À l'occasion de la sortie de notre numéro d'octobre, la RDN publie l'analyse d'Anastasiya Shapochkina sur les coopérations en matière énergétique entre la Russie et la Chine. Entre la montée en puissance des BRICS et la volonté de la mise en place d'un système financier alternatif, beaucoup reste à faire, alors que la Russie est sous le coup de sanctions économiques.
Coopération énergétique avec la Russie : pourquoi la Chine ne remplace pas l’Europe (T 1645)
© Iliya Mitskavets / Adobe Stock
La Chine est le pivot de la capacité de la Russie à mener la guerre contre l’Ukraine, le garant de sa survie économique dans le contexte des sanctions et de la pertinence géopolitique de la Russie dans l’ordre mondial en évolution, que la Chine est désireuse de façonner. Bien que la fourniture directe d’armes par Beijing à Moscou reste difficile à cerner, la main de la Chine est visible derrière les exportations militaires croissantes de Pyongyang au profit des Russes. En outre, la Chine est l’épine dorsale de l’alliance militaire entre la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, dont les programmes politiques visent tous à s’opposer aux États-Unis et à construire un système de gouvernance mondiale alternatif, non centré sur l’Amérique.
L’énergie est le fondement économique des relations russo-chinoises, le moteur de la balance commerciale entre les deux pays, de leur interdépendance croissante et de leur indépendance de plus en plus grande du dollar pour les échanges bilatéraux. Cet article analyse l’évolution de leurs relations énergétiques depuis 2022, après que la Chine a de facto remplacé l’Europe en tant que principal importateur de l’énergie russe. Il explique pourquoi la Chine n’est pas un partenaire égal à l’Europe pour la Russie, dans la mesure où les intérêts économiques ou stratégiques de la Russie sont en jeu. L’article explore ces questions via trois variables : le rôle de l’énergie dans la balance commerciale bilatérale, un système monétaire alternatif au dollar dans les relations bilatérales Russie-Chine et l’investissement, en particulier dans l’infrastructure énergétique. La conclusion replacera cette évolution dans le contexte plus large du calcul géostratégique de Moscou et de Beijing, qui va au-delà de la guerre en Ukraine et définira l’orientation géopolitique de la Russie pour les années à venir.
Le rôle de l’énergie dans la balance commerciale bilatérale
Lorsque l’on étudie l’évolution récente de la balance commerciale de la Russie avec la Chine, on constate un montant comparable d’échanges de biens avec l’UE en 2021 (257 milliards d’euros (1)) et avec la Chine en 2023 (240 Mds de dollars (2)), dominé dans les deux cas par l’exportation d’hydrocarbures et par les importations de machines, d’électronique, de véhicules et de produits pharmaceutiques en provenance de l’UE en 2021 et de la Chine en depuis 2023 (3). À première vue, il semble que la Russie ait réussi à remplacer l’UE par la Chine en tant que principal partenaire commercial, les exportations d’énergie russes étant redirigées vers l’est et les importations chinoises inondant le marché russe après le départ de nombreuses entreprises occidentales. Toutefois, plusieurs différences marquées apparaissent : alors que la balance commerciale UE-Russie s’est traduite par un excédent majeur pour la Russie jusqu’en 2022 inclus (puisque les sanctions sur le pétrole et les produits raffinés n’ont été mises en œuvre qu’en décembre 2022 et en février 2023), la balance commerciale avec la Chine est marquée par une quasi-égalité, privant la Russie de l’avantage économique similaire à celle qu’elle détenait sur l’Europe grâce à ses exportations d’énergie.
La Chine n’est pas non plus aussi dépendante de la Russie pour l’énergie que l’était l’Europe. En 2021, la Russie était le principal partenaire énergétique de l’Europe fournissant 47 % de son charbon, 41 % de son gaz naturel et 27 % de son pétrole en 2021 (4). Si, à la fin de 2022, la Russie a réorienté ses volumes d’exportation de pétrole et de produits raffinés de l’Europe vers l’Asie, seuls 18 % des importations chinoises de brut et de condensats, 10 % du gaz naturel acheminé par gazoduc, 6 % du GNL et 17 % des importations de charbon provenaient de Russie (5). L’augmentation par rapport à 2021 était marginale, ce qui peut s’expliquer tout d’abord par la nature transitoire de ces exportations pétrolières, dont la plus grande partie est retournée en Europe, n’ayant pratiquement aucun impact sur le bouquet énergétique chinois. La seconde explication est un goulot d’étranglement au niveau des infrastructures : le gazoduc « Force de Sibérie » ne permettant un export annuel de « seulement » 38 Mds de mètres cubes (mmc) (6), en plus d’une capacité croissante d’exportation de GNL.
Ainsi, à la suite de l’invasion massive de l’Ukraine en 2022, la Russie s’est retrouvée à échanger sa position de fournisseur dominant sur un marché diversifié de deux douzaines de pays européens contre une dépendance à l’égard d’un seul acheteur – la Chine – où les groupes russes ne peuvent que marginalement accroître leur présence sur un marché très actif de fournisseurs du mix énergétique bien diversifié de la Chine. Par contre, la dépendance de Moscou à l’égard de la Chine peut rivaliser avec celle de l’UE à l’égard de la Russie : la Chine consomme à elle seule 47 % des exportations de pétrole brut de la Russie et 49 % de ses exportations de charbon (7). En outre, contrairement à l’Union européenne, la Chine n’est qu’un seul pays, ce qui, selon la logique du marché, désavantage la Russie en raison de sa dépendance à l’égard d’un seul grand acheteur, en particulier lorsqu’il s’agit de négocier des contrats et des prix.
Un système monétaire alternatif au dollar
L’objectif déclaré des sanctions occidentales à partir de 2022 était de limiter les revenus de l’État russe et la capacité financière de Moscou à faire la guerre, tout en maintenant le pétrole russe sur le marché dans son intégralité afin d’éviter les hausses de prix à la pompe aux États-Unis et en Europe. C’est dans cette optique que les sanctions relatives au plafonnement du prix du baril de pétrole brut russe à 60 $ ont été introduites en décembre 2022. Un an plus tard, il était évident que l’effet de ce plafond sur les finances russes était minime, voire nul. Tout d’abord, certains pays refusaient de respecter les sanctions. Deuxièmement, les prix sont devenus difficiles à deviner parce qu’ils sont protégés par les clauses de confiance des contrats et parce que les traders qui traitent le pétrole russe ne sont plus de grandes maisons occidentaux comme Trafigura ou Glencore (contraints à une plus grande transparence au fil des ans), mais un groupe d’obscurs traders avec des bureaux vides à Dubaï et à Hong Kong, soupçonnés fortement de provenir des compagnies pétrolières russes elles-mêmes (et de leur propriétaire majoritaire, l’État) (8). Plus important encore, des volumes d’échanges de plus en plus importants entre la Russie et la Chine ont été convertis en monnaies locales, sans passer par le dollar.
Le commerce des monnaies locales est devenu possible grâce à la préparation diligente de la Russie et de la Chine à la déconnexion de la plupart des banques russes du système SWIFT, que l’Occident a eu la grâce d’annoncer bien à l’avance, laissant à la Russie tout le temps de se préparer (9). L’acceptation par la Chine des plateformes de paiement alternatives russes (MIR) ou l’utilisation de ses propres plateformes pour les échanges en monnaie locale a une conséquence géopolitique : elle contribue à augmenter les volumes d’échanges en yuans, ce qui affaiblit le statut du dollar en tant que monnaie mondiale, et a pour conséquence logique de renforcer le renminbi. Cependant, on ne peut pas en dire autant du rouble, car la plupart des échanges commerciaux entre la Russie et la Chine, d’une valeur de 240 Mds $ par an, se font en yuans, qui représentent aujourd’hui 50 % du chiffre d’affaires du marché russe des devises, et 40 % de l’ensemble des exportations et des importations (10). Le yuan est devenu une denrée rare en Russie (11) depuis que les États-Unis ont annoncé de nouvelles sanctions secondaires en août 2024, ciblant les institutions financières, y compris les représentations des banques russes dans les pays tiers, ce qui rend les banques chinoises plus réticentes à prêter de l’argent pour des opérations avec la Russie (12). Il ne fait aucun doute que la Russie et la Chine continueront à commercer malgré les sanctions américaines, mais c’est la Russie qui se retrouve avec le petit bout de la lorgnette, alors que la monnaie chinoise gagne en puissance grâce aux choix géopolitiques de Moscou.
Investissements dans les infrastructures énergétiques
Un troisième domaine dans lequel la Chine était censée remplacer l’Europe, mais ne l’a pas fait, est celui des Investissements directs étrangers (IDE) dans les infrastructures énergétiques. Le marché russe du gaz naturel en est une bonne illustration. Le principal goulet d’étranglement qui empêche la Russie d’augmenter ses exportations de gaz naturel vers la Chine est la capacité limitée des gazoducs. C’est pourquoi, lorsque le Kremlin a négocié la construction d’un premier gazoduc entre la Russie et la Chine, il est parti du principe que les Chinois le financeraient, au moins en partie. Tout comme les investisseurs européens ont cofinancé les projets de gazoducs entre l’Europe et la Russie, qu’il s’agisse du tristement célèbre projet South Stream ou de Nord Stream (13). Cependant, lorsque la Russie et la Chine ont signé le contrat de fourniture de gaz naturel sur le futur Force de Sibérie en mai 2014, après l’annexion de la Crimée par la Russie et l’incursion dans l’est de l’Ukraine, il était clair que la Chine ne financerait aucune partie de la construction du gazoduc sur le territoire russe (14). Les choses sont plus difficiles pour « Force de Sibérie 2 », un projet de gazoduc de 50 mmc/an que Moscou souhaite construire depuis le début des années 2000 et qui relierait les marchés de consommation chinois aux plus grands gisements de gaz naturel russes en Sibérie occidentale. Cependant, Moscou a eu du mal à le faire approuver par Beijing et encore plus à financer un autre gazoduc, surtout si l’on tient compte de l’environnement géopolitique et de la vision chinoise à long terme de la neutralité en matière d’émissions de carbone (15).
Conclusion : la déception derrière les grandes espérances
Bien que la Russie ait réorienté la plupart de ses approvisionnements en pétrole de l’Europe vers l’Asie au cours des dernières années, le « pivot vers l’est » de Moscou à la suite de l’invasion de l’Ukraine a abouti à une position géopolitique très différente de celle dont elle jouissait avec l’Europe comme principal partenaire commercial. Premièrement, la Russie dépend aujourd’hui de la Chine pour ses exportations d’énergie et pour ses importations de machines, d’équipements et d’électronique (et donc pour son économie de guerre), bien plus qu’elle ne dépendait de l’Europe, en raison du contexte des sanctions et de la balance commerciale avec la Chine, qui permet des échanges en monnaie locale à grande échelle. Deuxièmement, l’Europe compte plus de deux douzaines de pays, contre un seul pour la Chine, ce qui désavantage la Russie dans une négociation sur un marché d’acheteurs. Troisièmement, les échanges en monnaies locales contribuent à renforcer le yuan en tant que monnaie mondiale, tout en ne faisant rien pour le rouble, puisque la plupart des 240 milliards de dollars d’échanges entre les deux pays se font en renminbi. Quatrièmement, les investissements chinois dans les infrastructures énergétiques russes, là où la Russie les attendait le plus, laissent à désirer et pourraient être rendus plus difficiles à l’avenir, les banques chinoises craignant des sanctions secondaires américaines contre les institutions financières qui font des affaires avec la Russie.
D’un point de vue stratégique, alors que dans ses relations avec l’Europe, la Russie pourrait se poser en « superpuissance énergétique » et dicter les conditions d’engagement à ses partenaires occidentaux, en expulsant à volonté les PDG des grandes entreprises énergétiques occidentales, elle occupe une place beaucoup plus humble lorsqu’elle est placée sur la carte en pointillé des fournisseurs d’énergie chinois, qu’il s’agisse des marchés du pétrole ou du gaz naturel. Toutefois, une fois le pivot vers l’est effectué, un retour en arrière pourrait s’avérer difficile, en particulier lorsque la voie vers une « amitié illimitée » avec la Chine sera cimentée par des projets d’infrastructure de plusieurs milliards, qui définiront l’orientation géopolitique de la Russie vers l’est et la durabilité de l’alliance russo-chinoise pour les décennies à venir, tout comme les infrastructures gazières et pétrolières l’ont fait dans le passé pour les relations entre la russo-européennes (16). ♦
(1) Commission européenne, DG Commerce, « EU trade relations with Russia. Facts, figures and latest developments », mis à jour le 21 mai 2024 (https://policy.trade.ec.europa.eu/).
(2) « China-Russia 2023 trade value hits record high of $240 bln », Reuters, 12 janvier 2024 (https://www.reuters.com/).
(3) Commission européenne, DG Commerce, op. cit.
(4) Shapochkina Anastasiya et Valli Gabrielle, « The EU Plan to Break Free from Russian Energy », Eastern Circles, 1er avril 2022 (https://www.easterncircles.com/theeuplantobreakfreefromrussianenergy/).
(5) US Energy Information Administration, Department of Energy, « China Country Brief », 14 novembre 2023 (https://www.eia.gov/international/analysis/country/CHN).
(6) NDLR : À titre de comparaison, Nord Stream 1 et 2 pouvaient acheminer 55 milliards mmc chacun (Source : Perruche Clément, « Les six chiffres fous du gazoduc Nord Stream 2 », Les Échos, 10 septembre 2021).
(7) US Energy Information Administration, Department of Energy, « Russia Country Brief », 29 avril 2024 (https://www.eia.gov/international/analysis/country/RUS).
(8) « New Kings of Russian Oil Were These Six Traders in December », Bloomberg, 21 mars 2023 (https://www.bloomberg.com/news/articles/2023-03-21/new-kings-of-russian-oil-were-these-six-traders-in-december).
(9) Downs Erica et Mitrova Tatiana, « China-Russia Energy Relations One Year After the Invasion of Ukraine », Center for Global Energy Policy, SIPA, Columbia University.
(10) « Russia’s Embrace of Chinese Yuan Stalls Over Risk from Sanctions », Bloomberg, 9 juillet 2024.
(11) Vishnoi Abhishek et Hsu Winnie, « Russian Banks Scramble for Yuan, as Liquidity Shortfall Doubles », Bloomberg, 12 août 2024.
(12) Département du Trésor des États-Unis, « As Russia Completes Transition to a Full War Economy, Treasury Takes Sweeping Aim at Foundational Financial Infrastructure and Access to Third Country Support » (Press Releases), 12 juin 2024 (https://home.treasury.gov/news/press-releases/jy2404).
(13) Engie, « Nord Stream 2 AG and European energy companies sign financing agreement » (Communiqué de presse), 24 avril 2017 (https://www.engie.com/journalistes/communiques-de-presse/accord-nord-stream-2).
(14) Congressional Research Service, « Power of Siberia: A Natural Gas Pipeline Brings Russia and China Closer », 21 avril 2020 (https://crsreports.congress.gov/product/pdf/IF/IF11514).
(15) Mikhail Krutikhin : « Poutine déçoit Xi », Trouba, Khodorkovsky Live, 23 mars 2023.
(16) Shapochkina Anastasiya et Tchakarova Velina, Russian-Chinese Alliance in the Energy Sector, and How It has evolved since the Invasion of Ukraine, Eastern Circles, juin 2023 (https://www.easterncircles.com/china-russia-energy/).