Dans leur chronique « Sud de l’Europe » estivale, la direction de la Fondation méditerranéennes d’études stratégiques (FMES) offre une synthèse de la situation géopolitique actuelle, en mettant exergue la vulnérabilité de l’Europe face aux différents conflits qui fracturent les relations internationales.
Sud de l'Europe – Les Européens de plus en plus percutés par les ruptures internationales (T 1629)
L’approche de l’été aura souligné l’impact des tensions qui nous entourent dans la politique européenne et française. Si les tensions à l’Est étaient omniprésentes lors du 80e anniversaire du D-Day, avec le parallèle explicite entre les combats pour la libération de la France occupée et ceux de l’Ukraine, ce sont les tensions au Sud qui ont influencé le résultat des élections européennes du 9 juin et des législatives françaises des 30 juin et 7 juillet. La poussée populiste qui se poursuit dans l’Union européenne (UE) se construit en effet sur la crainte de la progression d’une migration incontrôlée qui importerait dans nos sociétés les ressentiments des populations du Sud. Ce dernier sujet devient de plus en plus clivant et les deux principaux blocs politiques se construisent autour de cette thématique : l’extrême droite dénonce le risque d’importer les antagonismes et leurs conséquences, tandis que l’extrême gauche élabore, au contraire, un référentiel idéologique d’ouverture vers le Sud qui s’exprime particulièrement à l’égard du conflit israélo-palestinien, archétype du combat d’émancipation des populations opprimées par l’Occident. La menace à l’est de l’Europe clive différemment : le centre est plutôt favorable à la résistance à l’expansionnisme russe quand les deux principaux partis issus de l’élection législative française, placés aux extrêmes, revendiquent un apaisement avec la Russie. La nouvelle commission d’Ursula von der Layen qui se met en place navigue entre ces tensions. Si le soutien à l’Ukraine est maintenu dans son principe, la création d’un commissaire dédié à la coopération avec les pays méditerranéens, dissocié des processus d’élargissement tente de prendre en compte la complexité croissante des relations avec notre Sud. Cette clarification a le mérite du réalisme : elle prend acte de la divergence entre les rives et permet d’espérer une relation plus équilibrée entre des modèles qui n’ont pas vocation à se ressembler.
Car, alors que les Européens semblent limiter leur réflexion à la gestion des conséquences (1), les ruptures géopolitiques continuent de se déployer autour d’eux, à l’Est et au Sud.
À l’Est de l’Europe, la guerre en Ukraine piétine et les Russes poursuivent leur grignotage. Le combat se déplace sur le champ diplomatique car tous anticipent, en cas d’élection de Donald Trump en novembre, un désengagement américain que le choix de James David Vance comme colistier semble confirmer. Volodymyr Zelensky essaie d’élargir la base internationale de ses soutiens. Le sommet sur la paix de juin en Suisse a donné des résultats mitigés : aucun pays des « BRICS + » n’a accepté de se joindre à la déclaration finale pourtant très allégée. De la même façon, le sommet du 75e anniversaire de l’Otan en juillet n’a validé qu’un soutien défensif (missiles Patriot, chasseurs F16, 40 milliards d’euros…) marquant ainsi une sorte de lassitude aux États-Unis comme en Europe. Le Président ukrainien envisage une nouvelle réunion, avec la Russie cette fois, et parle désormais de solution diplomatique. De son côté, Vladimir Poutine renforce son partenariat militaire avec la Corée du Nord (déplacement à Pyongyang les 18 et 19 juin) et durcit sa stratégie de communication vers « la majorité mondiale » qu’il oppose à l’Occident (discours du 14 juin). La fin de l’année devrait être dure pour l’Ukraine et indirectement pour les Européens qui auront démontré leur incapacité à tenir une ligne ferme en l’absence du soutien des États-Unis.
Au Sud, la guerre à Gaza se prolonge, alimentée par le refus du Hamas d’accepter le plan de trêve américain et par la tentation de Benjamin Netanyahou de prolonger le conflit le plus longtemps possible pour retarder la commission d’enquête qui le menacera dès la fin des hostilités. Tsahal s’est engagé dans une opération de chasse aux tunnels et aux combattants du Hamas dans la zone de Rafah, en particulier sur la frontière égyptienne. Cette opération d’ampleur plus réduite pourrait durer plusieurs mois et permettre aux Israéliens de reporter leur attention sur leur frontière nord. Car outre le Hamas, Israël doit gérer sa confrontation avec le Hezbollah perçu comme une menace encore plus grande et dont les stratèges israéliens savent qu’ils devront l’affronter un jour ou l’autre. Israël se place également dans le cadre de l’évolution du rapport de force avec l’Iran qu’a démontré l’attaque iranienne massive du 13 avril, inédite dans l’histoire des deux pays. Les élites sécuritaires israéliennes ont intégré le fait qu’Israël pouvait désormais disparaître, ce qui explique leur relative indifférence aux injonctions américaines et européennes (2). La victoire de Masoud Pezeshkian à l’élection présidentielle iranienne du 5 juillet, représentant de l’aile « réformatrice » de l’establishment politique et clérical de la république islamique, n’est pas nécessairement un gage de sécurité pour Israël car il pourrait affaiblir encore un peu plus le soutien américain dont il bénéficie. Là encore, l’élection américaine sera déterminante.
En Afrique, la guerre oubliée au Soudan continue de faire rage et menace désormais de déborder en République centrafricaine. Au Sahel, les attaques djihadistes au Burkina Faso pourraient avoir imposé l’intervention de soldats maliens accompagnés de mercenaires russes. Bien que démentie par le Président burkinabé, une telle intervention serait la première matérialisation du pacte de l’Alliance des États du Sahel (AES). Le souverainisme, voire le nationalisme revendiqué par le courant panafricaniste au Sahel, est également porté par les nouvelles autorités sénégalaises : le discours virulent envers la France prononcé par le Premier ministre Ousmane Sonko en mai dernier augure d’une ferme volonté de redéfinir les relations franco-sénégalaises. Enfin, la présence croissante sur le continent d’acteurs non occidentaux se poursuit, avec l’arrivée remarquée sur le continent de la compagnie militaire privée Sadat, proche du Président turc Erdogan, qui pourrait jouer à l’avenir un rôle croissant, dans la foulée de celui qu’elle a joué en Libye et en Azerbaïdjan.
Ces champs de forces Est-Ouest et Sud-Nord placent l’Europe en position de vulnérabilité que les populations commencent à percevoir. Cette porosité entre les enjeux extérieurs et intérieurs est un signe des temps qui résulte des flux de populations, d’informations et d’intérêts économiques. Elle est aussi la marque de la guerre informationnelle qui fait rage et qui fragilise les sociétés ouvertes et démocratiques. Ce sujet sera abordé lors des prochaines Rencontres stratégiques de la Méditerranée les 8 et 9 octobre prochains (3).
Les Français et les Européens doivent prendre en compte le fait que nombre de nos partenaires hors d’Europe, à l’est comme au sud, adhèrent à des agendas souverainistes et traditionnalistes qui ne coïncident plus du tout avec les nôtres. Plus que leur naïveté présumée, le désavantage structurel des Européens est qu’ils s’interdisent de considérer les concepts utilisés à leur encontre par leurs adversaires et leurs compétiteurs : le phénomène religieux (4), le nationalisme assumé (5) et l’imposition d’un rapport de force. Il ne s’agit pas de faire l’éloge de ces concepts, mais de constater que ceux-ci font mouche dans les opinions publiques qui nous tournent le dos les unes après les autres.
L’équipe de direction de la FMES.
(1) Ausseur Pascal, « Élections législatives : pourquoi il faut prendre en compte les ruptures géopolitiques du monde ? », Var Matin, 9 juillet 2024 (https://fmes-france.org/).
(2) Peyronnet Arnaud, « La guerre de Gaza provoque-t-elle de nouveaux paradigmes au Proche-Orient ? », Institut FMES, 26 juin 2024 (https://fmes-france.org/).
(3) RSMed 2024 – Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (https://fmes-france.org/rsmed-2024/).
(4) Ausseur Pascal, « Bassin méditerranéen : le rapport au religieux renforce la rupture Nord-Sud », Diplomatie, 19 avril 2024 (https://fmes-france.org/bassin-mediterraneen-le-rapport-au-religieux-renforce-la-rupture-nord-sud/).
(5) Pouchin Émilien, « Les ambitions maritimes turques au XXIe siècle », Institut FMES, 28 mai 2024 (https://fmes-france.org/les-ambitions-maritimes-turques-au-xxieme-siecle/).