Thibault Lavernhe et Eugène Berg donnent leur analyse de l'ouvrage d'Asma Mhalla, Technopolitique. Si l'un voit en cet ouvrage un plaidoyer pour concilier démocratie et technologie, l'autre considère que nous sommes entrés dans une ère d'affrontement technologique.
Parmi les livres – Asma Mhalla — Technopolitique : Comment la technologie fait de nous des soldats (T 1654)
Un plaidoyer pour concilier démocratie et technologie
La question du lien entre technologie et politique n’est pas nouvelle, mais force est de constater que l’accélération galopante du progrès technologique, depuis deux décennies, donne un relief nouveau à cette problématique. Avec Technopolitique, Asma Mhalla, politologue spécialiste des enjeux technologiques, s’empare du sujet en posant la notion de « technologie totale » et en s’interrogeant sur la manière dont le modèle démocratique peut trouver, face à la puissance d’une technologie omnipotente qui irrigue tous les compartiments du pouvoir, un point d’équilibre entre tentation techno-autoritariste et préservation des libertés individuelles.
Incarnée par le tandem Big State et Big Tech, la « technologie totale » fragilise, selon l’auteur, les fondements du modèle démocratique occidental : son caractère englobant ferait en effet sauter les lignes de partage entre sphère privée et sphère publique, entre État et entreprises, entre masse et individus, pour aboutir à un paysage bouleversé dans lequel les démocraties évoluent désormais sur une ligne de crête qui engage leur avenir. Pour bien cerner les enjeux auxquels font face les sociétés occidentales, l’auteure propose une plongée dans le monde des Big Tech, ces structures techno-économiques dont l’empire d’Elon Musk (SpaceX, Tesla, Neuralink, X) est un des symboles les plus aboutis. En analysant les moteurs économiques, technologiques et idéologiques de ces nouveaux acteurs dont le poids politique – voire diplomatique – est indéniable, l’auteure montre comment les Big Tech sont devenus à bien des égards un prolongement de certains États. En parallèle, l’essai s’attache à montrer comment l’État issu du modèle démocratique occidental est désormais contourné à la fois par le haut (par le poids des Big Tech affranchis des frontières) et par le bas (par l’effet polarisant des réseaux sociaux et par l’atomisation d’une société où les corps intermédiaires ne jouent plus leur rôle stabilisateur), voyant parfois son pouvoir et sa légitimité remises en cause. La tentation, pour certains États, pourrait être alors de tirer parti du levier technologique pour s’imposer à l’extérieur et rétablir un contrôle sur sa société à l’intérieur, affaiblissant dans le même temps la source de sa légitimité : c’est l’écueil du Big State, qui étoufferait sous son pouvoir normatif et ses capacités de surveillance, au nom de la sécurité, les dernières parcelles de liberté propres au modèle démocratique. Reste alors les individus, coincés entre Big State paternaliste et Big Tech cynique, dont l’auteure estime que les cerveaux seraient devenus, par la force des choses, l’ultime champ de bataille. Dans ce contexte où les démocraties sont sommées de s’adapter pour éviter un choix binaire entre la disparition et la bascule dans un modèle techno-autoritaire, Technopolitique se positionne comme un plaidoyer pour concilier démocratie et technologie.
Si le propos est plutôt pertinent, on peut en revanche regretter le style parfois ampoulé de l’essai, qui rend sa lecture difficile. Les analyses factuelles et documentées, bien menées dans l’ensemble, sont émaillées de digressions pseudo-philosophiques qui alourdissent le propos. Surtout, Technopolitique regorge de néo-logismes et de produits de la novlangue (« totalisme », « visibiliser », « cognition », etc.) dont le lecteur, arrivé au bout de l’ouvrage, aurait aimé faire l’économie.
Thibault Lavernhe
Une ère d’affrontements high-tech
C’est à partir des années 2010 que le terme « technopolitics » apparaît dans la littérature anglo-saxonne, plus rarement dans les textes francophones. Il est alors employé pour Equalifier la prise en main des technologies numériques, réseaux sociaux en tête, à des fins de mobilisation ou de conquête politique par les citoyens, d’empowerment. Pour sa part, l’auteure, politologue et essayiste spécialiste des enjeux politiques et géopolitiques de la Tech, conçoit cette notion de manière plus étendue, l’appréhendant au niveau de la compréhension des grands systèmes politiques et idéologiques. Cependant, on peut l’élargir encore et en faire une multi-discipline au croisement de l’économie et du droit, de la philosophie et de la théorie politique, des relations internationales et de l’histoire, du cyber et de la guerre. Elle se situe également, disons-le tout net, au cœur de la polémologie, terme imaginé il y a près de trois quarts de siècle par Gaston Bouthoul. Ce sont ces thèmes que développe cet ouvrage qui, au-delà des termes un peu jargonnant (Big Tech, Big State, Technologie totale, etc.), montre bien que nous sommes désormais entrés de plain-pied dans une ère de conflictualité au cœur de laquelle se situent des objets fabriqués, façonnés par la technique. Des brouilleurs de drones ukrainiens à l’Iron Dome israélien, pour ne citer que ces deux exemples, les innovations abondent et forgent un nouvel art de la guerre. Ces technologies se caractérisent, entre autres, par leur hyper-vitesse, constitutive d’une nouvelle ère où l’intelligence artificielle (IA) est amenée à prendre une part croissante, sinon un jour prépondérante…
Cette ère d’affrontements high-tech, qui opposent États-Unis et Chine, dessine la trame de fond de l’avenir. Nous évoluons dans un monde multipolaire aux coalitions fluides, aux interdépendances économiques profondes, aux velléités de désoccidentalisation et de décentrement. L’Occident a perdu son monopole, mais pas sa puissance. Les rivalités se cristallisent autour d’une compétition technologique à couteaux tirés entre Chine et États-Unis. IA civile et militaire, reconquête de l’Espace (missions programmées sur Mars), climate tech, chiffrements quantiques et post-quantiques, armes autonomes, planantes, en système. La compétition s’est encore aiguisée avec l’Administration Biden qui ne s’en est pas tenue aux seules barrières douanières ou au bannissement de la 5G. Cette compétition se déroule à tout niveau, à coups de pression ou de coopérations nouvelles, réunissant par exemple États-Unis, Taiwan, Japon, Corée du Sud et Pays-Bas dans le domaine des microprocesseurs. Car si la Chine dispose de gros acteurs pour fabriquer les puces, elle dépend très largement de l’étranger pour le design des machines manufacturant ces mêmes microprocesseurs. À l’instar des Pays-Bas, leader du secteur avec ASML (seule entreprise au monde capable de produire les machines gravant les circuits intégrés les plus fins descendants jusqu’à 3 nanomètres), qui ont décrété, le 8 mars 2023, un embargo sur l’exportation de machines fabriquant des microprocesseurs. Le Japon a annoncé, le 31 mars de la même année, qu’il restreignait à son tour les exportations de cette catégorie de produits. Pour ASML, la perte du marché chinois est de taille, celui-ci s’élevait en 2023 à 6,4 milliards d’euros, 29 % de son chiffre d’affaires, qui avait doublé par rapport à 2022.
Des coopérations sont parfois difficiles à mettre en œuvre, les microprocesseurs constituant 19 % des exportations sud-coréennes, Samsung et SK Hynix dépendant beaucoup de leurs usines en Chine où ils réalisent 16 et 44 % de leurs ventes. Mais, d’ores et déjà, le CHIPS (Creating Helpful Incentives to Produce Semiconductors) and Science Act voté au Congrès américain en août 2022 a attiré d’énormes investissements du Taïwanais TSMC et du Sud-Coréen Samsung. Washington exerce de considérables pressions sur ses alliés pour priver la Chine de puces très performantes gravées en 4,3 et même 2 nanomètres, destinées à la téléphonie et aux voitures connectées, mais aussi à la conquête spatiale, aux super-calculateurs et aux équipements militaires. Pourtant Huawai a surpris en présentant, en août 2023, un smartphone utilisant des circuits intégrés à 7 nanomètres, et cela malgré sa perte d’accès aux puces électroniques taïwanaises, un exploit de la part de la société shanghaïenne SMIC, premier électronicien du pays, alors que les États-Unis ne l’en croyaient pas capable. Les experts estiment néanmoins que Pékin ne sera pas en mesure de donner la réplique avant la fin de la décennie. Quant au Japon, qui dispose de très beaux équipementiers (Tokyo Electron, Nikon, Shin-Etsu…), il veut revenir à la production de microprocesseurs : il envisage de dépenser 10 000 milliards de yens (63,5 Mds d’euros) en visant 15 % du marché mondial appelé à passer de 600 à 1 000 Mds de dollars. La réplique chinoise ne s’est pas fait attendre : le 3 juillet 2023, Pékin annonçait que les exportations de gallium et de germanium seraient soumises à un visa d’exportation – 80 % de la production mondiale étant raffinée en Chine. Sur la période 2018-2021, les États-Unis importaient 100 % de leur gallium, même si la part de la Chine était tombée à 53 %. De son côté, TSMC, désireuse de desserrer l’étau de la Chine populaire toujours plus pressant sur Taiwan, a entamé son programme de délocalisation. Après ses deux usines en Arizona, c’est en Allemagne, dans la région de Dresde au cœur de la Silicon Saxony, qu’elle a décidé de s’implanter en Europe, investissement qui pourrait dépasser les 10 Mds d’euros.
Si cette âpre compétition technologique met d’abord aux prises les deux grandes puissances, l’Europe, bien qu’avec retard et à sa mesure, y prend part. En octobre dernier, la Commission européenne a établi une liste de dix domaines à risques, visant ostensiblement la Chine sans la nommer, se concentrant sur quatre technologies à haut risque : les semi-conducteurs, l’IA, les technologies quantiques et les biotechnologies. Les risques sont fixés selon trois critères : la nature transformative de la technologie, le risque qu’une technologie civile soit utilisée à des fins militaires et l’impact sur les droits fondamentaux. C’est d’ailleurs dans le domaine des semi-conducteurs que Bruxelles a dévoilé un plan le 8 février 2023 (1), en se donnant pour but de porter à 20 % sa part dans la production mondiale d’ici 2030 (contre 10 % actuellement). Le chemin à parcourir sera long alors que l’Europe produisait 40 % des semi-conducteurs il y a trente ans pour un marché mondial de 51 Mds en 1990, qui a atteint 550 Mds en 2021 et qui devrait se situer entre 1 000 et 1 300 Mds en 2030. Pour ce faire, il lui faudra investir entre 90 et 100 Mds € dans la recherche des puces les plus innovantes et la construction de trois lignes pilote sur lesquelles seront construits des prototypes. Lorsque l’on sait que les composants électroniques représentent aujourd’hui 4 % du coût d’un véhicule premium, qu’en 2030 ce sera 20 %, et que ces proportions sont beaucoup plus élevées pour les équipements militaires, on mesure l’ampleur des enjeux ! Les Big Tech, à l’image des sociétés du fantasque entrepreneur Elon Musk (Tesla et ses véhicules électriques, Starlink de SpaceX et ses satellites multi-usages), vont compter dans cette équation climato-technologique.
Cette âpre compétition annonce le retour des États forts qui s’appuient sur des écosystèmes nationaux, GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) pour les États-Unis et les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi) pour la Chine. L’un des points nodaux de cette rivalité est la compétition stratégique autour des technologies émergentes civilo-militaires, qui conduit à une hyperwar nourrie aux IA autonomes. Ce terme d’hyperwar, consacré en 2017 par le général retraité du Corps des Marines John R. Allen et l’expert en IA Amir Husain (2), désigne un univers où la gestion des combats, mais aussi la morphologie des zones d’affrontement seront entièrement déterminées par l’IA et les autres technologies de rupture. C’est une vision « système multi-domaines » (logistique, traitement, analyse, échange de données, surveillance, identification des cibles), jusqu’aux opérations elles-mêmes qui seraient, pour tout ou partie, livrées par ce qu’on appelle poliment les LAWS (Lethal Autonomous Weapons Systems, ou Systèmes d’armes létales autonomes – Sala). L’hyperguerre constituera-t-elle un horizon indépassable ? Dès 2020, les dépenses de recherche et développement (R&D) dédiées par le Pentagone aux usages militaires de l’IA s’évaluaient dans une fourchette allant de 800 millions à 1,3 Md $, auxquels s’ajoutent les investissements liés aux systèmes et armes automatiques, avec une estimation budgétaire entre 1,7 et 3,5 Mds. Pourtant début 2023, la Chine se positionnait devant les États-Unis en termes de quantité et de qualité de papiers de recherche sur l’IA, avec l’ambition de devenir la première puissance dans ce domaine d’ici 2030.
Eugène Berg
(1) Le « Règlement européen sur les semi-conducteurs » est entré en vigueur en septembre 2023 (https://commission.europa.eu/).
(2) Amir Husain et Allen John R., Hyperwar: Conflict and Competition in the AI Century, Paperback, 2018.