Dans son Parmi les revues, Guy Vinet analyse l'article de Hal Brands dans le numéro de mars-avril de Foreign Affairs. L'auteur s'interroge sur les voies et moyens de la politique américaine, dans une ère où le libéralisme politique a vu son leadership s'effondrer.
Parmi les revues – Hal Brands, « The Age of Amorality: Can America Save the Liberal Order Through Illiberal Means? », Foreign Affairs (T 1615)
Dans la livraison de mars-avril de la revue américaine Foreign Affairs, Hal Brands, professeur à la John Hopkins School of Advanced International Studies, propose au lecteur un article dont la problématique peut se résumer ainsi : jusqu’où les États-Unis peuvent-ils recourir à des voies et moyens contraires aux principes libéraux pour permettre à l’ordre libéral (occidental) de survivre ? Le sujet prend une pertinence particulière dans le contexte international actuel même si le dilemme qu’il porte n’a rien de nouveau. Il s’agit en effet d’une question récurrente en conduite politique, nationale ou internationale : la fin justifie-t-elle les moyens ?
L’article revient d’abord, par le biais d’une ellipse, sur le choix américain d’avoir eu recours à l’arme nucléaire au Japon en août 1945 pour contraindre le pays à la reddition. Ce faisant, les États-Unis ont pris un parti terrible pour accélérer la fin d’une situation qui ne l’était sans doute pas moins. La décision américaine a conduit au résultat escompté, mais la question n’est toujours pas tranchée aujourd’hui de savoir si la destruction de deux villes importantes japonaises et ses multiples conséquences étaient véritablement légitimes et nécessaires. Le film récent Oppenheimer (1) de Christopher Nolan n’élude pas ce choix mais laisse la question pendante.
La Seconde Guerre mondiale offre un autre exemple de réalisme politique où la fin a justifié les moyens. Pour parvenir à vaincre l’Allemagne nazie de Adolf Hitler, les Alliés ont dû aider l’Union soviétique de Josef Staline à combattre les forces allemandes sur leur front alors qu’ils progressaient sur les fronts ouest et sud. Sans que ce concours pût être qualifié de « jeu de dupes », la suite des événements s’est révélée moins heureuse.
La guerre froide n’est pas non plus avare de situations dans lesquelles les États-Unis ont misé sur des partenaires en Afrique ou en Amérique du Sud qui n’étaient pas des exemples de vertu démocratique. Il s’agissait alors de s’assurer que les gouvernements en question restent dans l’orbite occidentale et soient en mesure de faire pièce à l’influence soviétique. Le coup d’État au Chili mené par le général Pinochet en 1973 avec le soutien américain est à cet égard emblématique.
La guerre menée au Vietnam par les États-Unis constitue un autre cas de choix politiques et militaires aux conséquences finalement désastreuses, aussi bien dans leurs résultats directs qu’en termes de réputation pour le pays ; là encore, l’objectif américain initial était de contrebattre les avancées communistes en s’appuyant sur le principe aussi connu que peu vérifié : l’ennemi de mon ennemi est mon ami. C’est ce même précepte qui a été mis en action en Afghanistan par les Américains pour mettre en échec les forces de l’Union soviétique après leur invasion du pays en 1979 ; on connaît la suite.
L’auteur ne manque pas de souligner qu’à l’issue de la guerre froide, les Américains ont souvent regretté l’emploi de certains moyens qui leur ont permis de la gagner. Ces regrets se sont accompagnés d’une prise en compte apparue alors nécessaire de la dimension juridique et administrative des décisions politiques accompagnée par l’argument des droits de l’homme. Cela n’a pas été sans influence sur leurs décisions au cours des années 1990, de la première guerre en Irak jusqu’au Kosovo en passant par la Bosnie-Herzégovine, le Rwanda et la Somalie.
Le traumatisme subi lors des attaques terroristes du 11 septembre 2001 a rebattu les cartes et les États-Unis sont revenus à plus de réalisme, voire de cynisme, dans la conduite de leur politique internationale. Leur intervention en Afghanistan à partir d’octobre 2001 paraissait légitime et elle a été approuvée par le Conseil de sécurité des Nations unies. En revanche, leur invasion de l’Irak en mars 2003 n’était ni justifiée ni agréée par la communauté internationale mais seulement soutenue par quelques affidés. Finalement, les deux opérations se sont conclues de manière assez catastrophique et il serait extrêmement hasardeux de prétendre qu’elles ont contribué à une amélioration de la sécurité internationale. Toutefois, la première avait le droit international pour elle, la seconde, non. La décision américaine d’envahir un pays pour convenance nationale est rapidement apparue très compromettante pour l’ordre international. Dans le même esprit, le soutien et la promotion par les Occidentaux, sous l’égide des États-Unis, de la proclamation d’indépendance du Kosovo en 2008, en dépit de la résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies, ont porté un nouveau coup au droit international et à l’autorité des Nations unies. Il n’est pas exagéré de prétendre que ces deux fautes politiques occidentales (Irak et Kosovo) ont ouvert des perspectives à d’autres États dont la Russie. Cette dernière va, sans tarder, avancer ses pions en Géorgie puis en Ukraine.
D’une certaine manière, l’Occident a ainsi miné une partie de l’autorité morale dont il pouvait se prévaloir et un fossé s’est creusé progressivement de manière funeste entre un « ordre libéral occidental » volontiers donneur de leçons et un « ordre illibéral » s’assumant de plus en plus ouvertement comme tel.
En même temps, la scène internationale continue de bruire de toutes sortes de fracas et frictions. Dans la conduite actuelle de leurs affaires internationales, les États-Unis ne sauraient faire l’impasse sur tous les États qui n’embrassent pas les valeurs de la démocratie et du libéralisme ; en de nombreuses situations, la géographie et les réalités matérielles le cèdent à la morale. Celle-ci en effet constitue plus une boussole qu’un carcan. Si les Américains cherchent à être cohérents avec leurs valeurs, ils ne sauraient oublier leurs intérêts politiques et stratégiques. Une prise en compte systématique des critères moraux dans toutes décisions d’ampleur serait de nature à paralyser leur action internationale à leur détriment et au bénéfice d’États moins regardants.
Comme le souligne fortement l’auteur, les États-Unis doivent éviter deux écueils : la fréquentation évidente de gouvernements susceptibles de porter atteinte à leur image (exemple de l’ex-président philippin Dutertre) et l’antagonisme fallacieux opposant idéal utopique et réalisme forcené. Cette voie médiane les conduit à rechercher des compromis avec certains alliés « illibéraux » et à adopter une approche pragmatique quant à la promotion des valeurs occidentales, ce qui n’exclut pas de sérieuses mises en tensions des principes.
Au bout du compte, c’est sur le paysage général et les résultats obtenus que doit s’évaluer la politique internationale de la superpuissance américaine et non sur des éléments particuliers qui pourraient alors sembler relever de la plus parfaite hypocrisie. Somme toute, la politique, la stratégie et la morale constituent un ensemble dont la cohérence et l’équilibre ne sont jamais garantis. ♦
Brands Hal, « The Age of Amorality: Can America Save the Liberal Order Through Illiberal Means? » [L’ère de l’amoralité : L’Amérique peut-elle sauver l’ordre libéral par des moyens illibéraux ?], Foreign Affairs, vol. 103, n° 2, mars-avril 2024, p. 104-117.
(1) Lempereur Johann, « Cinéma & Séries – Oppenheimer et la peur de la bombe atomique », Tribune n° 1507, 9 août 2023 (www.defnat.com/).