons, crabes, etc.) que les pêcheurs russes. La flotte russe a, en 2022, pêché 4,59 Mt de poissons et autres produits de mer. La plus grande partie a été pêchée dans les zones de pêche de l’Extrême-Orient (3,3 Mt) et en haute mer (527 000 tonnes).
Toutefois, les pêcheurs manquent de dépôts frigorifiques et de chalutiers nouvelle génération. Ce n’est que récemment que deux chalutiers capables de pêcher 60 000 t/an sont entrés en exploitation, dont un a été construit en Turquie. Pour la pêche océanique, un armateur a commandé 10 chalutiers (longs de plus de 100 m), et le chantier à Onega commence la construction de six chalutiers pour la pêche au crabe, en dépit des sanctions…
Cependant, l’Association des propriétaires de bateaux de pêche ne cesse pas de demander l’aide de l’État pour le renouvellement et la modernisation de leurs bateaux. L’Association affirme que le « Programme de modernisation de la flotte de pêche est bien en retard ». Il est vrai que les bateaux sont obsolètes, que les entrepôts frigorifiques manquent, que les crédits pour financer la construction de bateaux modernes sont chers, que les délais de remboursement sont de six ans au maximum, et que les chantiers ne remplissent leurs obligations qu’avec beaucoup de retard. Les sanctions européennes frappent aussi partiellement les deux importantes entreprises de pêche Okeanribflot et Ruska ribopromisljena kompanija. La Commission ne délivre plus de licences d’importation. En somme, la flotte de pêche n’est pas dans un meilleur état que la flotte de commerce.
Les marins : l’emprise russe en toile d’araignée
La Russie a essaimé ses marins à travers le monde, profitant de l’évolution du shipping mondial au gré des techniques de financement : les rôles de propriétaire et celui d’armateur (l’appellation de manager est graduellement apparue) se sont de plus en plus dissociés depuis une trentaine d’années, de sorte que les Russes ont envahi les équipages à travers les sociétés dites de management. On trouve aujourd’hui 15 % de leurs compatriotes dans les équipages à travers le monde, dont beaucoup de commandants et de seconds capitaines. Il faut peut-être dissocier les Russes des Ukrainiens qui sont environ 1/3 de ce total. L’histoire nous le dira. Les Russes comptent 198 123 marins (au moment de l’écriture de cet article) servant sur des navires étrangers, dont 71 652 officiers et 121 471 matelots. La flotte mondiale compte environ 90 000 navires. On voit donc le contrôle potentiel exercé par la Russie sur le commerce maritime mondial, par ce levier dont elle dispose. Une formidable arme de la guerre hybride, si l’on fait l’hypothèse, que nombre de ces marins sont des agents dormants. En outre, les réseaux tissés dans de nombreux pays par les écoles de marine marchande russes forment des officiers africains ou asiatiques, lesquels parlent russe et ont un lien d’amitié avec la Russie.
Selon ses méthodes ancestrales, diverses et parfois inattendues, la Russie tire les ficelles de l’influence et du contrôle : un exemple, le simulateur de l’ENSM et des pilotes du Havre ont un logiciel russe.
Un aperçu historique
Comment le caractère singulier du peuple russe, son histoire de pays enclavé et l’immensité de son territoire, ont-ils abouti à un modèle singulier de marine marchande ?
C’est à partir du XIXe siècle que l’on vit une véritable inflexion, celle où la marine marchande devint un instrument d’influence et d’appoint militaire.
La guerre de Crimée (1853-1856) mit un coup de boutoir au développement de la flotte militaire russe. C’est à partir de ce moment que la Russie a vu la nécessité de développer une marine marchande dédiée au succès de sa politique. En effet, le traité de Paris limitait les capacités de la marine militaire russe, et il apparut comme intérêt national celui de complémenter la flotte militaire par une flotte marchande. L’ouverture sur la mer a toujours été un souci majeur de la Russie depuis Pierre le Grand (règne de 1682 à 1725), et les Échelles du Levant étaient un premier théâtre où il fallait manifester une présence qui atteste de la force. Depuis cette époque, les Russes n’ont jamais manqué d’asservir leur marine marchande à leurs buts politiques.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle apparut le concept de « flotte volontaire ». Après la guerre russo-turque et les avantages que tirait la Russie du traité de San Stefano (1878), celle-ci fut prise de panique de voir la flotte anglaise dans la mer de Marmara et l’Autriche prête à occuper la Bosnie ! Ne pouvant déployer des moyens militaires, elle décida de faire jouer à la marine marchande un rôle d’appoint militaire. Une souscription fut lancée, à laquelle répondit un formidable élan patriotique. La flotte marchande russe ne put répondre au besoin, et il fallut acheter le tonnage à l’étranger. Le congrès de Berlin avait entre-temps mis fin à la menace militaire, et la Russie se trouva alors à la tête d’une flotte marchande qui lui permit de reprendre en main le commerce extérieur du pays, jusqu’alors sous contrôle étranger, en créant une société d’armement à but non lucratif.
Cette flotte marchande fut, par la suite, au service de buts politiques de la Russie : la présence en Perse (ouverture sur l’océan Indien) et le peuplement de l’Extrême-Orient russe. Elle fut un lien d’assimilation, un moyen d’absorption de territoires jusqu’à l’océan Pacifique, de présence dans l’océan Indien, le Golfe Persique, la mer de Chine, in fine, un lien entre les parties si distantes de son immense empire. La conception du pouvoir en Russie est holistique, une donnée fondamentale qui explique combien l’usage de la marine marchande peut être éloigné dans ce pays de ce qu’il est ailleurs. On aurait, en effet, imaginé qu’un pays, assis sur pratiquement l’ensemble du tableau de Mendeleïev, dispose d’une marine prospère dans le commerce international. Ce n’est pas le cas.
Il faut regarder la carte : les Russes n’ont que la route du nord vers l’Extrême-Orient, ou la sortie par les détroits danois à l’ouest, ou les détroits turcs au sud. On en comprendra la politique des Russes en Méditerranée, à l’endroit du canal de Suez, de l’Inde, du Vietnam, de la Chine, de la Corée du Nord. Même l’est est enclavé dans la mer d’Okhotsk ou du Japon. Seul le Kamtchatka donne une franche ouverture sur le Pacifique. C’est une des clés de la politique russe.
Le ton était donné : bien avant la Russie soviétique, la Russie impériale fit de sa marine marchande un instrument politique, à caractère dual. C’est aussi la manifestation d’une propriété intrinsèque de la Russie, selon l’intéressant développement du marquis de Custine (« Lettres de Russie », 1843). La compagnie russe d’Amérique de Rezanov (1799) ne dément pas cette thèse.
Il se révéla à l’usage qu’un navire marchand doté d’armements reste un bien piètre bâtiment militaire, aussi cet aspect fut-il abandonné de bâtiments auxiliaires, mais demeura la doctrine de l’emploi de la marine marchande comme instrument politique, de présence d’espionnage, et de satisfaction des besoins commerciaux de la nation. À l’échelon mondial, il fallut néanmoins attendre avant que cette flotte ne devienne déterminante. Lénine mit un coup de frein, considérant que la marine, de façon générale, était un gaspillage d’argent public.
Si la doctrine était ainsi apparue, il fallut quand même attendre l’ère stalinienne, qui avait vu l’importance d’une marine marchande dans les convois de la guerre, puis Khrouchtchev et les années 1950 pour que, après que la démonstration eût été faite pendant la Seconde Guerre mondiale de l’importance des flottes de commerce, l’URSS se lance dans un vaste programme de chantiers navals, ports, constructions neuves. Une étude faite par BRS dans les années 1990 montra que les 2/3 de la capacité de construction de l’URSS se trouvaient dans un rayon de 500 km de Moscou – le réseau intérieur russe de voies navigables est étonnamment vaste.
La pénétration de l’URSS dans le tiers-monde fera croître sa flotte marchande d’un facteur 4 entre les décennies 1960 et 1980. La flotte de pêche a crû dans les mêmes proportions, ces deux flottes assurant désormais un maillage planétaire, jouant le rôle dual de renseignement et d’influence. Elles sont d’ailleurs étayées par un réseau national d’écoles de marine marchande qui accueillent nombre d’élèves du tiers-monde, étendant l’influence par l’endoctrinement et la langue, et créant des appuis culturels.
Le retour de l’URSS à la Russie ne changera rien à ce paysage, faisons confiance à Custine pour la constance du caractère russe, sauf une sorte de passage à vide après la Perestroïka où la privatisation s’était faite beaucoup avec l’argent des collectivités locales.
La disparition de l’URSS exige qu’on tienne compte des changements géoéconomiques qui se sont produits au début des années 1990 et qui aujourd’hui affectent directement le secteur portuaire, celui du transport maritime et celui de la construction navale russe post-1990. Ceci concerne d’abord la façade portuaire : Baltique, mer Noire, Caspienne, Azov où les nouveaux États font leur apparition. L’ancienne flotte de l’URSS est partagée entre certains pays successeurs de l’Union soviétique et la Russie (« les barons rapaces »). Par la même occasion la Russie perd un important savoir-faire dans le domaine de la construction navale. Par exemple, les chantiers de Nikolaev en Ukraine, les usines qui fabriquent les systèmes de propulsion (Motor Sich), etc.
À l’époque soviétique, la flotte fait partie du ministère de la Marine marchande et est tributaire du Gosplan. À la fin des années 1950, il y a une division géographique selon laquelle les navires sont affectés aux zones géographiques administratives comme l’Extrême-Orient, la mer Noire, Azov… Les entreprises d’État de navigation sont fondées.
Des tentatives de coopération eurent lieu avec les États-Unis qui, en 1971, implantèrent Pepsi Cola en URSS. Mais, celle-ci n’ayant pas de devises lourdes, un accord de troc fut conclu. Pepsi était payé en navires ! Navires existants ou constructions neuves, que Pepsi dut placer sur les marchés maritimes mondiaux.
Ensuite, sous inspiration yougoslave, les Soviétiques ont fondé Sovfraht et Sovinflot, et commencent à raisonner en termes de rentabilité, mais sans le savoir-faire nécessaire. Durant la période soviétique, la flotte grandit (sur la base d’affrètement coque nue/bareboat charter) et occupe la cinquième place dans le monde à la fin des années 1980.
Auparavant, l’accord commercial entre les États-Unis et l’URSS (18) y contribue grandement. Vers la fin des années 1980, on passe à l’étape suivante : « Sovcomflot » est fondé et est autorisé d’agir comme un armateur « capitaliste ».
En 1992, Eltsine lance la privatisation et Sovcomflot, sous le nom de « Sovremenny komercijalni flot » devient une société par actions dont l’actionnaire reste l’État (19).
Durant toute la période soviétique et surtout entre 1945 et 1985, le rôle central de la marine marchande est de livrer les marchandises et les armes aux pays du tiers-monde comme le Vietnam, Cuba, l’Égypte et autres pays amis. Les marines marchandes des autres pays du pacte de Varsovie participaient aussi à ce type de commerce. En 2022, l’opération « Anadyr » est encore donnée en exemple quand, pendant plusieurs mois, les hommes, les armes, missiles et autres matériels ont été livrés à Cuba au début des années 1960.
Construction et réparation navales
L’importance des chantiers navals est confirmée par la présence de Vladimir Poutine et de son discours à la conférence sur l’avenir de la construction navale qui a eu lieu en août 2022. Ceci indique que l’état dans lequel elle se trouve ne donne pas satisfaction et que le Président la surveille de près, comme il le fait aussi avec les chemins de fer. Cela signifie aussi que les entreprises de construction et de réparation navales doivent revoir leurs modes de fonctionnement. Les sanctions ont eu comme conséquence la rupture de coopération avec les chantiers coréens, japonais, néerlandais, et ipso facto l’arrêt du transfert des savoir-faire.
Du temps de l’URSS, les Ukrainiens ont été à la tête de la construction soviétique – porte-avions dans le chantier de Nikolaev et les systèmes de propulsion dans les usines de Motor Sitch. On va voir que les Russes manquaient encore en grande partie des savoir-faire pour construire certains types de navires. Il faut du temps et des hommes pour maîtriser ces technologies complexes…
Il y a environ deux cents entreprises qui, sur le territoire russe, s’occupent de réparation et de construction navales. Sans compter les bureaux d’études et autres sous-traitants, le plus souvent intégrés dans des sociétés mères comme OSK (Corporation de constructions navales). La branche emploie environ 240 000 personnes selon les uns, mais le ministère de l’Industrie et du Commerce indique que l’emploi total dans la branche est de 180 000 personnes (20).
Les deux entreprises les plus importantes sont les Chantiers navals Unifiés et OSK (80 % du marché). La holding Zvezda est implantée en Extrême-Orient. Ce chantier, sous sanctions, ne pourra pas honorer ses obligations vers Novatek et Rosneft. Le chantier coréen qui livre les sections de navires pour être assemblées en Russie a cessé les livraisons à cause des sanctions dans le cadre de la guerre en Ukraine.
D’autres chantiers, plus au moins importants, sont répartis en majorité sur le territoire européen… Bien qu’une « Stratégie pour le développement de l’industrie russe de la construction navale jusqu’en 2035 » ait été publiée en 2019, la construction navale est aujourd’hui au même point qu’à ce moment-là. Les entreprises n’ont pas pu la mettre en pratique à cause de la Covid-19. C’est, du moins, l’argument avancé par les chantiers.
Cette constatation est valable aussi bien pour la partie militaire que pour la partie civile. On sait que Kuznetsov, Nakhimov, Piotr Velikiy sont en réparation depuis bien longtemps.
On sait également que les systèmes de propulsion domestiques ne sont pas au point. Les données suivantes illustrent combien les Russes dépendent de l’importation s’ils veulent construire certains types de navires. Pour construire un navire de forage, il faut importer 95 % de la valeur. Un pétrolier nécessite 80 % d’importations, un navire de pêche moderne en nécessite 75 %, et 45 % pour des dragues. Celles-ci sont importantes en Russie, puisque les réseaux de canaux en ont besoin, et il en est de même pour le fonctionnement de certains ports sibériens. La construction d’un brise-glace nécessite 20 % d’importation. En outre, les Russes ne disposent pas du savoir-faire pour construire les méthaniers ou les chimiquiers, ni pour la construction de navires dont la longueur dépasse les 170 m (21).
Tableau selon Sidorov A., « Flotte dans les chantiers navals – des paroles aux actes ? » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 23 décembre 2022 (www.morvesti.ru/).
Les données mentionnées, à titre d’exemple, montrent à quel point la construction navale est technologiquement en retard par rapport aux Japonais et aux Coréens, voire aux Chinois. L’industrie russe peut-elle fabriquer les produits importés d’ici cinq ans ? Dans les conditions présentes, on peut en douter.
Pour accélérer la construction navale, l’État a fondé une société de leasing adossée aux banques. C’est elle qui passe les commandes aux chantiers et donne les navires en charter aux compagnies maritimes pour exploitation. Cependant, les subventions versées aux chantiers ont profité aussi aux Coréens et aux Japonais qui livrent les sections de navires, et ainsi empochent une bonne partie des subventions de l’État russe, à des conditions qui ne semblent pas très attractives, donc les résultats sont modestes.
Le nombre de navires civils construits, entre 2011 et 2021, est en moyenne de 73 navires par an (en majorité fluvio-maritimes), mais avec un écart-type important (22). Les navires construits n’augmentent pas la flotte, mais remplacent ceux qui sont démolis ou destinés à la démolition. Or, d’après les prévisions, la Russie doit augmenter le tonnage d’ici 2030-2035. Denis Manturov, le ministre de l’Industrie et du Commerce, propose que les chantiers construisent 260 navires entre 2023 et 2027 : des pétroliers, des porte-conteneurs, des barges, dont certains d’entre eux pour l’Arctique (23).
L’état insatisfaisant de la construction navale civile, outre les difficultés créées pour la flotte marchande et pour les exportations, met aussi en péril et/ou en retard le développement de la Sibérie (y compris la route du Nord), région vitale aux yeux des Russes.
Le rôle de la flotte en Arctique
Par l’Arctique il faut comprendre aussi les îles de l’océan glacial, ainsi que les parties européenne et asiatique de la Sibérie, comme la partie terrestre incluse administrativement dans la région de l’Extrême-Orient. Cette région, très polluée à cause des essais nucléaires, est pratiquement dépeuplée, et les tundras et taïgas sont un désert humain. En revanche, les richesses naturelles de l’Arctique sont conséquentes, aussi bien sur terre, qu’en mer et qu’au fond de la mer. Les conditions climatiques font que leur exploitation est difficile et coûteuse.
La politique de Moscou concernant l’Arctique est fixée par un décret de Poutine du 5 mars 2020 : « Les bases de la politique d’État de la Russie en Arctique jusqu’en 2035 » (24).
Dans ce document, les aspects de nature politique et stratégique sont annoncés en premier lieu. Il est intéressant de noter que la Russie préconise la coopération mutuellement profitable entre les pays de l’Arctique. En 2022, La Russie envisage de sortir du Conseil de l’Arctique. Elle modifie la base juridique de navigation pour les navires de guerre. Jusqu’à présent, c’était l’article 236 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) qui était applicable. D’ores et déjà, c’est l’article 234 qui s’applique : « Les navires de guerre doivent s’annoncer 90 jours avant leur passage » (25).
Le but du gouvernement est d’assurer, autant que possible dans les conditions présentes, que la région améliore et acquiert les infrastructures – ports, voies navigables, chemins de fer – indispensables pour l’implantation et le fonctionnement des activités économiques et pour la mise en valeur des richesses de cette vaste région. Dans la mesure où les réseaux terrestres sont nettement insuffisants, c’est par mer et par voies navigables que les matériels nécessaires pour construire les infrastructures sont acheminés. C’est aussi par mer que le pétrole, le charbon et autres produits destinés à l’exportation s’acheminent. En conséquence, sans la marine marchande et sans les flottes auxiliaires, le développement de l’Arctique russe est pratiquement impossible. Actuellement, ces transports sont déjà difficiles car les flottes ont besoin d’être renouvelées, modernisées et les voies navigables mieux entretenues. Or, les chantiers ne sont qu’en partie en mesure d’assurer le renouvellement des engins flottants capables d’assurer l’entretien de voies navigables.
C’est Rosatomflot qui est chargé de pallier les carences des autres agents économiques et qui, administrativement, gère aussi la route du Nord. On parle de cette dernière en Russie, plus qu’ailleurs. Pour Moscou, cette route a une importance capitale pour exporter les produits vers l’Asie ou vers l’Europe et pour assurer la logistique militaire. Toutefois, les compagnies maritimes étrangères ne se pressent pas pour que leurs navires empruntent cette route au lieu du canal de Suez.
Cependant, à long terme, le réseau de transport maritime ne peut pas, à lui tout seul, assurer la stabilité économique de la Russie asiatique. Les nouvelles lignes ferroviaires sont nécessaires et prévues à très longue échéance. Ce sont la Transarctica et Sevsin (voir la carte à la fin du présent article).
En résumé, la flotte de commerce dans l’Arctique assume, avec l’aide des brise-glace, les flux des biens et des personnes à l’intérieur de cette région et vers les îles sibériennes. La marine livre les marchandises chargées à Mourmansk (un port construit par les alliés), qui les décharge dans les autres ports le long de la route du Nord, est quasi le seul moyen de commencer l’industrialisation de la plaine sibérienne. La flotte commerciale dans l’Arctique assure également l’exploitation pétrolière offshore, ainsi que les exportations de marchandises vers les marchés extérieurs.
Pour la Russie, ces fonctions sont cruciales, mais en pratique elles sont remplies « à la soviétique », c’est-à-dire davantage sur le papier qu’en réalité : elles sont insuffisantes.
Dans le décret sur la politique d’État de mars 2020, titre I, paragraphe 5.4, il est écrit que la route du Nord entre dans la catégorie des intérêts fondamentaux et vitaux de la Russie.
Le titre II, paragraphe 7 énumère les plus grandes menaces pour la sécurité d’État qui trouvent leurs racines en Arctique, dont le non-respect des délais dans la construction d’infrastructures sur la route du Nord et dans celle de brise-glace, et d’autres navires auxiliaires. La marine marchande en Arctique empêche l’effondrement social et économique dans la région, mais ne contribue que peu à son développement.
La Russie et le régime des sanctions
Les sanctions ne sont pas un blocus. On peut en effet observer que, moyennant un certain nombre de montages dont quelques-uns sont décrits ci-après, la flotte marchande russe continue à fonctionner malgré le régime des sanctions. Elle tourne même à plein régime, les Russes étant souvent en position de demande de tonnage additionnel que les armateurs occidentaux ne peuvent leur fretter à cause des sanctions.
Bien avant l’apparition des sanctions, il y avait, par exemple, l’embargo à l’endroit du Venezuela. Ce dernier avait de grosses difficultés à exporter son brut, trop visqueux, vers des pays amis. Les Russes leur envoyaient des coupes légères (gas-oil) pour les mélanger au brut vénézuélien et le fluidifier pour le rendre propre au chargement dans un navire. Ces voyages incluaient souvent des transbordements à la mer pour brouiller les pistes.
La marine marchande russe sous pavillon national représente environ 1,2 % de la capacité mondiale pour quelque 3 000 navires ou 18,1 Mtpl, dont 110 pétroliers largement concentrés chez Sovcomflot (97). À cela, il faut ajouter le tonnage sous pavillon grec, par exemple, dédié plus que dévoué, aux transports russes, souvent en bravant les sanctions, ce qui condamne ce tonnage à devenir captif des Russes. Le pavillon grec s’est fait remarquer dans ce genre de montage qui peut être un affrètement pur et simple, voire une participation occulte dans le capital de la société d’armateur. Une estimation récente de BRS situe ainsi à un millier le nombre de navires disponibles pour transporter le pétrole sous embargo, dans le club Russie, Venezuela, Iran, Chine, Inde, Algérie, Syrie, Corée du Nord, etc.
Nous avons vu récemment Sovcomflot contourner les sanctions en cédant leurs navires à une société de Dubaï, en changeant même le registre de classe, beaucoup de navires russes ayant dû, à cause du retrait des sociétés de classification occidentales, être reclassés. La plupart ont rejoint l’IRS (Indian Register of Shipping), en confiant la gestion nautique à des sociétés d’armement (managers) de Singapour. Ce montage inclut des méthaniers du projet Yamal. Mais l’IRS est membre de l’IACS (Association internationale des sociétés de classification), un passeport pour les assureurs, ce qui ne va pas sans poser d’importantes interrogations. Des pétroliers russes ont été récemment vendus à des Grecs sympathisants (Marinakis, notamment).
La question à se poser est de savoir si ces navires se retrouvent ensuite sur le marché sous une identité différente. Selon BRS, la réponse est négative. Le « club » russe (Russie et les pays amis mentionnés ci-dessus) est auto-suffisant. Les navires y sont largement employés.
Conclusion
Le but des auteurs, annoncé dans l’introduction, est d’examiner dans quelle mesure la marine marchande russe contribue à la puissance maritime du pays en partant des définitions données à ce concept dans le document « Doctrine maritime ». La contribution est évaluée en fonction des objectifs que la Russie veut atteindre et les ambitions qu’elle veut réaliser sur les plans national et international.
Cet article montre que l’état actuel dans lequel se trouve le secteur fluvio-maritime fait que le secteur empêche que les régions comme l’Arctique ou la Sibérie, ne soient pas complètement isolées et que les industriels, les exportateurs et les militaires puissent compter sur un minimum de services. Donc, aux exceptions de la flotte pétrolière et de celle de brise-glace, la marine commerciale ne contribue pratiquement pas au renforcement de la puissance maritime du pays.
Cependant, les mesures que Moscou est en train de prendre pour améliorer l’état de sa marine marchande indiquent, en partie, comment, sous pression occidentale, ses dirigeants envisagent l’avenir.
La Russie se tourne vers l’Asie pour écouler les matières premières, le gros de ses exportations. Comme les plus gros investissements se réalisent dans les infrastructures de transports dans la partie asiatique on pense que cette option s’inscrit dans un temps long.
Le fait que Poutine surveille la construction navale et la modernisation du réseau de transport en Asie traduit les tendances fortes vers la centralisation et la renationalisation, d’une manière ou d’une autre, des décisions économiques. Est-ce ici une version contemporaine de l’économie soviétique ? Dans cette optique la marine marchande redevient, avant tout, le moyen d’expansion de sa puissance.
Les sommes allouées à la modernisation du secteur, en plein conflit, suggèrent que les premiers pas vers une économie de guerre sont faits.
Sur le plan international, le but suprême reste « le monde multipolaire ». En d’autres termes, obliger les États-Unis à abandonner ses prérogatives mondiales.
Dans cet ordre d’idées, l’affirmation selon laquelle doivent être considérées comme mare nostrum leur partie de la mer de Béring, ainsi que les mers de Kara, Laptev, Sibérie de l’Est, Chukchi, Okhotsk et leur partie de la Caspienne, est un signal fort aux Américains et aux Chinois. Les flottes marchandes fluviales et les bassins fluviaux sont au moins aussi importants pour l’État que la marine marchande. En somme, les visions de l’avenir de la Russie comme une grande puissance maritime, exposées dans la « Doctrine maritime » et autres documents d’une importance équivalente, montrent indirectement l’état insatisfaisant de la flotte, ont peu de chances de se réaliser, et risquent de se transformer en mirages. Mais les conséquences politiques peuvent, elles, devenir bien réelles. ♦
(1) Vaganov Andreï, « Où et pourquoi les habitants de Russie fuient-ils ? » [en russe], Ng.ru, 4 avril 2021.
(2) Oudot de Dainville Alain, « La nouvelle doctrine navale russe », RDN, tribune n° 1429, 30 septembre 2022 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1536).
(3) Kremlin, « Doctrine maritime de la Fédération de Russie » [en russe], 31 juillet 2022 (http://static.kremlin.ru/). Précisément, le point 7 du titre I et le point 7 du titre II soulignent l’importance de la marine marchande. Il s’agit d’une mise à jour de la version originale de la « Doctrine maritime » de 2001, modifiée en 2015.
(4) Journal officiel de l’Union européenne, « Règlement (UE) 2022/2367 du Conseil du 3 décembre 2022 modifiant le Règlement (UE) n° 833/2014 concernant les mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine ». Le Royaume-Uni et les États-Unis imposent aussi des sanctions. La Russie, et l’URSS jusqu’en 1991, subissait des sanctions régulièrement. Adeyemo Wally, « America’s New Sanctions Strategy », Foreign Affairs, 16 décembre 2022. Ryan Carol, « Capping Price on Russia’s Oil is a Risky Balancing Act », Wall Street Journal, 1er décembre 2022 (www.wsj.com/).
(5) Kremlin, « Politique de l’État en Arctique à l’horizon 2035 », décret du 28 juin 2014.
(6) Sidorov A., « La Russie à l’ère des sanctions : la flotte va-t-elle résister ? » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 5 septembre 2022 (http://www.morvesti.ru/analitika/1692/97807/).
(7) Wallace Joe, Paris Costas, Hirtenstein Anna, « Russia Will Rely on “Shadow” Tanker Fleet to Keep Oil Flowing », Wall Street Journal, 3 décembre 2022 (www.wsj.com/). « La Russie se dote d’une flotte de pétroliers fantômes pour contourner les sanctions » [en russe], Novosti Rossii, 4 décembre 2022.
(8) La Caspienne est spécifique par son relief, 26 m au-dessous du niveau de la mer. Son statut juridique est hybride.
(9) Katasonov Valentin, « Après trente ans de réformes du marché, la Russie est devenue une source de matières premières pour l’Occident » [en russe], Fondsk.ru, 14 novembre 2022 (www.fondsk.ru/).
(10) Système de compensation des dettes. Convention entre deux pays au terme de laquelle le produit des exportations d’un des pays est affecté au règlement de ses importations et qui tend à réaliser un équilibre des échanges entre les deux pays (Larousse). À l’époque soviétique, le clearing se pratiquait couramment.
(11) « Sans flotte, il n’y a aucun avenir [avantage] pour la patrie » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 28 juillet 2022 (http://www.morvesti.ru/analitika/1689/97108/).
(12) « Le Volgo-Balt repousse ses frontières » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 2 novembre 2022 (www.morvesti.ru/). « Le canal de Moscou a 85 ans » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 15 juillet 2022 (www.morvesti.ru/).
(13) « Comment relancer le transport fluvial ? » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 1er juin 2022 (www.morvesti.ru/). Dans le nord-est de la Sibérie, la voie fluviale est souvent la seule praticable. Dans l’ensemble, le réseau logistique le plus important en Russie est la route (4,52 milliards de tonnes transportées en 2022), suivi par le chemin de fer (1,02 Mdt), ensuite arrivent les oléoducs et gazoducs (880 Mt), les voies fluviales (100 Mt), maritimes (cabotage, 22 Mt) et aérien (0,51 Mt). Voir Grammatchickov Alekseï, « Logistique – 2022 : “déploiement” des routes vers le sud et l’est » [en russe], Ekspert, 26 décembre 2022 (https://expert.ru/expert/2023/01/logistika-2022-raskatka-marshrutov-na-yug-i-vostok/).
(14) Paris Costas, Faucon Benoit, « Russian Tanker Giant in Deals to Sell Ships Amid Western Sanctions », The Wall Street Journal, 12 mai 2022 (www.wsj.com/).
(15) Pour plus de précisions, consulter : « Shipowners/Shipmanagers in Russian Federation » (www.trusteddocks.com/).
(16) Morekhodov Mikhaïl, « L’opération Anadyr » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 6 mars 2022 (www.morvesti.ru/).
(17) Tosltoukhova Nadejda, « Le Président russe a pris sous son contrôle la modernisation du “polygone de l’Est” » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 21 septembre 2021 (http://www.morvesti.ru/analitika/1687/91727/).
(18) Il s’agit d’un accord lié à l’importation de céréales (50 Mt). L’URSS et les États-Unis s’accordent : le transport de céréales vers l’Union soviétique se fera selon les modalités suivantes : 1/3 par les navires américains, 1/3 par les navires soviétiques et 1/3 par d’autres États.
(19) « Sovcomflot : naissance d’un leader » [en russe], 4 juin 2022 (www.morvesti.ru/). Cette société reste un important armateur de tankers. Elle est aussi « distributrice de billets » pour ceux qui sont proches du pouvoir. Il y a encore cinq ans, on pouvait voir son bilan financier, mais à présent l’information financière ne figure pas sur son site Internet. Ses actions sont cotées à la Bourse de Moscou.
(20) C’est le ministère de l’Industrie et du Commerce et plus particulièrement son département de l’Industrie de la construction navale et du génie maritime qui, en théorie, contrôle la branche, et publie les chiffres sur l’emploi dans la construction et la réparation navale. Voir Sidorov A., « Sept “nounous” de la construction navale – comme si rien ne s’était passé… Ou pourquoi la Russie n’a toujours pas de flotte nationale de transport maritime et ce qui se cache derrière » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 22 décembre 2022 (http://www.morvesti.ru/obzor/1715/100073/).
(21) Sidovor A., « Construction navale en Russie : à la guerre comme à la guerre » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 18 novembre 2022 (http://www.morvesti.ru/obzor/1715/99328/).
(22) Sidorov A., « Flotte dans les chantiers navals – des paroles aux actes ? » [en russe], Morskie Vesti Rossii, 23 décembre 2022 (http://www.morvesti.ru/analitika/1692/100105/).
(23) Khavizov Chiraz, « De l’optimisme à la réalité », Morskie Vesti Rossii, 4 novembre 2022 (http://www.morvesti.ru/obzor/1715/95008/).
(24) Laruelle Marlène, « La politique arctique de la Russie. Une stratégie de puissance et ses limites », Notes de l’Ifri, Institut français des relations internationales (Ifri), mars 2020, 36 pages (https://www.ifri.org/).
(25) Moukhine Vladimir, « La Russie autorise un seul sous-marin étranger dans l’Arctique » [en russe], NG.ru, 1er décembre 2022 (https://www.ng.ru/armies/2022-12-01/2_8605_submarine.html).