Guy Vinet analyse, pour la RDN, les conséquences de l'élection de Donald Trump sur la poursuite de la guerre en Ukraine ainsi que sur l'Union européenne et son action à l'égard de Kyiv. En effet, l'UE doit se préparer à ce que l'allié américain soit bien moins présent pour soutenir l'Ukraine. L'heure du réveil aurait-elle sonné pour Bruxelles ?
Retour de Donald Trump à la Maison Blanche : l’Europe face à ses responsabilités vis-à-vis de l’Ukraine (T 1653)
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Depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022, l’Union européenne (UE), par la voix des responsables de ses institutions et de ses États-membres n’a cessé de proclamer son soutien au pays attaqué. La formule « aussi longtemps que nécessaire » a été diffusée sur tous les tons et en toutes occasions. Un proche avenir, peut-être déjà en cours, pourrait bien faire éclater la vacuité de cette formule.
Dès qu’il est apparu que les Ukrainiens résistaient avec efficacité à l’attaque russe, ce soutien a été affirmé avec force. Quand ces mêmes Ukrainiens ont montré qu’ils pouvaient contre-attaquer avec succès, les Européens n’ont pas lésiné dans l’expression de l’aide ; mais il y avait loin de la coupe aux lèvres et la réalité de l’assistance militaire européenne a rapidement montré ses limites, aussi bien au niveau quantitatif que qualitatif. On se souvient de l’épisode calamiteux des 150 000 obus de 155 mm qui devaient être livrés à Kiev début 2023 alors que ce fut à peine la moitié.
Avec une belle constance, l’Europe s’est montrée incapable de pourvoir l’Ukraine avec les équipements et armements militaires dont elle avait besoin pour faire face aux forces russes lorsque cela était nécessaire. Les moyens propres de la plupart des membres de l’UE sont rapidement apparus trop limités et les capacités de production en munitions n’ont pas suivi, malgré les plans annoncés. Par ailleurs, les équipements fournis sont souvent divers, ce qui n’en facilite pas l’utilisation par les forces ukrainiennes. Par exemple, l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni fournissent chacun des missiles sol-sol ou sol-air différents ; il en va de même pour les chars de combat et les avions de chasse. Enfin, l’argument européen du refus de l’escalade pour différer la fourniture d’armements a montré son caractère fallacieux et a servi de voile à une forme d’indignité coupable.
Les États-Unis ont donné le tempo dès le début de la guerre. D’une certaine manière, ils ont compensé l’insuffisance européenne, mais ils ont également été confrontés à certaines limites par les choix stratégiques de la Maison Blanche et des oppositions au Congrès.
La situation militaire de l’Ukraine paraissait encourageante au printemps 2023 avec un front oriental d’environ 1 000 km relativement stabilisé ; elle a commencé à se dégrader lors de l’échec de la contre-offensive de l’été 2023, claironnée avec beaucoup d’imprudence, qui s’est heurtée à un dispositif de défense passif russe quasi infranchissable.
L’année 2024 a été jusqu’à présent marquée par deux offensives : une forte reprise de la poussée russe sur le front oriental qui connaît des succès répétés et l’initiative ukrainienne dans le district russe de Koursk, dont le ressort stratégique est peu clair.
Dans le même temps, la Russie continue ses bombardements aériens sur les infrastructures ukrainiennes, surtout énergétiques, détruites maintenant en bonne partie. La faiblesse des moyens anti-aériens ukrainiens n’est pas à la hauteur des moyens aériens russes, aidés en cela par les drones de facture iranienne. Manifestement, le temps joue en faveur de l’agresseur qui peut également compter sur des moyens humains plus nombreux, une profondeur stratégique sans comparaison et une distraction occidentale vers le Proche-Orient. Moscou n’ignore pas son avantage et a su faire pièce aux tentatives occidentales d’isolement comme l’a montré le dernier sommet des BRICS à Kazan (Russie) en octobre dernier qui a été un indéniable succès diplomatique pour le président Poutine (1). Elle joue sur la faiblesse politique européenne et le changement de président aux États-Unis.
Ce dernier événement pourrait avoir des conséquences décisives dans le déroulement des opérations militaires en Ukraine et leurs implications politiques. Depuis le 6 novembre dernier, un virement de bord américain n’est plus exclu. Le candidat Trump a annoncé à plusieurs reprises durant la campagne électorale qu’il saurait régler la question du conflit russe en Ukraine très rapidement, notamment en traitant directement avec Vladimir Poutine. Il a répété considérer que cette guerre était une affaire européenne et que la responsabilité d’aider l’Ukraine incombe aux Européens et non aux Américains. Pour lui, cette guerre constitue peut-être un enjeu vital pour les Européens ; elle n’affecte pas les intérêts américains quand bien même un succès russe ne serait pas sans conséquences pour son pays. Son raisonnement prend en compte, superficiellement, les données socio-économiques des deux ensembles, UE et États-Unis, et il en conclut que les Européens ont largement les moyens de payer l’aide nécessaire à l’Ukraine.
Tout indique que l’UE va devoir faire face à un défi de taille concernant l’Ukraine ; en outre, le futur président américain voudra sans doute se débarrasser de ce problème pour se concentrer sur le Proche-Orient et la Chine. Peut-être essaiera-t-il même de faire avancer le dossier comme il le souhaite avant sa prise de fonction.
Avec le sens de la nuance qui le caractérise, deux options « maximalistes » s’offrent à lui :
1) L’abandon du soutien américain à l’Ukraine et son « transfert » aux Européens.
2) Un soutien massif à l’Ukraine, mais limité dans le temps, pour pousser le président Poutine vers la table des négociations.
Dans la première hypothèse, assez vraisemblable, une question importante pour les Européens sera d’envisager le déploiement de troupes, combattantes ou non, en Ukraine. Si les Européens ne sont pas en mesure de se substituer aux Américains ou que très partiellement, l’Ukraine sera acculée à une défaite à plus ou moins court terme. L’UE devra assumer ce manquement humiliant.
Dans la seconde hypothèse, assez peu vraisemblable, l’UE jouera d’abord les utilités avant de traiter le côté domestique de la sortie de guerre dont les États-Unis endosseront le succès.
Dans ces deux hypothèses, l’UE pourrait tenir le rôle limité du supplétif ; cela constituerait une tache honteuse dans sa politique de sécurité et de défense.
Une dernière hypothèse pourrait se présenter : les États-Unis continueraient, le temps nécessaire, à soutenir l’Ukraine au niveau actuel afin que Washington et Moscou trouvent un accord de sortie de conflit. Dans cette hypothèse, le Kremlin aurait la main pour négocier en position favorable et pourrait exiger plus que les gains militaires actuels sur le terrain ; les discussions pourraient s’éterniser et transformer cette guerre en conflit « gelé ». Cette hypothèse ressemble à un statu quo qui paraît peu probable selon une vision « trumpienne ».
Dans les trois hypothèses et les discussions afférentes entre les États-Unis, la Russie et l’Ukraine, l’UE doit trouver sa place. Sa difficulté sera de s’aligner, ou non, sur les États-Unis et il est peu probable que ces derniers acceptent beaucoup d’accommodements européens. Le début de l’année 2025 verra la concomitance de l’arrivée aux affaires du nouveau président américain et de la nouvelle Commission européenne. Il est fort douteux que Donald Trump soit sensible à une telle coïncidence, mais l’UE pourrait toutefois tenter d’en user en procédant à une sorte de « reset » en montrant une volonté politique déterminée.
En tout état de cause et quel que soit le « deal » passé entre les parties au conflit et les États-Unis, l’UE devra continuer à soutenir l’Ukraine dans les domaines budgétaires, économiques et industriels.
Le nouveau président des États-Unis pratique la diplomatie transactionnelle selon laquelle tout ce que font les États-Unis à l’extérieur doit leur rapporter. Dans cette perspective, l’Ukraine et l’UE ont une carte à jouer en montrant ce que Washington peut avoir à gagner avec une Ukraine sinon victorieuse, du moins sauvée dans son statut international. Le pays agressé par la Russie dispose, en effet, d’un fort potentiel industriel et de richesses naturelles, notamment en « terres rares » ; dans le cadre de sa reconstruction, il peut constituer un marché d’opportunité pour nombre d’acteurs économiques américains. L’UE devra toutefois veiller à ce que les Américains ne soient pas les principaux bénéficiaires de cette relance ukrainienne. Il n’est pas plus admissible de jouer les dupes que les utilités.
Il serait aussi important que les Européens puissent faire comprendre au président élu Trump que l’intérêt géopolitique des États-Unis n’est pas une victoire russe, même déguisée. L’image des États-Unis pourrait être durablement affectée mais aussi, et surtout, celle de son président. Ce dernier pourrait être sensible à cet argument.
En toute hypothèse, il serait sage que l’Europe se prépare au pire, c’est-à-dire à une rupture plus ou moins marquée des relations transatlantiques traditionnelles, avec tous les effets possibles pour la guerre en Ukraine. L’entrée en fonction dans deux mois du président élu laisse peu de temps aux responsables européens pour s’armer en conséquence. Ceux-ci ont pu discuter cette question cruciale lors de la réunion de la Communauté politique européenne (CPE) (2) le 7 novembre dernier à Budapest. Le président Emmanuel Macron y a souligné le défi auquel l’Europe fait ainsi face (3). Cet événement était suivi d’une réunion informelle des chefs d’État et de gouvernement de l’UE, où l’avenir de la relation transatlantique a été abordé (4). La France va certainement tenter de relancer son idée d’autonomie stratégique européenne (5) dont nombre d’autres États européens, y compris l’Allemagne, n’ont pas voulu jusqu’ici. Notre pays, comme son voisin d’outre-Rhin, est actuellement dans une situation politique et économique telle que sa voix européenne en est affaiblie. Toutefois, le nouveau contexte pourrait fournir un terreau favorable à cette idée.
La Pologne pourrait tenir un rôle important dans la perspective (6) d’un renforcement de la politique européenne de sécurité et de défense. Sa situation géographique la place au contact direct de la menace russe et elle a produit, depuis 2022, un effort militaire significatif qui laisse peu de doute sur sa volonté de ne pas subir. Son budget de défense est passé à 5,5 % du PIB et devrait encore augmenter. Il est utilisé en partie non négligeable pour acheter des équipements militaires américains ; ceci ne devrait pas déplaire au nouveau président américain et, peut-être, faciliter des discussions. Ce volontarisme de la Pologne lui confère une légitimité pour orienter et coordonner une politique européenne en matière de défense sans que son action soit nécessairement parasitée par la bureaucratie européenne mais s’inscrive en phase avec l’Otan. Le triangle de Weimar (7) devrait agir en fer de lance dans ce domaine en montrant au nouveau président américain que l’Europe prend son destin en mains et paye sa part. Accessoirement, il devrait pousser les autres États-membres de l’UE sur la voie d’un réalisme stratégique. Le Royaume-Uni est, à cet égard, un allié indispensable qui doit être associé par le canal otanien. En effet, les puissances militaires européennes doivent s’associer et mettre fin à leur cécité sur les défis sécuritaires auxquels le continent fait face.
Argumenter comme le fait la présidente de la Commission européenne que les États-Unis et l’Europe constituent une communauté de 800 millions de citoyens (8) ne semble pas de nature à convaincre le futur président américain que l’UE ne se comporte pas en passager clandestin des États-Unis pour sa sécurité commune.
Dans tous les cas de figure, l’UE ne sortira pas grandie du conflit en Ukraine. Elle y aura montré une nouvelle fois son manque de volonté politique et son immaturité stratégique qui confinent à la défaillance morale. Toutefois, il est permis d’espérer que cette guerre, doublée du retour de Donald Trump à la Maison Blanche, constituera une sorte d’électrochoc susceptible de créer une prise de conscience collective des enjeux européens de sécurité et de défense. Ceci aurait déjà dû avoir eu lieu au moment des guerres balkaniques des années 1990, mais rien n’est venu, sinon déclarations creuses et concepts fumeux.
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Le réveil aurait-il enfin sonné l’heure de l’Union européenne et de ses États-membres pour une vraie prise de responsabilité stratégique et sécuritaire ? L’avenir apportera rapidement sa réponse mais l’éclairage d’un passé récent n’incite pas à l’optimisme. La notion d’Europe puissance reste trop vague pour beaucoup. Cette question en appelle peut-être une autre : les populations européennes sont-elles prêtes à prendre le risque de la guerre ? Ce risque devrait être accepté pour être mieux conjuré.
Si l’Union européenne ignorait une nouvelle fois l’histoire, sa défaite politique et morale pourrait être irrémissible. ♦
(1) Parlement européen, « Outcomes of the 16th BRICS Summit in Kazan, Russia », 8 novembre 2024 (www.europarl.europa.eu/).
(2) Instance informelle de coopération intergouvernementale créée en 2022 à l’initiative de la France. Elle comprend 47 États de l’espace européen élargi. Sa première réunion s’est tenue à Prague (Tchéquie) le 6 octobre 2022.
(3) « Emmanuel Macron s’exprime après la victoire de Donald Trump », Le Monde, 7 novembre 2024 (https://www.dailymotion.com/video/x98rlyc).
(4) Présidence de la République, « Conseil européen informel du 8 novembre 2024 » (www.elysee.fr/).
(5) Geslin Laurent, « France looks to the EU to prepare for Trump’s return », Euractiv, 6 novembre 2024 (www.euractiv.com/).
(6) Krzysztoszek Aleksandra, « With Trump in White House, Polish FM confident country will lead EU policymaking », Euractiv, 7 novembre 2024 (www.euractiv.com/).
(7) Initiative de coopération trilatérale entre l’Allemagne, la France et la Pologne mise sur pied en 1991.
(8) Communiqué de la Commission européenne, Statement/24/5701, Bruxelles, 6 novembre 2024 (https://ec.europa.eu/commission).