L'avocat Jean-Philippe Immarigeon rend hommage dans les colonnes de la RDN à Robert Badinter, homme d'État, ministre de la Justice qui a marqué l'histoire nationale et celle du monde par ses multiples combats, notamment celui de l'abolition de la peine de mort. L'un des derniers combats de l'inspirateur de la Cour pénale internationale était notamment sa volonté de voir Vladimir Poutine jugé par une cour internationale de justice dans le cadre de la guerre qu'il mène à l'Ukraine, par la publication d'un réquisitoire à son encontre.
In memoriam – Un Juste en République : Robert Badinter (1928-2024) (T 1574)
Robert Badinter lors du dîner annuel de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH) à l'Hôtel de Ville de Paris, le 8 décembre 2015 (© FIDH / Flickr)
Je me souviens d’une commémoration dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne, sous la fresque de Dagnan-Bouveret. Il s’agissait d’un mélange de courtes interventions et d’intermèdes musicaux, et un des airs joués par le petit orchestre contenait une longue citation de La Marseillaise. Comme beaucoup j’hésitai à me lever mais pas plus de quelques secondes : Robert Badinter, qui présidait la cérémonie, était déjà debout au premier rang, entraînant toute l’assistance derrière lui. C’est ce qu’on appelle donner l’exemple et faire acte d’autorité.
Robert Badinter fut, de son vivant, une icône française et républicaine, honneur qu’il ne dédaigna pas. La France s’enorgueillit de l’avoir compté pour un de ses enfants, oubliant la compromission qui envoya naguère son père jusqu’à Sobibor, et que, s’il avait eu lui-même vingt ans de plus, le Barreau de Paris l’aurait à l’époque radié comme il le fit pour Pierre Masse ou Nathalie Sarraute. Lui n’oubliait certainement pas, et il n’en était que davantage Français. Mais dans les éloges encomiastiques qui se succèdent depuis son décès, on est passé un peu rapidement sur le fait qu’il fut, avant tout, un remarquable juriste.
Agrégé de droit, professeur des universités, avocat, garde des Sceaux, président du Conseil constitutionnel puis sénateur, il aura cumulé en une vie tout ce à quoi aspirent, sans viser à tout, les héritiers des clercs laïcs de la Curia Regis de Philippe le Bel. Ceux qui ont travaillé avec lui en cabinet ou lorsqu’il était à la Chancellerie racontent qu’il ne tenait jamais de réunion sans ses Codes. Juriste rigoureux voire pointilleux, son nom est accolé, pour les juges et les avocats, à deux lois de 1985 : une sur les accidents de voirie, l’autre sur les faillites. La première reste le fondement de notre droit d’indemnisation des victimes. La seconde, qui s’inspirait des législations anglo-saxonnes privilégiant la poursuite de l’activité au détriment des créanciers (le Chapter 11 du droit américain), n’aura pas atteint son objectif de limiter les liquidations du fait de la violence de la compétition économique. Mais si elle a été révisée sur certains points, ses grands principes restent gravés dans le marbre. Il mit la même rigueur dans son poste de gardien de la Constitution. Mitterrand, disait-on alors, a deux avocats : Badinter pour le droit, Dumas pour le tordu. Et de fait, comme les deux furent président du Conseil constitutionnel, on peut, sans même connaître la date des décisions, identifier facilement lesquelles furent prises sous leurs présidences respectives.
N’en faisons pas un saint. À l’image de son associé de naguère Jean-Denis Bredin, ou de son ami Georges Kiejman, techniciens du droit et écrivains politiques, il fut aussi avocat d’affaires puisqu’il faut bien faire tourner la boutique et se plonger dans des dossiers où la vertu cède aux nécessités. Relevons, et ce n’est pas un paradoxe, qu’il n’est meilleur défenseur des intérêts du capital que les avocats dits de gauche, sans doute pour montrer aux grands patrons qu’une fois épuisés les charmes du marché et du doux commerce autorégulés, le droit reste le donjon de toutes les sociétés.
Les combats qu’il mena ne furent pas limités à la France, puisqu’il fut un des plus ardents promoteurs de la Cour pénale internationale (CPI) qui, malgré ses imperfections – Russie, États-Unis et Chine n’y adhèrent pas – et ses lacunes – Badinter, fin juriste, avait bien compris que les pays où les chefs d’État sont en même temps commandants en chef des armées, comme c’est le cas des États-Unis mais pas de la France, donc responsables de crimes de guerre au même titre que ceux qui les commettent sous leurs ordres hiérarchiques, ne peuvent adhérer au traité sans mettre en péril la fonction suprême –, poursuit le projet non pas d’un droit universel mais d’universaux juridiques protecteurs des droits et libertés des individus. C’est à ce titre qu’il corédigea un réquisitoire implacable contre Vladimir Poutine, estimant que la justice internationale vivait là son heure de vérité et ne pouvait faillir.
Et puis il y a l’abolition de la peine de mort sur laquelle tout a été dit. Là encore c’est un débat vieux de plusieurs siècles, et le génie de Robert Badinter fut d’articuler la question de principe, philosophique, éthique, morale et religieuse, au but recherché par la loi pénale. Et de reprendre au Parlement cette image utilisée lors du procès de Patrick Henry : guillotiner un homme, c’est le trancher en deux morceaux. Faut-il d’ailleurs rendre grâce au docteur Guillotin d’avoir rendu l’exécution courte mais terrible, là où les États-Unis, sous couvert de la rendre présentable, ressuscitent les supplices de l’ancien temps ? Badinter, avocat de Roger Bontems, vécut la même chose que Monseigneur Myriel lorsque celui-ci accompagne un condamné sur l’échafaud (la rencontre, avec celle du Conventionnel mourant, qui explique le personnage pour peu qu’on prenne la peine de lire les quarante premières pages des Misérables) : « Je ne croyais pas que cela fût si monstrueux. La mort n’appartient qu’à Dieu. De quel droit les hommes touchent-ils à cette chose inconnue ? ». Une monstruosité que Robert Badinter lui-même refuse puisqu’il ne réalise pas à quoi il assista lorsqu’il écrit dans L’exécution que, après le choc sourd du couteau qui chute, c’est le bruit du jet d’eau qui rince qui est terrible. Et bien non, Monsieur, ce premier chuintement de liquide violemment expulsé n’est pas celui d’un tuyau d’arrosage !
Crut-il alors clore la dispute sur l’exemplarité supposée ou le caractère dissuasif tout autant que punitif de la peine capitale ? La polémique n’en finira jamais, et elle ne date pas d’avant-hier. Mais dans un temps où certains de nos vieux principes, pour quelques-uns hérités des Francs, sont remis en cause parce qu’on veut oublier ces débats, tout aussi anciens et disputés, qui ont fait que nos lois sont ce qu’elles sont et pas autrement, Robert Badinter est peut-être parti à temps. ♦