Parmi les livres – Requiem pour un empire. Les États-Unis et le piège afghan, 2001-2021 (T 1637)
Là où tant d’autres euphémisent la guerre à la terrasse du Flore et sans avoir jamais chaussé de rangers, John-Christopher Barry met du vécu (1). Pour nous parler de l’Empire il part et parle d’abord de lui, citoyen franco-américain, et de son séjour en Afghanistan au plus fort de la guerre, comme Marc Bloch sur le champ de bataille dans la première partie de L’étrange défaite mais en faisant un long travelling arrière avec des retours et des incises pour progressivement passer du particulier au politique. Sa guerre commence au sous-sol du BHV, cette caverne d’Ali Baba bien connue des Parisiens, où il s’agit de faire graver nom et prénom mais aussi groupe sanguin et allergies médicamenteuses sur une plaque standard Otan de 3,2 cm, même format que ceux « destinés aux chiens et aux chats ». Ce qui échoue malgré les tentatives méritoires de la dame préposée à la gravure, sauf à massacrer l’état-civil ou sacrifier les prescriptions de la Faculté. Le ton est donné, allègre, plein d’ironie et de recul sur soi.
Nous voilà donc embeddés avec Barry. Car dans un monde qu’on veut global au risque que les contraires s’équilibrent, la chute d’une civilisation se voit dans le local, là où naissent les lames de fond qui deviennent des vagues scélérates. Barry nous montre par petites touches que la défaite des armées américaines est inscrite dans l’ADN de ses soldats, lorsque la rhétorique de l’hyperpuissance se résout dans une gigantesque pétaudière comme dans M.A.S.H. Il revient, par exemple, sur la question des interprètes déployés sur le terrain. Il n’était pas un officier saharien ou des bureaux du sud algérien qui ne sache parler arabe et lire le Coran dans le texte – notre ami, le regretté général Claude le Borgne, avait été formé à cette école. Il ne viendra néanmoins jamais à l’idée du Pentagone d’en faire autant, se contentant du recours à des expatriés pour la plupart vivant aux États-Unis, totalement incompétents et à la fiabilité douteuse. La conséquence en est des traductions erronées et des contresens dramatiques pour la population. Il en est de même du recours aux chefs de village comme interlocuteurs uniques et gauleiters, écartant les communautés de démocratie locale pour imposer la structure hiérarchique de la société civile américaine. Le tout à l’avenant, et John-Christopher Barry multiple les exemples, tous plus atterrants les uns que les autres. Ce n’est même plus de l’inconséquence, c’est de la bêtise. On sait comment cela a fini et ne pouvait que finir ; s’il avait fallu trois ans aux Taliban pour revenir à Kaboul après le départ des Soviétiques, il ne leur a pas fallu trois semaines avec les Américains.
Ceux-ci ont beau être venus nous solliciter en vain en 2003 lorsqu’ils ont découvert le film de Pontecorvo, La bataille d’Alger, ils n’ont rien retenu de la contre-insurrection à la française, sauf peut-être le recours à une torture justifiée et généralisée. Ils ne nous ont pas écoutés lorsque nous leur avons répété que ça ne servait à rien, ils ont recommencé l’opération Phoenix du Vietnam avec à son terme le même échec : ils ont tué, tué et encore tué et ils n’en ont aucune mauvaise conscience. L’irresponsabilité de l’Amérique puritaine est tout autant une inculpabilité qu’un refus d’apprendre. Et ce que Barry a vu à la prison de Bagram l’a « renvoyé à toutes les entreprises de déshumanisation du siècle dernier dont les images nous sont parvenues ». C’est le fils du soldat Bernstein devenu Barry lorsque, jeune GI, il débarqua en France avec l’armée Patton, qui s’exprime là. Ainsi la consultation médicale de détenus à laquelle il a assisté ressemble à la séquence d’ouverture de Monsieur Klein, mais cette fois-ci sous bannière étoilée.
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