Après le succès du vol de qualification d'Ariane 6, le 9 juillet 2024, l'auteur revient sur l'histoire des lanceurs européens, ainsi que sur les forces et les faiblesses d'Ariane 6 sur le marché mondial des lancements spatiaux, notamment face à son principal concurrent, l'Américain SpaceX.
Succès d’Ariane 6 : le retour de l’Europe dans l’Espace (T 1614)
© ESA/CNES/ARIANEESPACE/ARIANEGROUP
Alors que l’actualité spatiale n’est pas en reste ces dernières semaines, c’est désormais à l’Europe de connaître son moment de gloire. Ce mardi 9 juillet 2024 marque le début d’un nouveau chapitre dans l’ère du spatial européen avec le succès du vol inaugural du nouveau lanceur lourd européen : Ariane 6. Après 4 milliards d’euros investis (56 % par la France (1)) et la participation de 550 entreprises, réunies sous la direction d’ArianeGroup, le maître d’œuvre du lanceur, le vol de qualification du lanceur Ariane 6, aussi attendu que redouté, a été un succès. Le nouveau lanceur Ariane 6 dans sa version A62 a pris son envol en Guyane à partir de son nouveau pas de tir ELA 4 – dont le maître d’œuvre est l’agence spatiale française, le Centre national d’études spatiales (Cnes). L’ensemble des étapes de la mission Flight Model 1 se sont déroulées comme prévu, à l’exception du troisième rallumage du moteur Vinci (2), une des nombreuses innovations technologiques à bord d’Ariane 6. Une légère tache qui n’enlève rien à cette victoire qui acte le retour de l’Europe dans l’Espace. Si le dénouement, ce 9 juillet, fut heureux, l’histoire du programme Ariane n’est pas celle d’un long fleuve tranquille. Un tour d’horizon historique des lanceurs européens nous permettra de comprendre comment nous en sommes arrivés à cette situation aujourd’hui. L’étude des caractéristiques techniques d’Ariane 6 nous permettra de comprendre quels sont ses atouts et faiblesses dans un marché des lanceurs lourds en proie à de nombreux changements.
Une brève histoire de l’odyssée spatiale du programme Ariane
Le 31 juillet 1973, à Bruxelles, lors de la Conférence spatiale européenne, outre la création de l’Agence spatiale européenne (ESA), décision fut prise, sur initiative française, de développer un lanceur lourd. Tirant des leçons des échecs successifs du projet Europa, le projet LIII-S (3) voit ainsi le jour (4), rapidement rebaptisé Ariane, du nom de la princesse crétoise qui avait donné un fil à Thésée pour lui permettre de sortir du labyrinthe dans lequel il était venu à bout du Minotaure. Symboliquement, le fil d’Ariane peut représenter « le lien imaginaire qui permet de relier la Terre à l’Espace » (5). Une autre interprétation est possible : Ariane incarne la sortie du programme de lanceur européen de l’impasse (6). L’usage de références mythologiques pour nommer les programmes spatiaux est souvent un outil de propagande à usage interne qui permet de créer un récit national. Ici, l’Europe ne fait pas figure d’exception. En 1974, faute de lanceur opérationnel, les satellites franco-allemands Symphonie ont été envoyés dans l’Espace à partir d’un lanceur Delta-IV aux conditions des Américains : interdiction de toute utilisation commerciale de ces satellites. Le but étant de garantir le monopole de l’entreprise américaine Intelsat. Bien qu’amère, cette situation a fait comprendre à l’Europe la nécessité d’être indépendante dans son accès à l’Espace, ne serait-ce que pour répondre à ses propres besoins. Il faut attendre le 24 décembre 1979 (7) afin d’entendre, pour la première fois, une fusée Ariane rugir sur un pas de tir guyanais avant de s’envoler avec succès vers les cieux. Le coup d’envoi de la gamme des lanceurs Ariane est alors donné ! Dans les années 1980, les États-Unis ont fait le choix de la Navette spatiale américaine, véhicule spatial entièrement réutilisable dont l’histoire sera marquée par des accidents tragiques et un coût sans commune mesure, tandis que l’URSS refuse de commercialiser ses lanceurs. Ce double contexte permet aux lanceurs Ariane de rapidement conquérir puis de dominer le marché. À la fin des années 1990, Frédéric Allest, alors président d’Arianespace déclarait : « Je pense que nous devrions arriver à rester leader mondial du marché des lancements de satellites civils à la fin de la décennie qui s’amorce (8). » Le programme Ariane 6 est donc lancé par l’ESA en 2014, car Ariane 5, malgré ses loyaux services, commençait à vieillir et à ne plus répondre aux standards du marché. Selon le calendrier initial, le premier vol d’Ariane 6 devait être pour l’année 2020. Une période de recouvrement de trois ans entre Ariane 5 et Ariane 6 était alors prévue afin d’amorcer la transition. Ce retard de quatre années s’explique en partie par la pandémie de Covid-19 qui a retardé le développement du nouveau pas de tir et du lanceur. Couplé à l’échec du premier vol commercial du lanceur léger Vega-C en 2022, le dernier vol d’Ariane 5, le 5 juillet 2023, a laissé un parc européen dépourvu de lanceur disponible. Comble de l’embarras, le 28 avril dernier, l’Europe, faute de lanceurs opérationnels et avec le retrait du lanceur moyen Soyouz décidé par l’agence spatiale russe Roscosmos en réaction aux sanctions européennes prises à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine, a dû faire appel aux services de son principal concurrent, SpaceX, leader mondial sur le marché des lancements, pour envoyer deux satellites de navigation Galileo à partir du lanceur Falcon 9 (9).
Quelles sont les armes d’Ariane 6 dans le marché mondial des lanceurs lourds ?
Ariane 6 ne s’insère pas dans un marché mondial aussi favorable que ses prédécesseurs. En cause, l’arrivée de SpaceX et de ses lanceurs partiellement réutilisables, Falcon 9 et Falcon Heavy, qui ont permis d’abaisser les coûts d’accès à l’Espace. Historiquement, le domaine spatial est l’apanage de la sphère pblique, or, à partir des années 2000, sous l’impulsion des États-Unis, l’ère du New Space marque l’émergence d’acteurs privés dans le secteur spatial : Elon Musk avec Space X, Richard Branson avec Virgin Galactic ou Jeff Bezos avec Blue Origin. Si le New Space se manifeste aussi bien sur le segment « upstream » du spatial (lanceurs, satellites, infrastructures terrestres) que sur son segment « downstream » (l’utilisation des données spatiales et les applications) (10), c’est dans le domaine des lancements que le phénomène du New Space se donne le plus à voir avec une réduction drastique des coûts d’accès à l’espace. La société SpaceX créée en 2002 par l’entrepreneur Elon Musk est un symbole criant du New Space. Le secret de SpaceX réside en partie dans sa technologie de récupération et de réutilisation du premier étage, selon la méthode du toss-back (11), de sa fusée phare : la Falcon 9. Le 12 avril 2024, un premier étage du lanceur Falcon 9 fut réutilisé pour la vingtième fois, une première mondiale. Devenue véritable rupture technologique avec SpaceX, la conception d’un lanceur partiellement réutilisable n’est pourtant pas nouvelle. Dans une chronique de la RDN de février 1984, Victor Bréhat (12) écrit que « la réussite commerciale passe également par des prix attractifs, car il ne faut pas oublier que plusieurs lanceurs sont en concurrence. Or, l’abaissement des coûts passe obligatoirement par un fort taux de récupération des éléments du premier étage en vue de leur réutilisation » (13). Pourtant, en 2013, Richard Bowles, le responsable commercial d’Arianespace, déclarait lors d’une conférence internationale que « SpaceX vend du rêve. La réutilisation est du rêve. On ne va pas se fatiguer à répondre à du rêve » (14). S’il est tentant de juger rétrospectivement cette déclaration, cette dernière en dit beaucoup sur les certitudes européennes de l’époque. À ce sujet, dans sa feuille de route technologique et scientifique, l’Onera déclarait que « cette “révolution dans les affaires spatiales” ou “New Space” a été très largement sous-estimée par les acteurs européens du domaine » (15). De plus, la réutilisation pâtissait de l’échec de la Navette spatiale américaine, véhicule spatial américain entièrement réutilisable, en service de 1981 à 2011, à tenir ses promesses d’abaisser les coûts d’accès à l’espace. Autant d’éléments qui peuvent expliquer le choix de l’ESA de concevoir un nouveau lanceur entièrement consommable.
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