Dans ce nouveau focus d'actualité, l'ambassadeur Bertrand Besancenot revient sur les accords d'Abraham et leur acceptabilité, près de 3 ans après leur signature, par les populations des pays arabes concernés par la nouvelle normalisation des relaions avec l'État hébreu.
Actualités du Moyen-Orient : Israël, Jordanie, accords d’Abraham (T 1523)
Le president Donald Trump, le ministre des Affaires étrangères du Barheïn, le Premier ministre israélien et le ministre des Affaires étrangères des Émiras arabes unis signent les accords d’Abraham le 15 septembre 2020 à la Maison Blanche
Opération séduction d’Israël en Jordanie
Depuis des semaines, le ministre israélien de l’énergie s’active sur tous les fronts pour promouvoir ce qui semble être devenu un volet majeur de sa politique régionale : fournir ses voisins arabes en eau et en énergie, avec en toile de fond l’objectif de cimenter les relations. Israël Katz vient notamment d’annoncer que son pays allait augmenter les exportations de gaz vers l’Égypte, qui a vu sa production chuter de 12 % en deux ans. Il s’est surtout rendu à Abou Dabi pour avancer sur l’un des sous-produits des accords d’Abraham : un accord trilatéral selon lequel Israël doit exporter de l’eau désalinisée vers la Jordanie qui, en échange, lui fournira de l’électricité solaire via un champ de panneaux photovoltaïques financé par les Émirats arabes unis (EAU).
Alors qu’un premier protocole d’accord avait été ratifié en 2021, puis un second à la COP 27 de Charm-el-Cheikh l’année suivante, les trois parties prévoient, cette fois, de finaliser sa signature lors de la COP 28 qui se tiendra fin novembre à Dubaï. Pour les Émiriens, il s’agit avant tout de vendre leur image en montrant qu’ils participent à une initiative verte, à trois mois de la COP 28. Masdar est l’entreprise chargée de la construction du champ de panneaux solaires, dirigée par ailleurs par Sultan Al Jaber, PDG de l’ADNOC. Cette dernière doit partager les 180 millions de dollars annuels de gains à égalité avec la Jordanie.
En recevant 200 millions de mètres cubes d’eau par an d’Israël en échange de 600 Megawatts d’électricité solaire, le Prosperity Project ressemble plus à un accord de survie pour la Jordanie, composée à 92 % de terres désertiques et qui présente l’un des stress hydriques les plus élevés au monde. Un autre accord de la sorte, le Red Sea-Dead Sea, avait de surcroît été enterré cinq mois auparavant, en juin 2021. Le projet consistait à transporter de l’eau de la mer Rouge via un pipeline prévu pour relier la ville côtière jordanienne d’Aqaba jusqu’à la région de Lisan dans la mer Morte, dont le niveau ne cesse de baisser depuis plusieurs années. Au passage, il devait aussi augmenter la fourniture d’eau désalinisée à Israël et à la Cisjordanie. Des doutes avaient toutefois été émis sur le coût du projet, ainsi que sur son impact environnemental.
Pour Israël, le Prosperity Project ne devrait que contribuer modestement aux objectifs visant à accroître ses énergies renouvelables (30 % en 2030) et à diversifier ses sources d’énergie, tirées principalement de grands réservoirs de gaz naturel dans les eaux économiques exclusives israéliennes. Les gains sont donc avant tout politiques, alors que l’État hébreu poursuit son objectif de normalisation avec l’Arabie saoudite et souhaite réchauffer les liens avec ses autres voisins, des tâches rendues difficiles par la multiplication des violences contre les Palestiniens depuis que le pays est dirigé par le gouvernement le plus à droite de son histoire. Pour Israël, ce projet est une manière de dire : « Regardez, vous voyez que lorsque vous faites la paix avec nous, nous sommes de bons voisins, nous vous donnerons de l’eau à un tarif bon marché. » La possibilité pour l’État hébreu d’utiliser l’énergie nucléaire pour le dessalement, (très énergivore) permet de mener le projet à moindre coût.
Les Palestiniens demeurent en revanche les grands perdants de ce marché, dont la portée n’a pas prévu d’atteindre leurs territoires. Aucun de ces accords (ni ceux d’Abraham ni le Prosperity Project) n’a posé de conditions à Israël pour qu’il considère leur droit à l’eau en échange de la normalisation avec les pays arabes. L’ONG israélo-palestinienne EcoPeace avait initialement proposé un projet.
Accords d’Abraham : la normalisation avec Israël reste impopulaire parmi les citoyens des quatre pays concernés
Jeudi 13 août 2020, bureau ovale de la Maison Blanche : Donald Trump reçoit une salve d’applaudissements. Quelques mois avant de quitter la présidence des États-Unis, le Président vient de réaliser une prouesse diplomatique. Entouré de ses conseillers, celui qui avait promis de rendre sa grandeur à l’Amérique annonce un « accord de paix historique » entre « deux grands amis de Washington » : les Émirats arabes unis et Israël. Les accords d’Abraham seront formellement signés le 15 septembre 2020, rejoints par Bahreïn, puis le Soudan et le Maroc. L’Égypte, qui avait acté 26 ans auparavant la paix avec Israël, salue mollement l’affaire conclue. L’Occident se félicite, pendant que quelques dirigeants de la région, comme le Président turc, la condamnent fermement.
Qu’en est-il alors des populations concernées ? Quelques mouvements de protestation ont bien eu lieu dans les pays signataires ; mais rapidement réprimés, ils ne produisent qu’une vague impression d’opposition. Qu’importe, le 31 août 2020, le premier vol commercial décolle de l’aéroport Ben-Gourion de Tel-Aviv pour se poser en grande pompe à Abou Dabi. Ce jour-là, des centaines de Palestiniens brûlent des drapeaux émiratis à l’effigie du président Mohammed ben Zayed, estimant une nouvelle fois avoir été trahis.
Certes, les États signataires n’étaient pas en guerre contre l’État hébreu, certes ils entretenaient des relations plus ou moins dissimulées depuis de longues années, mais l’officialisation de la normalisation avec Israël entérine au grand jour un constat hautement symbolique : le délitement de l’unité arabe autour de la cause palestinienne. Sur le papier, l’accord qui prévoit l’ouverture des ambassades, l’établissement de liens commerciaux et touristiques, oblige Israël à mettre un terme à ses projets de colonisation en Cisjordanie et préserve la solution à deux États. Sur le papier seulement…
En réalité, le but des États-Unis est surtout de freiner l’influence iranienne au Moyen-Orient. Pour les pays du Golfe, l’opportunité se présente de recevoir les bonnes grâces de Washington, parrain d’Israël dans la région. Alors dans ce contexte, la cause palestinienne passe vite à la trappe. D’ailleurs, le soir même de l’annonce de l’accord, Benjamin Netanyahou semble déjà avoir oublié une des conditions : « J’ai apporté la paix, je réaliserai l’annexion », déclare-t-il, sans susciter plus de réactions que ça de la part des États signataires. Et les médias internationaux couvrent par la suite à profusion le bon accueil réservé aux touristes israéliens aux EAU, ainsi que l’annonce de la signature d’accords israélo-émiriens dans les domaines économique, technologique et sécuritaire.
Pourtant les citoyens des pays signataires n’ont pas été consultés. Les EAU avaient longtemps inculqué à leur population la haine d’Israël. Revenir sur cette position à une telle vitesse et avec une telle fanfare choqua beaucoup. Ce sentiment est partagé par un grand nombre de citoyens de la région, selon les données statistiques obtenues sur le sujet. En mars 2022, le Washington Institute publie un sondage, révélant que plus des deux tiers des habitants de Bahreïn, d’Arabie saoudite et des EAU ont une opinion défavorable des accords d’Abraham, moins de deux ans après leur signature. En juillet dernier, une autre étude réalisée par le même institut montre cette fois que le soutien aux accords d’Abraham dans le Golfe est en chute libre : aux EAU et à Bahreïn, seuls 27 % et 20 % des personnes sondées les considèrent comme positives pour la région. Des données empiriques qui invitent cependant à la prudence tant l’opinion publique dans ces États se trouve cadenassée à bien des égards. Désormais dans la plupart des pays signataires, critiquer la normalisation avec Israël revient à s’exposer à la répression des autorités.
Pourtant, depuis la signature des accords d’Abraham, Benjamin Netanyahou ne s’est toujours pas rendu aux EAU. Sa visite a même été reportée six fois, notamment après que le ministre d’extrême droite Itamar Ben-Gvir s’est rendu sur l’esplanade des Mosquées en janvier, violant ainsi le statu quo entourant le lieu saint. Faut-il y voir un signe d’embarras d’Abou Dabi ? D’autant que les violences se multiplient dans les territoires palestiniens et qu’Israël est dirigé par le gouvernement le plus à droite de son histoire.
Après l’annonce de la normalisation de Bahreïn avec Israël, quelques manifestations ont émaillé le royaume. Des pétitions ont été signées, une vidéo de Bahreïnis exprimant leur solidarité avec les Palestiniens a circulé, puis plus grand-chose, si ce n’est quelques incidents rapidement camouflés. En juin 2022, la ministre de la Culture la cheikha Mai bint Mohammed al-Khalifa a par exemple été limogée après avoir refusé de serrer la main à l’ambassadeur israélien, un prétexte démenti par les autorités.
Par ailleurs les pays signataires n’ont pas la tâche aisée pour démontrer la cohérence de leur position. Au Maroc, la ligne diplomatique officielle consiste à défendre à la fois la cause palestinienne, très populaire au sein de la population, et à soutenir la normalisation avec Israël. Le roi Mohamed VI est ainsi sur une ligne de crête, en représentant à la fois la présidence du comité Al-Qods chargé de préserver le caractère arabo-musulman de Jérusalem, tout en imposant d’une main de fer un consensus autour de la normalisation. Néanmoins, la décision de l’État hébreu de reconnaître la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental annoncée le 17 juillet était naturellement la condition attendue des accords d’Abraham.
Toutefois, beaucoup de Marocains restent sceptiques quant aux retombées de la normalisation par rapport à ce qui était promis par les voix pro-Israël, qui se sont répandues dans les médias pour convaincre la population que cette décision allait transformer positivement leur vie. La prudence des Marocains à s’emparer du sujet s’explique en grande partie par un ordre des priorités : la normalisation a eu lieu à un moment où la majorité des Marocains cherchaient avant tout à trouver un emploi pour subvenir à leurs besoins. Aujourd’hui on remarque la présence de drapeaux palestiniens dans les manifestations, même celles liées à la situation économique.
De même, la floraison de drapeaux palestiniens lors du Mondial de football à Doha confirme que les accords d’Abraham n’ont pas encore réussi à convaincre les opinions publiques arabes. ♦