Chef de la division des formations et directeur des études à l'École des Commissaires des armées (ECA), le CRC1 Maxime Gillet et le CRC2 Guillaume Legros analysent pour la RDN l'enjeu des formations en gestion de crise à l'ECA. En effet, dans un monde des plus instables, à l'environnement crisogène, la prise en compte de telles formations pour gérer, demain, les crises géopolitiques et internationales devient une véritable nécessité pour qui est appelé à diriger et commander dans l'incertitude.
L’entraînement à la gestion de crise, un outil de formation au management dans l’incertitude (T 1656)
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Depuis trois ans, l’École des Commissaires des armées (ECA) de Salon-de-Provence, qui forme les officiers et cadres civils aux métiers de l’administration militaire, a initié une dynamique de formation managériale dans laquelle la simulation de la gestion de crise prend une dimension nouvelle (1).
Alors que les exercices ont habituellement pour objet de former des cadres déjà expérimentés aux particularismes et enjeux de la gestion d’une crise (2), l’ECA a décidé de les employer comme des supports de formation au management. Les élèves vont ainsi être placés en situation de leadership dans un scénario de gestion de crash aérien, puis en démonstration pratique de leur métier de commissaire en environnement non permissif (3), avant de participer à un exercice de gestion de crise organisé par l’université fédérale de Mannheim, école supérieure de formation des administrateurs de l’armée allemande (Hochschule des Bundes für öffentliche Verwaltung).
Dans un contexte de retour de la haute intensité, l’hybridité des problématiques et leur caractère de plus en plus multimilieux obligeaient à une évolution de la formation managériale des commissaires des armées. Via des scénarios évolutifs, non linéaires et complexes, qui mobilisent tant les compétences métier que physiques et intellectuelles des élèves-officiers, l’ECA les engage à se confronter à l’imprévisible comme à leurs propres biais cognitifs pour mieux appréhender le nécessaire recours à l’intelligence de situation et à l’intelligence collective (4).
Appréhender la complexité de la prise de décision dans l’incertitude et les biais du management en situation de crise
La confrontation des élèves-officiers à l’incertitude, une rencontre avec la complexité du commandement
Le premier enjeu pédagogique des simulations de gestion de crise opérées à l’ECA réside dans la confrontation des élèves à l’incertitude. Issus pour la très grande majorité d’universités ou d’Instituts d’études politiques (IEP) au sein desquels ils ont suivi des parcours complets et aboutis, ils n’ont que très rarement vécu la perte de repères et de certitudes, environnement dans lequel ils ont vocation à être plongés durant leur vie professionnelle.
La durée contrainte de l’exercice est compensée par une forte intensité des sollicitations physiques et intellectuelles. Vont ainsi se succéder et se multiplier, selon une temporalité non-linéaire, des événements plus ou moins improbables et, parfois, interdépendants. Ce déroulé totalement inattendu et nouveau entraîne irrémédiablement une perte des repères logiques et des habitudes de fonctionnement des élèves. Ils sont alors contraints à déployer du bon sens associé à de l’intelligence de situation pour construire ensemble des méthodes de compréhension et d’analyse des événements agiles et évolutives. C’est une remise en cause profonde pour de jeunes officiers plus habitués aux raisonnements juridiques, étayés par une cohérence normative. Des injonctions régulières de l’animation conduisent à une détérioration progressive de la situation avec une imbrication avec des chaînes opérationnelles, ouvrant ainsi l’exercice à une dimension multidimensionnelle et interministérielle nouvelle.
Sur un autre scénario, les élèves doivent prendre des décisions en régularité et en opportunité lors de travaux engageant la mise en œuvre de leurs compétences techniques métiers (du travail de programmation budgétaire en opération, la passation d’un marché…) alors même qu’interviennent des séquences plus physiques (simulation d’attaque des installations, exercices de tirs de nuit, marche…) ou des mises en situation plus déstabilisantes (entraînement au traitement des affaires mortuaires par exemple). La simulation s’inscrivant dans la durée, la fatigue et ses conséquences pour les élèves deviennent un élément structurant, qu’il faut appréhender et maîtriser. L’exercice de prise de décision et d’arbitrage sur ces séquences complexes permet ainsi aux élèves d’appréhender la réalité d’un environnement volatil et exigeant, où la perte de repères se fait très vite ressentir. Face à l’obligation d’agir, ils s’engagent individuellement et collectivement dans des démarches d’exercice de l’autorité qui vont rapidement mettre à l’épreuve leur connaissance d’eux-mêmes.
Un exercice pour prendre conscience de l’existence de biais cognitifs individuels et collectifs
La littérature spécialisée abonde d’analyses des retours d’expérience des cellules de crise opérées lors de grandes catastrophes naturelles, industrielles et technologiques. Elles mettent en exergue des dérives comportementales individuelles et collectives. Leur point commun est d’avoir contribué à fausser l’analyse et la pertinence décisionnelle du leader.
Si le caractère « artificiel » de la simulation dispense généralement les élèves de la sidération (syndrome de « tétanisation » (5)), il ne dispense pas pour autant les élèves, lorsqu’ils sont placés en situation de leadership comme d’experts contributeurs, de faire très rapidement état de biais cognitifs significatifs.
Dès le premier exercice, l’élève-officier entreprend de catégoriser les informations et les événements pour en répartir le traitement dans ses cellules et en simplifier la lecture. Outre le fait que cette démarche tend à minimiser la complexité des problématiques énoncées, phénomène décrit par Nassim Nicholas Taleb dans Le cygne noir (6), elle induit une segmentation voire une compression des informations interprétées à travers le prisme de grilles personnelles de compréhension. On retrouve ainsi un biais de confirmation dont l’analyse (lors du retour d’expérience à chaud) va permettre à l’élève d’améliorer la connaissance de sa propre subjectivité. D’autres font immédiatement montre d’une confiance dont l’exagération croit avec la mise en place de processus, règles et comitologies, versant dans un biais de présomption évident. L’impact sur la conduite de l’action peut rapidement se révéler désastreux, générant de surcroît une perte de confiance dans le management au sein des différentes cellules.
Le scénario peut aussi confronter les élèves à l’inefficacité de certaines actions engagées et considérées comme « coûteuses » (en moyens logistiques, humains et financiers par exemple). Sous l’emprise d’un biais de perception dit des « coûts irrécupérables » certains chefs de cellule vont persister dans l’erreur en réinvestissant dans la même ligne d’action au seul motif qu’ils refusent d’admettre la perte de la ressource initialement engagée. Surinvestir dans une erreur initiale ne garantissant pas qu’elle se mue en réussite, la persistance d’un mauvais arbitrage induit souvent une détérioration de la situation.
Au fil des exercices, la maturité technique croissante des élèves entraîne une surestimation de l’expérience acquise. Cela s’illustre par une réplication des méthodes déployées sur les simulations précédentes – le biais dit « du survivant ». L’élève se rassure en recréant un cadre connu et stable facilitant l’expression de ses propres repères intellectuels (concepts assimilés, connaissances académiques ou universitaires acquises, modes opératoires prédéfinis…).
C’est véritablement lorsqu’il est placé en situation de commandement de la cellule de crise que l’élève révèle ces comportements dans son processus d’analyse, de décision et de management de ses équipes. Ce que caractérise parfaitement Raphaël de Vittoris quand il énonce qu’« un leadership de crise incarné par un individu unique soumet toute l’organisation […] à l’expression la plus directe de ses biais cognitifs ». S’y ajoute en cours de simulation une dimension collective qui peut donner lieu à des contradictions interpersonnelles ou des conflits d’expertises incapacitants. Lors des débriefings en fin de jeu, on note souvent une tendance à justifier a posteriori des prises de décisions manifestement inappropriées (ce que l’on qualifie de biais de narration).
Cette analyse de différents biais illustre le risque élevé de mauvaise appréciation du manager en situation de responsabilité dans le cadre de la gestion de crise. Or, la subjectivité induite aura des conséquences immédiates sur l’efficacité de la conduite de l’action.
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Par ces exercices réalistes et exigeants, l’ECA place ses élèves-officiers en situation de déséquilibre, de perte des repères académiques et universitaires qui constituent leur bagage et leur référentiel quotidien. Ils prennent ainsi conscience de la complexité des situations auxquelles ils pourront être confrontés durant leur carrière. Pour autant, la nécessité de résoudre les problématiques leur impose de réagir et de s’adapter, individuellement comme collectivement.
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De l’intelligence situationnelle à l’intelligence collective
Dans les phases premières d’un exercice de gestion de crise, les élèves se concentrent systématiquement sur la compréhension du scénario et la mise en place de structures de réponses. Toutefois, dès la survenance des premiers événements critiques (incident industriel, gestion de victimes…), tous les biais que nous avons identifiés apparaissent inévitablement dans leur comportement managérial. Quand certains s’obstinent, parfois avec quelques digressions autoritaristes, ceux qui restent concentrés sur l’objectif fixé font preuve de manière quasiment innée d’intelligence de situation et aspirent au recours à l’intelligence collective.
L’adaptabilité, aptitude intellectuelle et organisationnelle indispensable au jeune commissaire
Pour le chef d’état-major des armées, « il y a tout d’abord pour l’officier un devoir de compréhension et d’intelligence de situation » (7). Acquérir cette aptitude, cette compétence, suppose que le cadre dispose de « soft skills » (bon sens, capacité à la prise de risque, créativité et bienveillance…) parmi lesquelles François Mattens (8) en identifie une comme étant « particulièrement importante : la capacité d’adaptation ».
Les simulations donnent aux animateurs l’opportunité d’évaluer les aptitudes des élèves selon quatre thématiques : gérer la complexité avec pragmatisme et humilité, composer avec le groupe et les informations en restant constructif, jouer de la subsidiarité et, enfin, profiter des opportunités et prendre des risques.
Face à la complexité des scénarios, les élèves sont contraints de se placer en posture d’alerte et de réactivité. Ceux qui font alors appel à leur « bon sens » s’extraient des réflexions longues et périlleuses sur la causalité des faits, leur probabilité, pour se concentrer sur leur gestion avec modestie. Ils fixent leur attention sur l’identification et la connaissance de leurs leviers d’action (moyens d’intervention) sans en surévaluer les effets en construisant des réponses à travers un « effet à obtenir ». Surtout, ils veillent à ne pas verser dans une forme de « suradministration » qui se révélerait à la fois chronophage et trop canalisante pour leur réflexion (perte d’agilité).
Restant concentrés sur les points à traiter, ils parviennent ainsi à conserver une vision large des problématiques et des enjeux en composant avec les autres acteurs qu’ils mobilisent et coordonnent tout en leur laissant une véritable marge d’initiative. Ce qui leur permet de recombiner les actions, sans se départir d’un esprit critique constructif.
Cette approche implique bien sûr un décloisonnement des informations et du traitement de certaines parties de problématiques en usant de la subsidiarité. Cela leur impose, certes, de mettre en place des outils simples et pragmatiques de partage de l’information, mais surtout cela garantit au chef de cellule de crise la prévention d’une quelconque « embolie ».
En tout état de cause, l’élève en prise avec des événements inattendus, des injonctions provenant de différents services et une obligation de réponse et de réaction dans les délais contraints, n’a d’autre choix s’il ne veut pas les subir que d’exploiter toutes les situations. L’opportunisme et la prise d’initiatives deviennent ainsi les ferments de la prise de décision.
L’intelligence collective, une dynamique collaborative à forte résonance pour le jeune officier
Dès les premiers temps de sa formation militaire, l’élève commissaire comprend que la réussite ne viendra que du collectif et que l’engagement d’un seul n’emportera pas la victoire. Passée l’apparente simplicité de l’énoncé se révèle la réelle complexité de sa mise en œuvre en situation de crise.
L’intelligence collective peut être entendue comme une capacité brute permettant d’affronter une situation évolutive, non conforme aux standards de gestion, entravant de fait l’action normale du groupe. Cette approche nous porte sur une dimension managériale qui dépasse largement le simple cadre de la cohésion pour transformer le groupe en une entité apprenante capable de production de décisions par la somme, la multiplication et la confrontation des compétences et des réflexions.
Si l’exercice s’avère immédiatement plus complexe qu’il n’y paraît, les simulations conduites permettent d’identifier des facteurs conditionnant la réussite de la démarche. Le leader doit se transformer en manager des compétences et en modérateur des réflexions et débats internes. Il doit également être conscient des contingences intellectuelles de chacun (biais décrits précédemment, restrictions de champs liées à la valorisation d’expertises…) pour faire conserver à la cellule une vision transversale tout en jalonnant régulièrement le processus de réflexion ; sans pour autant le contraindre ou le réduire. Le manager, pleinement intégré dans le processus, doit être capable d’osciller entre une posture de concourant et une posture de chef qui insuffle du sens, de la cohésion et considère justement ses subordonnés sans les juger ; tout en restant le responsable de la prise de décision.
Cet enjeu d’adaptabilité, empreint d’une ferme humilité, nécessite donc un apprentissage de la coordination et une méthode de capitalisation des compétences et des réflexions… même les plus disruptives. L’intelligence collective s’avère de ce fait indispensable dans un environnement instable, complexe où la performance opérationnelle de l’équipe et la pertinence de la réponse passent par une recherche de diminution du risque d’erreur humaine.
La découverte et l’apprentissage de l’intelligence collective peuvent ainsi utilement contribuer à la formation de nos jeunes officiers à l’exercice de l’autorité. Nous devons certainement nous préparer à changer de paradigme. L’heure n’est plus à nous interroger sur la pertinence ou l’occurrence d’un élargissement de nos cellules de réflexion à des contributeurs variés ou extérieurs. Nous devons, au contraire, systématiser cette démarche.
Conclusion
Les commissaires sortant d’école devront prendre part aux actions conduites par les armées, directions et services au sein desquels ils vont servir pour contribuer à la résilience de la Nation. L’École se doit donc de former ses élèves aux attentes comportementales et managériales des armées tout en les ouvrant à la dimension interministérielle de leurs compétences.
En ce sens, le parcours d’initiation à la gestion de crise constitue un outil pertinent : il leur fait découvrir un pan de la singularité de leur métier qui consistera à gérer et décider dans l’incertitude en dirigeant des équipes militaro-civiles dont ils devront tirer le meilleur.
La pédagogie des formations dispensées fait l’objet d’une réflexion permanente avec un double enjeu d’efficacité, voire d’efficience, des actions de formation, mais aussi de mesure objectivée de l’évolution des qualités managériales des élèves-officiers. En réponse à ce double enjeu, il sera pertinent d’étudier l’apport que peuvent représenter les neurosciences pour la formation des administrateurs militaires au commandement. ♦
(1) Pion Sylvie. Servir – Alumni de l’ENA et de l’INSP n° 525.
(2) Meszaros Thomas, « Décider et agir dans le brouillard des crises majeures », RDN, Tribune n° 879, 11 avril 2017 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=958).
(3) Le scénario comporte des phases d’action militaire intenses et anxiogènes (réaction à l’attaque du camp…).
(4) La construction des scénarios vise à aborder l’intelligence collective sous un angle systémique à la fois managérial et contextuel.
(5) Lagadec Patrick, « Katrina : Examen des rapports d’enquête », 2007.
(6) Taleb Nassim Nicholas, Le cygne noir. La puissance de l’imprévisible, Les Belles Lettres, 2012, 608 pages.
(7) Discours d’ouverture du Séminaire interarmées des grandes écoles militaires (Sigem) par le général d’armée Thierry Burkhard, chef d’état-major des Armées, le 18 mars 2024.
(8) Mattens François, « L’intelligence situationnelle est essentielle pour développer notre capacité d’adaptation », Science Po Executive Education, 22 avril 2021.