Dans son nouveau Parmi les livres, Eugène Berg fait la recension analytique du livre de Ghassan Salamé, La tentation de Mars. Dans cet ouvrage important, l'auteur se livre à une réflexion du monde de l'après-guerre froide.
Parmi les livres – Ghassan Salamé, La tentation de Mars, Guerre et paix au XXIe siècle (T 1665)
Voici un livre (1) de poids, pétri de questionnements qui s’inscrivent dans l’expérience diversifiée qui est celle de son auteur. Après avoir enseigné les relations internationales à Sciences Po Paris, et avoir été invité au MGIMO (Institut d’État des relations internationales de Moscou) en 1993, Ghassan Salamé a été ministre de la Culture et de l’Éducation au Liban avant d’être désigné Représentant spécial de l’ONU pour la Libye. À la croisée des civilisations arabo-musulmane, anglo-saxonne et francophone, c’est à une réflexion sur l’état du monde de l’après-guerre froide à laquelle il se livre.
Le tiers de siècle qui nous sépare de la chute de l’URSS et de la disparition de la guerre froide peut se diviser en deux périodes. La première largement placée sous le signe de la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama fut celle de l’espérance et de la pensée, bien naïve, de l’extinction de guerres. Fortes furent en effet les raisons de croire en l’effacement de Mars sinon au triomphe de Vénus. Les différentes catégories de guerre semblaient s’éteindre l’une après l’autre. Aucune hostilité n’a émergé entre pays développés. Les luttes de libération nationale avaient déjà connu leur fin avec l’achèvement quasi complet du processus de décolonisation de la planète tout entière. Certes quatre ou cinq conflits interétatiques allaient éclater (Éthiopie contre Érythrée, Pérou contre Équateur, ou Arménie contre Azerbaïdjan et même une confrontation sur le toit du monde entre Inde et Pakistan, également dotés d’armes nucléaires). Les actions de « police », à savoir les opérations ponctuelles pour rétablir l’ordre ou le statu quo ante, se poursuivaient peut-être (Panama en 1989, Koweït en 1990, Haïti en 1994), mais leur fréquence tendait à décroître tandis que les luttes civiles tendaient à s’éteindre. L’affrontement entre grandes puissances étant jugé impensable, ce ne fut plus qu’après le 11 septembre 2001, une guerre contre le terrorisme, le djihadisme, en Afghanistan, en Irak ou au Sahel. Cette vision irénique, selon laquelle la guerre, la vraie, celle de haute intensité, était appelée à disparaître et que l’on allait toucher les dividendes de la paix aura duré près de quinze ans. Un autre système international émergerait, mais on en distinguait, en outre, mal les contours. Le monde était-il passé à l’état unipolaire avec la prépondérance de l’hyperpuissance américaine ? Apolaire ? Tendait-il vers la multipolarité, laquelle n’était encore que dans les limbes ? Bien des configurations ont été envisagées ; surtout les élites occidentales, les institutions financières internationales – Fonds monétaire international (FMI) et Banque mondiale –, dont le « consensus de Washington » était devenu la nouvelle Bible, étaient persuadées que la croissance économique, dynamisée par l’ouverture des marchés, la circulation des capitaux et des techniques (mais pas des hommes) allait répandre partout le capitalisme et la démocratie. Or, on le voit maintenant, il n’y a pas qu’un seul modèle de capitalisme et la démocratie dans le monde revêt bien des teintes.
Cet espoir, cette vision irénique du monde, s’est peu à peu effacé. Ghassan Salamé emploie à multiples reprises ce terme « irénique » d’origine religieuse (la paix entre les chrétiens) dont l’usage s’est élargi, pour s’appliquer aux partisans de la paix perpétuelle. L’inflexion s’est opérée vers 2005-2006, lors de l’apogée de la déferlante démocratique. Les coups d’État reprirent leur cours en Thaïlande, puis au Myanmar, la dernière vague des coups dans le Sahel et en Afrique de l’Ouest (neuf entre 2020 et 2023 !) n’étant que la queue de la comète. Puis ce fut le revers des Printemps arabes, illustré par le cas de la Tunisie qui avait donné leur impulsion et où le président Kaïs Saïed a instauré une sorte de despotisme qui se veut éclairé tout en se séparant de l’Occident. Les divers populismes de droite ou de gauche ont essaimé, écrit-il, phénomène qu’il avait décrit dans un précédent ouvrage (2). Alors qu’on comptait une quarantaine d’« autocraties électives » en 2000, elles sont une soixantaine en 2020. Ce déclin des pratiques démocratiques est certes réel et profond, mais mérite d’être nuancé. Depuis qu’il a rédigé son ouvrage, les électorats ont ébranlé en Inde la prépondérance de Narendra Modi, mis fin à l’hégémonie politique du Congrès national africain (ANC) en Afrique du Sud, mis en difficulté Recep Tayyip Erdogan lors des scrutins municipaux turcs et mis fin au règne du parti Droit et justice (PiS) en Pologne lors des législatives du 15 octobre 2023.
Six grandes questions, six mutations d’ampleur sont en cours, et elles façonnent un nouveau monde dont les contours se précisent de plus en plus. Elles sont analysées avec profondeur et hauteur de vue par l’auteur. La première, on l’a vu, est celle du reflux de la démocratie. La deuxième est celle de l’interdépendance économique, le « doux commerce » de Montesquieu. Lors de la guerre froide (1947-1989), l’URSS représentait 4 % du commerce mondial et la Chine 1 %. Puis on a assisté à deux ou trois décennies d’euphorie mercantile et de mondialisation au cours desquelles de 1988 à 2008 la part du commerce international dans le PIB mondial est passée de 37 % à 61 %. De 1985 à 2015 (un an avant la victoire de Donald Trump), les exportations chinoises vers les États-Unis ont été multipliées par 125 ! Puis à partir de la crise économique et financière, ce courant s’est inversé : entre 2008 et 2019, la part du commerce extérieur dans le PIB mondial a régressé de 5 %. Covid, guerre en Ukraine, exacerbations des tensions mercantiles sino-américaines ne vont pas améliorer les choses. Le troisième pilier de la vision irénique, une société ouverte, lui aussi n’a que partiellement produit les bienfaits qu’on pouvait en attendre, quand il n’a pas abouti à des effets pervers. Le triomphe de la communication facile et bon marché aura un autre impact délétère, ce qui constitue le quatrième phénomène d’ampleur perçu par l’auteur : l’aggravation des effets pernicieux du culturalisme. On l’a vu lors de la polémique née à l’occasion de l’inauguration des Jeux olympiques 2024 de Paris. L’affaissement des grandes idéologies du siècle passé allait conduire à la cristallisation des « communautés imaginées ». Les grands moteurs de la convergence (démocratie libérale, économie de marché, société ouverte et culture) ne fonctionnaient qu’au prix de la déréglementation de leurs domaines respectifs
Enfin, interviennent, cinquième et sixième mutations d’ampleur, la dérégulation de la force et le retour au nucléaire. Le recours à la force que l’on croyait avoir apprivoisée après la chute du Mur, sort de ces gonds du fait de la conjonction de facteurs défavorables. Passé la guerre du Koweït (1990) saluée à juste titre comme l’utilisation de la force au service du droit, on allait recourir à la force, d’abord avec parcimonie, avant qu’elle ne devienne un instrument de police pour des policiers autodésignés. Les motifs de recourir à la guerre semblaient légitimes : intervention humanitaire qui trouve ses racines dans l’intervention humanitaire du XIXe siècle, imposition d’une fin à une guerre civile, promotion de la démocratie (l’environnement mondial s’y prêtait), déprolifération des armes de destruction massive ou lutte antiterroriste (essentielle autodéfense de la « civilisation » contre la « barbarie »). Pour Ghassan Salamé, le constat est clair. À l’orée du nouveau millénaire, cette retenue était répudiée : l’invasion américaine de l’Irak, une guerre de choix et non de nécessité, justifiée par des arguments mensongers et dénuée d’une autorisation du Conseil de sécurité (comme l’était déjà l’intervention au Kosovo en 1999) ouvrira grand les portes de l’usage de la force dérégulée. « C’est le privilège de superpuissances de pouvoir conquérir un voisin : si les Américains peuvent envahir l’Irak, la Russie peut envahir l’Ukraine », note le journaliste russe Mikhaïl Zygar par ailleurs critique de Vladimir Poutine. On pourrait ajouter la Chine peut conquérir Taiwan. Pourtant, cette formulation est fallacieuse : l’Irak est-il un voisin des États-Unis, Cuba, oui (d’où la crise des missiles de 1962) et le Venezuela aussi (d’où l’envoi de forces russes pour protéger Maduro), alors que la Russie considère l’Ukraine comme une création largement artificielle dont une partie des terres est historiquement russe et que pour Pékin, Taiwan est une province chinoise égarée. On discutera à l’infini sur les positions des uns et des autres, et il est après tout difficile de mettre sur le même plan ces différentes interventions armées. Même le nucléaire, jusqu’ici entouré d’une sorte de « tabou » n’a pas échappé à ce processus de désinhibition de l’usage de la force. Toutes les bornes sont peu à peu franchies, avec la progression de l’arsenal nord-coréen qui devrait bénéficier d’un concours russe après la signature du traité d’alliance entre les deux pays, les progrès iraniens pour franchir le seuil du nucléaire, les menaces de son emploi de Poutine et même du président biélorusse Loukachenko, proférées à de multiples reprises ou encore la proposition d’un ministre israélien de l’employer à Gaza. À l’horizon 2030, passera-t-on d’une bipolarité nucléaire à une quasi-tripolarité lorsque la Chine sera dotée de 1 500 têtes nucléaires et peut-être de 5 à 6 porte-avions, soit la moitié du chiffre américain ? Chaque jour, le monde s’éloigne de l’utopie de la dénucléarisation. Il ne se passe de mois sans que l’on fasse allusion à l’emploi de l’arme fatale. La peur de l’abandon de la protection nucléaire poussera-t-elle des pays en Europe ou en Asie (Japon, Corée du Sud, Taiwan, Vietnam) ou encore dans le Golfe (Arabie saoudite, EAU) à se doter de l’arme.
Les nombreux instituts scandinaves, qui comptabilisent les conflits armés, sont unanimes pour dire que la courbe s’est inversée autour de 2010, pour passer de 27 à plus de 50 conflits en 2023. Armed Conflicts Survey, le rapport annuel de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres, calculait que, fin 2023, il y avait 183 conflits armés sur planète le chiffre le plus élevé depuis trois décennies. En 2022, les dépenses mondiales de défense ont atteint 2 240 milliards de dollars et 2 443 Mds en 2023 (+ 6,8 %). La liste des 15 plus gros budgets en % du PIB en 2023 recouvre bien les zones les plus belligènes : Algérie (8,2 %), Arabie saoudite (6,5 %), Oman (6 %), Russie (5,8 %), Arménie (5,3 %), Mali (5,1 %), Koweït (4,9 %), Jordanie (4,5 %), Maroc (4,4 %), Israël (4,3 %), Myanmar (4,1 %), Émirats arabes unis (EAU, 4,1 %), Irak (4, 1 %), Azerbaïdjan (4 %), Burkina Faso (4 %). Remarquons que le chiffre russe pour 2024 s’établit à 7,5-7,8 % et que le budget de la défense ukrainien est passé de 31,1 Mds $ en 2023 à 47,4 Mds soit 22,1 % de son PIB.
Au terme de cette vaste fresque qui n’a pu aborder tous les grands défis planétaires, comme les effets du changement climatique, les menaces sanitaires, les avances technologiques, les matériaux critiques ou les disparités démographiques, Ghassan Salamé constate que le monde n’a pas d’architecture discernable si l’Amérique qui jouit encore de ressources colossales, d’une robuste croissance et qui attire 2 millions de migrants par an n’est plus hégémonique, elle garde la primauté, voire la prépondérance au moins à un horizon prévisible. Certes, un siècle asiatique devrait d’ici une génération succéder au siècle américain. Je me demande, pour ma part, s’il ne conviendrait pas de parler de siècle eurasiatique, l’immense territoire russe et ses richesses se mettant à la disposition du nouvel Empire du Milieu à moins qu’il ne s’agisse du moderne empire mongol (Russie, Iran, Chine et Corée du Nord) et des nombreuses dépendances face à un Occident global, représentant 15 % de la population mondiale, le Sud global, ancien Tiers-Monde recoloré servant sinon d’autre zone de tempête, mais de zone d’affrontements. Il apparaît difficile d’identifier en définitive les contours précis de cette « majorité mondiale », qui embrasserait le Sud global et la Russie, et l’on peut s’interroger si cette catégorie holistique est suffisamment fine pour désigner les multiples enjeux régionaux et locaux, plus fluides, plus impalpables, plus imprévisibles. ♦
(1) Salamé Ghassan, La tentation de Mars, Guerre et paix au XXIe siècle, Fayard, 2024, 394 pages.
(2) Démocraties sans démocrates. Politiques d’ouverture dans le monde arabe et islamique, Fayard, 1994, 452 pages.