Michel Klen analyse le mystérieux « syndrome de La Havane » qui frapperait de nombreux diplomates occidentaux et en particulier américains. Partant, il revient sur l'ampleur des mesures actives russes à l'égard de l'Occident, dans le cadre d'une guerre hybride retentissante.
Le syndrome de La Havane et les mesures actives menées par Moscou (T 1646)
Ferme à trolls (© DK_2020 / Adobe Stock – Image générée par IA)
Un mal mystérieux venu de Cuba
Depuis environ une décennie, des membres du personnel diplomatique en poste à l’étranger, essentiellement des Américains (civils, militaires, agents de renseignement), sont touchés par des symptômes inquiétants (malaises, étourdissements, troubles visuels, troubles auditifs, vertiges, nausées). Les premiers cas se sont produits au milieu de l’année 2016 dans la capitale cubaine, d’où le nom de syndrome de La Havane donné à ce mal mystérieux. Du fait de cette maladie, quarante diplomates américains ont dû écourter leur présence à Cuba. Par la suite, des cas similaires frappant surtout des diplomates en provenance des États-Unis ont été signalés dans d’autres pays (Chine, Inde, Allemagne, Vietnam, Géorgie). Cet événement troublant n’a été porté à la connaissance du grand public que le 30 mars 2024 avec la publication d’une enquête très fouillée par le journal russe indépendant The Insider, un média en ligne fondé en 2013 par Roman Dobrokhotov, un opposant de Poutine, et spécialisé dans le journalisme d’investigation. Le bureau éditorial du réseau est situé à Riga en Lettonie. Il travaille en liaison étroite avec Bellingcat, ONG regroupant des enquêteurs spécialisés dans la vérification des faits et le renseignement d’origine source ouverte (open source). The Insider et Bellingcat avaient occupé le devant de la scène médiatique en dénonçant les empoisonnements d’opposants russes (Skripal, Navalny) par les services secrets du Kremlin.
L’affaire du syndrome de La Havane a été aussi commentée par le magazine allemand Der Spiegel et la chaîne américaine CBS qui a soutenu dans sa célèbre émission 60 minutes que « ces éléments anormaux de santé […] pourraient provenir de l’utilisation d’armes à énergie dirigée […] par des membres de l’unité 29155 du service de renseignement militaire russe GRU. » D’après l’enquête, ces Armes à énergie dirigées (AED) font appel à un faisceau d’énergie dont les modalités ont été étudiées par des experts de la DARPA (l’agence des projets de recherche de l’armée américaine). Selon l’un d’eux, « l’utilisation d’impulsions ultrarapides rend cette technique de production de micro-ondes portable avec un rayon d’action de 30 à 60 mètres » suffisamment proche pour atteindre, potentiellement, des humains chez eux à travers les murs et les fenêtres (1). En 2020, des experts mandatés par le Département d’État ont confirmé que la plupart de ces symptômes « tels qu’étourdissements, maux de tête, fatigue, nausées, anxiété, déficits cognitifs et perte de mémoire » correspondaient « aux effets connus des radiofréquences » (2).
Malgré l’authenticité de ces symptômes, une interrogation demeure : la technologie utilisée pour propager cette maladie sur des cibles bien précises reste indéterminée. Quelle que soit la réponse apportée à cette question, force est de constater que l’apparition de cette affection anxiogène a porté un coup sérieux au moral de la diplomatie américaine. Eric Rubin, président de l’association américaine des affaires étrangères a affirmé que le recrutement de candidats pour des postes diplomatiques devenait plus difficile (3). Le syndrome de La Havane a donc bien créé un état de psychose. L’instauration d’un tel climat angoissant et d’une atmosphère d’obsession collective fait justement partie des mesures actives mises en place par les services spéciaux de l’URSS puis de la Russie pour déstabiliser un adversaire.
Les mesures actives
Pendant la guerre froide, l’Union soviétique s’est appuyée sur un dispositif bien organisé et dirigé par le département international du Parti communiste. Ce véritable « ministère de la manipulation » était chargé de coordonner et de financer une vaste politique conçue « pour prendre en charge » certains pans sensibles de l’opinion publique et du monde diplomatique. Au sein de la direction principale du KGB fut créé, au début des années 1950, le département D (comme desinformatsiya, désinformation). En raison des succès obtenus, Youri Andropov, lorsqu’il fut nommé à la tête du KGB en 1967, manifesta tout l’intérêt qu’il portait à cette activité en transformant le département D en « Service A » destiné à la mise en place de mesures actives et en le dotant de moyens accrus. Le principe a été conservé par la Russie après la désintégration de l’URSS. Pour le Kremlin, les mesures actives font partie intégrante de la politique étrangère de Moscou. Elles s’expriment par l’exercice intensif de l’intoxication, la propagande, la désinformation, la subversion, ainsi que diverses actions de déstabilisation (comme la propagation du syndrome de La Havane et d’un climat d’anxiété et de hantise dans la sphère politico-militaire). Elles visent ainsi à injecter le soupçon, le trouble et la confusion chez les adversaires.
Les mesures actives mises en œuvre par les services de Moscou ont principalement ciblé les États-Unis et l’Occident. L’opération de désinformation sur l’origine du Sida est ainsi révélatrice de l’ampleur des ravages que peut causer une manipulation de l’opinion dans la conscience collective. L’affaire débute en 1983 avec la parution d’un article polémique dans The Patriot, un journal indien contrôlé par le parti communiste local. Ce véritable brûlot annonce que le Sida est un virus fabriqué par les Américains dans le but d’éliminer la « race noire »… À cette époque, la maladie commence à faire des dégâts inquiétants sur le continent africain. Selon cet article, le microbe aurait été développé au Centre de recherche bactériologique de l’armée américaine situé à Fort Derrick dans le Maryland. L’affirmation stupéfiante est reprise dans la Literatournaya Gazeta le 30 octobre 1985. Le document soutient alors la thèse selon laquelle le Sida est bien le produit d’une expérimentation américaine pour se préparer à une guerre bactériologique. En Afrique francophone est fabriqué et répandu le slogan Sida = Syndrome inventé des Américains. Les débats s’enflamment autour d’une interrogation majeure : pourquoi cette terrible maladie est-elle d’abord apparue dans l’est des États-Unis (où se trouve précisément l’État du Maryland) ? Puis des preuves sont fabriquées : les deux premiers malades découverts en Afrique du Sud sont deux citoyens blancs revenus de vacances dans le nord-est des États-Unis. Dans le même temps, des documents tendent à prouver que les neuf premiers Allemands touchés par le VIH auraient été contaminés après un séjour sur le littoral oriental américain dans un endroit proche du Maryland.
Finalement, la polémique inhérente à la responsabilité américaine sur l’origine du Sida sera démontée par des scientifiques de renom. Sous la pression de Washington et la menace de représailles, Moscou reconnaîtra qu’il s’agissait d’une machination. La propagation de la fausse information entrait dans le cadre d’une vaste campagne de dénigrement des États-Unis en réponse à leurs critiques sur l’intervention de l’URSS en Afghanistan. Même si les responsables soviétiques puis russes ont reconnu que les services secrets étaient à l’origine de cette campagne mensongère à l’encontre de l’Amérique, les rumeurs n’ont jamais tari complètement. Le principe fondamental de la désinformation établi par Lénine et confirmé par ses successeurs au Kremlin reste d’actualité : « Calomniez, il en restera toujours quelque chose. »
Les services secrets de Moscou ont mené d’autres mesures actives dont les plus spectaculaires ont été :
• La tentative de discréditer les festivités du bicentenaire des États-Unis (1776-1976) en organisant un « bicentenaire européen » à Copenhague au Danemark. C’est le KGB qui a mis sur pied et géré les préparatifs de cette grande fête, notamment en faisant mettre des brochures dans les boîtes aux lettres par des exécutants munis de gants pour porter les missives afin de ne pas laisser d’empreintes (4).
• L’activation des campagnes pacifistes dès décembre 1979 pour contrecarrer la décision de l’Otan de déployer en Europe occidentale des missiles de croisière et Pershing 2 en riposte aux SS-20 soviétiques.
• Les affirmations que le Boeing sud-coréen abattu le 1er septembre 1983 par l’aviation soviétique participait à une mission d’espionnage au-dessus de l’URSS. Cette campagne de désinformation a été si efficace que le Premier ministre grec Papandréou déclara lui-même, le 3 octobre 1984 : « Il est actuellement un fait qu’il [l’avion sud-coréen] exécutait une mission d’espionnage pour la CIA et qu’il avait violé l’espace aérien soviétique pour espionner certains objectifs (5). »
• La tentative de décourager les pays africains à participer aux Jeux olympiques de Los Angeles en 1984 en lançant des menaces racistes au nom du Ku Klux Klan.
L’essor prodigieux des techniques de communication et de l’Intelligence artificielle (IA) a par la suite permis le développement des fausses informations dans les réseaux sociaux. Parmi l’entreprise de désinformation la plus spectaculaire, il y a l’opération d’ingérence numérique Dopplegänger qui a consisté à activer des sites miroirs de grands médias français (Le Figaro, Le Monde, Le Parisien) afin de publier des informations mensongères visant à discréditer l’Ukraine et ses soutiens alliés, et à diffuser une propagande à la gloire de Moscou (6). Les récits fallacieux étaient rédigés depuis Moscou par des experts maîtrisant la langue française et par des robots (bots). Les polices de caractères des quotidiens impliqués étaient parfaitement imitée (technique du typosquattage). Dans cet exercice fallacieux de tromperie à grande échelle, les cyberpirates russes (trolls) (7) ont également répandu sur la Toile des contrevérités visant à discréditer les « adversaires » de la Russie. Ainsi, une supposée apparition de punaises de lit à l’automne 2023 a été attribuée aux réfugiés ukrainiens accueillis par la France. L’objectif était de décourager les touristes du monde entier qui désiraient se rendre à Paris pour les Jeux olympiques et paralympiques (JOP). Le message subliminal était percutant : la capitale française est sale, donc la ville doit absolument être évitée. Dans le même temps, les manipulateurs soulignaient que la Russie produisait un traitement efficace contre ces insectes parasites de l’homme, mais que ce remède ne pouvait pas être commercialisé en Europe en raison des sanctions qui frappent les produits russes depuis 2022…
Les spécialistes de la désinformation agissent aussi en riposte à des actions qu’ils jugent vexatoires pour la Russie. Ainsi, aussitôt après l’arrestation et la mise en examen par la justice française du milliardaire Pavel Durov (8), le créateur et le patron du site controversé Telegram, les hackers russes ont publié une fausse information affirmant que les Émirats arabes unis (qui abritent à Dubaï le siège social de Telegram) avaient annulé le contrat d’achat à la France de 80 avions Rafale signé en 2021. Cette contrevérité flagrante a été démentie par Dubaï et la chaîne qatarie Al Jazeera.
La permanence d’une nouvelle guerre hybride
La confrontation accrue entre Moscou et l’Occident alimente une guerre hybride orchestrée par le Kremlin et menée essentiellement sur Internet. Dans cette nouvelle guerre froide, les Occidentaux sont cependant très bien armés pour contrecarrer les multiples manœuvres de déstabilisation lancées par les hackers russes. C’est notamment le cas de la France qui dispose de moyens performants pour mener cette grande cyberguerre sur les réseaux grâce à deux structures particulièrement efficaces : d’une part, Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques sous la direction du SGDSN (Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale dépendant du Premier ministre) ; d’autre part, les cyber-gendarmes de la Gendarmerie nationale. Viginum travaille en étroite coopération avec l’Agence nationale de la sécurité et des systèmes d’information (ANSSI) : cet organisme national de la sécurité propose des mesures destinées à répondre aux crises affectant la protection des structures d’information des autorités publiques
Le syndrome de La Havane a établi une situation de malaise et d’inquiétude sur le long terme dans certaines sphères diplomatiques et militaires. De la même façon, les opérations de déstabilisation sur le web nourrissent un climat oppressant. Toutes ces actions ne font pas la différence entre les temps de guerre et de paix. Elles sont permanentes et ne finissent jamais. Cette pérennité dans la guerre de l’information reste un marqueur fondamental dans la politique d’affrontement menée par Moscou contre l’Occident. Il y a plusieurs décennies, le célèbre opposant russe Alexandre Soljenitsyne, écrivain de renommée planétaire, nous avait prévenus sur l’amplitude de la politique de désinformation accomplie par le Kremlin : « Nous savons qu’ils mentent. Ils savent qu’ils mentent. Ils savent que nous savons qu’ils mentent. Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent. Et pourtant, ils persistent à mentir. »
(1) Licata Caruso Damien et Berrod Nicolas, « Syndrome de La Havane : les micro-ondes détournées en arme invisible, est-ce vraiment possible ? », Le Parisien, 3 avril 2024.
(2) Ibidem.
(3) « Havana Syndrome has ‘dramatically hurt’ morale, US diplomats say », The Guardian, 10 février 2022.
(4) Baud Jacques, Encyclopédie du renseignement et des services secrets, Lavauzelle, 2002.
(5) Ibidem.
(6) Klen M., « Portal Kombat : la nouvelle offensive de désinformation menée par la Russie », RDN, n° 869, avril 2024, p. 108-113 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23426&cidrevue=869).
(7) Selon Le Robert, le troll est un perturbateur qui se cache derrière son ordinateur pour diffuser des controverses artificielles, notamment sur les réseaux sociaux.
(8) Pavel Durov est un informaticien et chef d’entreprise né et éduqué en Russie et qui possède également la nationalité de Saint-Christophe-et-Niévès (Caraïbes, obtenue en 2013), ainsi que les nationalités française et émiratie (obtenues en 2021). La Justice reproche à sa messagerie Telegram, réputée pour le respect de la confidentialité, d’être utilisée par les réseaux de pédocriminels et de trafiquants de drogue.