Après l'attaque à la frontière afghano-pakistanaise, Didier Chaudet analyse les rivalités entre franges talibanes pakistanaises et afghanes, démontrant la complexité des rapports de force dans la région.
Pakistan-Afghanistan : quand les « bons Taliban » provoquent une crise (T 1592)
Le 18 mars 2024, des avions pakistanais ont bombardé des cibles dans les provinces de Khost et de Paktika, à 3 heures du matin, heure locale. Le but était de répondre à une attaque terroriste ayant eu lieu deux jours plus tôt, sur le territoire pakistanais. Une telle escalade peut surprendre : l’analyse occidentale a beaucoup insisté sur le « double jeu » pakistanais, sur les liens conservés avec les Taliban afghans ; mais cette approche a toujours été simpliste. Comme cela a été affirmé par un ancien directeur de l’ISI (Direction pour le renseignement inter-services) à l’auteur de ces lignes lors d’un entretien à Islamabad, en 2014, tout le monde, en Afghanistan, a joué un double jeu, pour défendre ses intérêts… Cela ne signifie ni alignement constant, ni même sympathie entre les principaux acteurs. En fait, la relation a toujours été compliquée entre Islamabad et Kaboul, entre Pakistanais et Taliban. Et récemment, cette dernière se complexifie encore avec les actions d’un groupe qu’on a pu parfois qualifier de « bons Taliban », dans les médias pakistanais.
Les racines des tensions afghano-pakistanaises
Au cœur des tensions actuelles, il y a d’abord un contentieux ancien sur la frontière afghano-pakistanaise, la Ligne Durand, qui n’est pas reconnue par l’Émirat. Elle divise le peuple pachtoune (1) entre deux États. C’est la conséquence de la perte par les Pachtounes de Peshawar, leur capitale d’été, prise par Maharaja Ranjit Singh, fondateur de l’Empire sikh (2). Cette perte a été confirmée une fois que les Britanniques ont eux-mêmes vaincu les Sikhs en 1849, et hérité des territoires de ces derniers : ils ont imposé à Kaboul la signature de l’accord sur la Ligne Durand en 1893, confirmant la perte de ce qui est devenu le nord du Baloutchistan et du Khyber Pakhtunkhwa (3) au Pakistan. Cette frontière a été confirmée par deux accords supplémentaires, en 1905 et en 1919. Cependant, avec l’indépendance du Raj britannique et la Partition, Kaboul a réclamé que le processus de décolonisation aille jusqu’à l’autodétermination des Pachtounes dudit Raj. Cette approche a été refusée par Londres comme par le jeune État pakistanais. Par la suite, il y a toujours eu des tensions entre Islamabad et Kaboul, autour de la question du nationalisme pachtoune : ce dernier va jusqu’à réclamer 60 % du territoire pakistanais actuel (4), une situation bien sûr inacceptable pour les Pakistanais. En fait, pour ces derniers, les zones pachtounes sont presque aussi importantes que le Cachemire : dans les deux cas, il s’agit de territoires réclamés par des pays considérés comme fondamentalement hostiles au projet même d’État pakistanais (5). Pour Kaboul, soutenir toute tendance séparatiste voire critique du pouvoir central dans les zones pachtounes pakistanaises était considéré comme légitime (6). Et de la même manière, Islamabad considérait comme essentiel de faire pression sur Kaboul par tous les moyens pour préserver son intégrité territoriale. Ce qui devrait forcément passer par une reconnaissance de la Ligne Durand comme la frontière officielle entre Afghanistan et Pakistan. Or, quel que soit le régime, un tel résultat n’a jamais été obtenu. Le nouvel Émirat afghan ne fait pas exception à la règle.
Les Taliban pakistanais en général, et le TTP (Tehreek-e Taliban Pakistan) en particulier, sont l’expression violente du rejet de la Ligne Durand. Ce problème sécuritaire est revenu en force après la reconquête de Kaboul par les Taliban afghans en août 2021. Les espoirs pakistanais d’apaisement ont vite été déçus : après un cessez-le-feu temporaire mal respecté courant 2022, les attaques des Taliban pakistanais ont été plus fréquentes ; et Kaboul a nié l’évidence, à savoir que les forces terroristes opposées au Pakistan s’étaient réfugiées sur le territoire afghan, et pouvaient recruter en Afghanistan même. Ainsi, 75 % des attentats suicides ayant frappé le Pakistan ont été le fait de kamikazes afghans en 2023 (7). Plus largement, l’année dernière a sans doute été l’une des plus dures dans l’histoire récente d’un pays pourtant éprouvé par le terrorisme : le Pakistan a subi 650 attaques sur son territoire, faisant presque un millier de victimes, en priorité des membres de l’armée ou des forces de l’ordre ; 90 % des attaques ont eu lieu à la frontière afghano-pakistanaise, principalement dans le Khyber Pakhtunkhwa et dans le Baloutchistan pakistanais. L’Émirat afghan a parfois fait des gestes pour prouver sa bonne volonté auprès de son voisin : par exemple, l’arrestation de 200 Taliban pakistanais à la suite d’une attaque de plusieurs centaines de membres du TTP contre le district de Chitral dans le Khyber Pakhtunkhwa, le 6 septembre 2023. Toutefois, Kaboul n’est pas allé au-delà d’une politique d’apaisement momentané d’Islamabad, alors que ces attaques terroristes nourrissent aussi des tensions directes entre Afghans et Pakistanais sur la Ligne Durand (8).
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