Les déclarations du président des États-Unis Donald Trump rebattent les cartes de l'échiquier géopolitique mondial depuis moins de deux mois. Entre « déclarations chocs » et utilisation du rapport de force pour décrocher des « deals », le « logiciel Trump » laisse parfois sans voix ceux qui étaient, il y a peu encore, ses partenaires. Comprendre le fonctionnement politique de Donald Trump constitue donc un enjeu majeur pour le monde entier et en particulier pour l'Europe, si l'on ne veut pas rester démunis face aux transformations du monde.
Décrypter le « logiciel Trump » : un enjeu pour l’Europe et le monde (T 1691)
Donald Trump lors du discours sur l'état de l'Union, le 4 mars 2025 (© White House / Flickr)
Deciphering the “Trump system”: a challenge for Europe and the world
The statements of the President of the United States Donald Trump have been reshuffling the cards of the global geopolitical chessboard for less than two months. Between "shock statements" and the use of the balance of power to secure "deals", the "Trump system" sometimes leaves speechless those who were, until recently, his partners. Understanding Donald Trump's political functioning is therefore a major challenge for the entire world and in particular for Europe, if we do not want to remain helpless in the face of the transformations of the world.
Depuis l’élection de Donald Trump, les émissions et publications traitant d’actualité internationale ne cessent d’interroger l’avenir, spéculant sur les déclarations récentes, sur celles à venir et sur les décisions qu’il prendra. L’exercice paraît vain tant le nouveau président des États-Unis s’est maintes fois révélé peu prévisible. Pour aborder la question sous un autre angle, ce texte propose de chercher à comprendre le fonctionnement du « logiciel Trump » et d’en extraire des clés permettant de comprendre sa stratégie, de la perturber et de rééquilibrer les rapports de force qu’il impose à ses interlocuteurs.
En premier lieu, le politique en campagne, tout comme le Président s’adressant à ses compatriotes, est manifestement un tribun et un psychologue social hors pair. Il est capable de comprendre instantanément les attentes de l’assemblée à laquelle il s’adresse, tant sur la forme que sur le fond. Ses messages sont exprimés par des phrases simples, courtes et répétées, portant sur quelques thématiques polarisant l’opinion. De la sorte, il se démarque de ses compétiteurs par le sentiment de proximité qu’il inspire à une large base et transmet l’image d’un homme déterminé, capable d’agir vite et fort.
Son adresse verbale lui permet d’affiner ses messages selon les audiences et de les réorienter selon « l’air du temps ». L’utilisation des médias, réseaux sociaux ou supports plus classiques, renforce son discours en diffusant des informations, y compris fausses, qui viennent appuyer ses positionnements. Face aux vérités des fact-checkers, la pirouette de la « vérité alternative » (ou post-vérité), summum des savoir-faire sophistes, vient clôturer le débat. Elle consiste à considérer que la vérité objective n’est pas essentielle dans une société humaine. Les êtres sont avant tout animés par leur ressenti, leurs émotions, leurs sentiments qui doivent, dès lors, être appréhendés comme étant la (seule) vérité à prendre en compte. Il peut être qualifié de populiste de grande envergure pour cette aptitude hors du commun à s’adresser à ses électeurs et accompagner leurs attentes.
Donald Trump est également un homme d’affaires qui inscrit toute chose, y compris politique, dans une vision transactionnelle. Cet aspect est amplement commenté dans la presse. En effet, il estime qu’il doit toujours tirer les gains les plus élevés possibles des deals qu’il engage. Dès lors, toutes les ficelles doivent être exploitées : le rapport de force, la ruse, la méthode de négociation, les leviers potentiels, le chantage, le mensonge, l’intimidation… Dans son esprit, obtenir le gain le plus favorable commence par poser des exigences très élevées, bien au-delà du résultat qu’il escompte, puis lâcher le minimum de lest nécessaire au cours des négociations. Le principe n’est, à vrai dire, pas nouveau, y compris en politique. Les relations internationales sont, depuis l’Antiquité, utilisatrices de ces techniques. Elles restent, toutefois, souvent masquées derrière le rideau enrobant de la diplomatie. La différence avec Donald Trump se révèle dans l’affichage brutal de la méthode. Il en recueille des effets de sidération et de craintes qui, émanant de la première puissance mondiale, lui confèrent un avantage immédiat.
Enfin, Donald Trump agit en stratège. Il sait que dans un rapport de force, l’avantage appartient à celui qui prend l’initiative et sait la garder. En créant des effets de surprise, il plonge ses compétiteurs dans la défensive. S’il multiplie les surprises, modifiant ses choix, les diversifiant, il complexifie la reprise d’initiative par ses adversaires et compétiteurs.
Ainsi, l’imprévisibilité du Président américain n’est pas qu’un pragmatisme exacerbé. Certes, l’homme peut rapidement modifier une trajectoire, voire faire volte-face s’il pense que la situation le commande ; mais le choix d’agir ainsi relève avant tout de l’appropriation des principes militaires décrits plus haut : toujours surprendre, toujours prendre l’initiative et la reprendre lorsqu’on l’a perdue. Toutes les annonces et décisions prises par le président Trump avant même sa prise de fonction répondent à ces logiques.
En Israël, Benjamin Netanyahou savait qu’il devrait composer avec Donald Trump. Il ne voulait pas de l’accord avec le Hamas, mais il a dû s’y contraindre dans le tempo exigé car il craignait des pressions ultérieures indésirables dans le cas contraire. Les annonces relatives aux potentiels droits de douane faramineux sur les produits chinois et européens rentrent dans une stratégie de négociation sous pression. La volonté affichée d’arriver rapidement à un accord de cessation des hostilités en Ukraine le conduit à une approche en rupture quasi totale avec celle qui prévalait jusqu’alors, au point de donner le sentiment d’inverser les rôles d’agresseur et d’agressé, d’avaliser les exigences russes et de tirer parti de la faiblesse de l’Ukraine ainsi que de sa dépendance sécuritaire pour tenter de siphonner ses ressources naturelles. Il s’agit, en fait, de mettre l’Ukraine et ses alliés européens sous pression pour les contraindre à agir rapidement, par eux-mêmes, en faveur des intérêts américains.
Les déclarations relatives au Canada, au Groenland et au canal de Panama répondent au même schéma : prendre l’initiative, créer un effet de sidération puis négocier en position de force. La question de l’Otan est moins surprenante, mais elle est dorénavant posée sous la forme d’un chantage décomplexé à l’égard d’une Europe qui s’est rendue dépendante de la protection des États-Unis malgré les signaux d’alarme. Les exemples peuvent être multipliés tant chaque jour révèle son nouveau lot d’inattendu…
Toutes ces « disruptions » donnent le sentiment erroné d’une présidence désordonnée, irréfléchie, si ce n’est immature, et d’un projet politique mal défini. Toute spéculation sur la consistance du projet de Donald Trump, aussi flou et incertain puisse-t-il apparaître au regard de l’imprévisibilité perçue du personnage ainsi que des nombreuses annonces « choc » qui jalonnent le quotidien, serait une grande erreur.
Le vice-président J. D. Vance a rappelé les grandes lignes du projet lors de son discours de Munich, le 14 février dernier : une souveraineté nationale libérée de toute exigence supranationale, au service d’un leadership technologique, économique et commercial renforcé ; des relations internationales décomplexées, au seul service des intérêts du pays et débarrassées d’exigences éthiques ; un retour aux valeurs traditionnelles en matière sociétale ; la maîtrise des flux migratoires et l’exigence d’assimilation à l’égard des immigrés.
La méthode décrite précédemment est une stratégie bien réfléchie de mise en œuvre de ce projet. La façon « débats de comptoir » de répondre aux journalistes est un choix délibéré qui plaît à un auditoire se reconnaissant dans cette spontanéité et qui rend très acceptable de dire que l’on s’est un peu trompé lorsque le contexte y invite. À titre d’exemple, interrogé pour savoir s’il pensait vraiment que le président Zelensky était un dictateur, Donald Trump a répondu qu’il n’avait pas souvenir d’avoir dit cela et qu’il ne fallait pas trop s’attacher aux détails. L’altercation télévisée du lendemain entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump dans le Bureau ovale de la Maison Blanche rentre dans ce schéma. Le Président américain a tenté un « hold-up » en direct pour extorquer un accord, estimant que le contexte pouvait conduire un Président ukrainien affaibli à accepter le deal proposé contre son gré. Tel ne fut pas le cas, mais l’homme est rompu aux négociations rugueuses et savait parfaitement que le coup était audacieux et son issue incertaine. En homme d’affaires accompli, on peut penser qu’il réévalue actuellement la situation en vue d’une prochaine opportunité. Il est d’ailleurs probable qu’il ne subsistera aucune rancune durable vis-à-vis du président Zelensky qui a renforcé ses lettres de noblesse dans ce duel.
Cette façon répétée de procéder est dorénavant installée comme une marque de fabrique du Président américain qui s’ouvre ainsi un très large champ des possibles en matière de communication et d’action. La méthode se complète par un partage des rôles entre un Président qui entretient la ferveur de son électorat et des relais qui donnent la consistance à ses propos en s’exposant en première ligne. Ce faisant, ces relais sont des fusibles potentiels dont Donald Trump saura se séparer s’ils génèrent une impopularité jugée excessive. Elon Musk en est l’exemple type, mais la plupart des grands responsables qu’il a nommés, tout particulièrement ceux qui sont les plus controversés, sont sur un siège éjectable.
Il sait que le temps est compté car la démocratie américaine reste structurellement solide. La société civile commence à se mobiliser, tout autant que le pouvoir judiciaire. La composition de la Cour suprême qui lui est favorable est, certes, un atout, mais elle ne suffira pas à lui garantir une totale liberté de manœuvre. À ce stade, les premières réactions se produisent. Néanmoins, la « méthode Trump » qui consiste à sidérer sur le plan intérieur comme international et à saturer l’espace médiatique limite le champ des contre-pouvoirs qui sont peu audibles et toujours en retard sur les événements. Pour autant, face à la brutalité choisie par Elon Musk placé à la tête du tout nouveau Department of Gouvernemental Efficiency (DOGE), qu’il s’agisse du gel des financements de l’USAID, des ingérences dans divers départements fédéraux, des licenciements de fonctionnaires, etc., il est difficile d’imaginer que les contre-pouvoirs ne finissent pas par s’organiser. Certains élus républicains se font déjà tancer dans leurs circonscriptions et commencent à réagir. Certains nouveaux responsables trumpistes, tel que Kash Patel au FBI, ont déjà demandé à leurs agents de ne pas se soumettre au questionnaire sur leur activité « productive » envoyé par le DOGE, un exemple des tensions qui se multiplieront probablement entre ce nouvel organisme chargé de réduire les dépenses de l’État fédéral et les responsables des grandes administrations. Enfin, si les démocrates sont encore sous le choc de leur échec cuisant aux élections présidentielles, nul doute qu’ils reviendront dans le jeu politique à la faveur des mécontentements qui vont s’exprimer.
Ainsi, sur le plan intérieur, il ne serait pas surprenant que le mode d’action actuel du DOGE ne dépasse pas les six mois, tout comme la présence d’Elon Musk à sa tête. On reviendra alors à un fonctionnement plus conventionnel de l’État fédéral, sans pour autant remettre en cause le projet politique et ses fondamentaux, ni les méthodes disruptives et populistes du président Trump.
Sur le plan international, la brutalité et les propositions « choc » devraient rester la règle car elles sont au cœur de la méthode choisie et que la désapprobation du monde extérieur a peu d’effets sur l’électorat domestique. Il s’agit de conduire les acteurs internationaux à se réformer rapidement par eux-mêmes, selon les intérêts étasuniens, plutôt qu’impliquer directement l’Amérique via les voies de la diplomatie classique ou de la guerre. Lorsque Donald Trump suggère de faire de Gaza un vaste espace de tourisme balnéaire vidé de sa population palestinienne, il sait qu’il crée l’effroi au sein du monde arabe. Il cherche en réalité à provoquer le sursaut des dirigeants de la région qui ne se sont jamais réellement impliqués pour trouver une issue satisfaisante et réaliste à la question israélo-palestinienne, préférant laisser à d’autres cette épineuse question tout en restant dans des postures de principe. Cette fois, la proposition les met au pied du mur. Soit, ils relèvent le défi, soit, ils se trouvent honnis par leurs populations massivement acquises à la cause palestinienne, pour lesquelles une telle proposition est totalement inacceptable. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et la Jordanie sont très dépendants des États-Unis pour leur sécurité. Ils devront donc proposer des issues garantissant la sécurité d’Israël, critère indispensable pour Donald Trump. Il est trop tôt pour dire si la tentative réussira, mais il est probable que des contre-propositions arabes ambitieuses émergeront prochainement. Tel est le sens des déclarations du Président américain : créer les conditions de l’action par autrui en faveur de ses intérêts nationaux.
Son attitude vis-à-vis de l’Union européenne (UE) n’est pas si différente. Actant le pivot asiatique des États-Unis, Donald Trump veut une Europe capable d’une autonomie militaire face au risque russe. Il s’agit, en effet, de s’assurer une profondeur stratégique continentale pour que le désengagement américain en Europe ne l’expose pas à un ennemi capable de progresser jusqu’à la côte atlantique. Tout est mis en œuvre pour provoquer le sursaut européen que ces derniers rechignent à accomplir. Le différend avec le très atlantiste Danemark à propos du Groenland, les ambiguïtés sur la solidarité otanienne, les exigences en matière de dépenses de défense, la bienveillance à l’égard de Vladimir Poutine et de ses prétentions sur le flanc-est de l’Europe, la négociation entamée sans les Européens dans le dossier ukrainien, les récriminations économiques à l’égard de l’UE et plus particulièrement de l’Allemagne… La liste est interminable et commence à produire quelques frémissements. Friedrich Merz, nouveau chancelier allemand (CDU-CSU), acteur clé de l’UE et historiquement atlantiste, a dû se résoudre à déclarer la nécessité d’une défense européenne autonome comme alternative à l’Otan dans sa forme actuelle, ce que, de son propre aveu, il n’imaginait pas devoir exprimer de son vivant. Il est probable que les mois à venir révèlent enfin des initiatives européennes ambitieuses et vigoureuses en matière de défense. En Europe comme au Moyen-Orient, Donald Trump crée les conditions de l’action par autrui au service des intérêts américains.
L’un des corollaires est l’évolution des relations russo-américaines. Vladimir Poutine n’est peut-être pas aussi ravi qu’on l’imagine des initiatives de Donald Trump sur l’Ukraine. Il connaît le personnage et garde sans doute en mémoire la séquence de séduction que ce dernier avait tentée avec le leader nord-coréen, Kim Jung-un, lors de son premier mandat, laquelle s’est soldée par un échec et le renforcement des sanctions américaines. Une issue similaire sur l’Ukraine reste possible, d’autant que les intérêts des deux parties ne sont pas convergents sur le fond. Le Président russe reste d’ailleurs assez silencieux tout en obtenant opportunément quelques gains immédiats. Un premier accord est cependant probable, tant Donald Trump veut obtenir un résultat qu’il puisse afficher, à l’identique du cessez-le-feu obtenu entre Israël et le Hamas. Toutefois, une « lune de miel » durable entre Russes et Américains paraît bien peu probable.
Ces dossiers, qui pourraient être étendus à d’autres sujets, révèlent que l’Amérique, contrairement à l’analyse la plus répandue, n’est pas dans une phase de repli isolationniste. Elle est, au contraire, dans une relance de ses velléités hégémoniques sous une forme radicalement différente de ce qu’elle fut au cours des 35 dernières années. Il ne s’agit plus d’être le chantre de valeurs politiques et humanistes universelles qui devraient présider aux relations internationales. Il s’agit de préserver l’American Way of Life sur le sol national et de parvenir à une pax americana tout autour de la planète, conforme aux intérêts étasuniens du seul fait de la puissance de l’économie, de la valeur dissuasive de l’outil militaire et des rapports de force favorables qui en résultent dans des négociations menées préférentiellement de façon bilatérale.
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Cette analyse du « logiciel Trump » ne permet pas de répondre aux multiples questions qui se posent : va-t-il expulser 11 millions d’immigrés illégaux ? va-t-il déclencher une opération militaire au Groenland ? va-t-il lourdement taxer les produits chinois et européens ? va-t-il priver les Européens du parapluie nucléaire des États-Unis ? va-t-il évacuer les Palestiniens de Gaza ? quelle sera sa prochaine déclaration inattendue ?… À toutes ces questions, la réponse est souvent « non » ou « ne sait pas » ; mais tous ces sujets sont préemptés en position de force et mettent les interlocuteurs sur la défensive. L’UE, qui n’est que le reflet de la volonté de ses États-membres, doit montrer qu’elle est capable de relever le défi : analyser les intentions de l’administration américaine plutôt que sur-réagir aux provocations, tenir une ligne de conquête de ses intérêts en prenant l’initiative et en sachant la garder. Elle a beaucoup d’atouts, mais une telle réaction suppose courage, réalisme et unité dans un contexte de divisions des États-membres et d’un rapport de force défavorable. Contrairement aux apparences, Donald Trump restera peut-être dans l’histoire comme l’aiguillon qui aura permis l’émergence d’une autonomie stratégique européenne et d’une solution durable à la question israélo-palestinienne. ♦