Hugues Pernet, premier ambassadeur de France en Ukraine (de 1990 à 1993) analyse la situation actuelle du conflit russo-ukrainien depuis, notamment, le revers des États-Unis et leur retrait de l'aide à Kiev, à la lumière de la notion d'équilibre de la terreur de la guerre froide. Considérant le système international hérité de 1945 arrivé à un tournant, il s'interroge sur le rôle que l'Europe, en général, et la France, en particulier peuvent et doivent jouer dans ce bouleversement géopolitique, sécuritaire et diplomatique.
Conflit Ukraine-Russie : interrogations et perspectives (T 1695)
Le président des États-Unis Donald Trump reçoit le président ukrainien Volodymyr Zelensky dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, le 28 février 2025. © United States' Government Work / The White House / Flickr)
Ukraine-Russia Conflict: Questions and Perspectives
Hugues Pernet, France's first ambassador to Ukraine (from 1990 to 1993), analyses the current situation of the Russo-Ukrainian conflict, particularly since the setback of the United States and its withdrawal of aid to kyiv, in light of the Cold War notion of the balance of terror. Considering the international system inherited from 1945, which has reached a turning point, he questions the role that Europe, in general, and France, in particular, can and should play in this geopolitical, security, and diplomatic upheaval.
L’action du Président Trump, présentée par certains experts comme dépourvue de stratégie bien qu’il semble difficile d’imaginer remporter des élections aux États-Unis sans cela, tout comme celle de son homologue russe, répondent en réalité, à des logiques qui nous échappent pour une part ou nous déplaisent pour une autre, mais qui ne sont pas pour autant irrationnelles. En portant un regard sur ce conflit au travers du prisme nucléaire, une cohérence susceptible de rendre intelligible des intérêts communs entre ces deux adversaires viscéraux apparaît. Moscou et Washington ont développé, au fil des ans par-dessus l’Europe, des rapports particuliers qui en ont fait des adversaires/partenaires. La stabilité de l’Europe s’est bâtie à l’abri du traité de l’Atlantique nord de 1949 dont chacun pourra apprécier l’économie. L’Europe a vécu sous la protection nucléaire américaine.
Les rapports entre les deux principales puissances nucléaires, États-Unis et URSS, ont évolué en passant par des phases de tensions extrêmes comme lors de la crise de Cuba en 1962 à des relations plus maîtrisées. C’était au prix d’efforts diplomatiques constants, bien qu’entrecoupés de reculs et d’avancées dont les sommets américano-soviétiques venaient ponctuer les progrès réalisés dans le cadre d’un dialogue permanent alors même que des confrontations violentes se déroulaient en périphérie, au Vietnam, au Proche-Orient, en Afghanistan… Il était devenu évident qu’un affrontement direct entre puissances nucléaires serait totalement irrationnel puisqu’il se solderait par la destruction totale ou partielle des deux belligérants.
Une compréhension mutuelle des problèmes stratégiques a donc conduit à des négociations dont l’objet était dans un premier temps de ralentir une course aux armements qui s’emballait et, dans un second temps, de réduire les stocks d’armes déjà accumulées. Ces négociations globales, à la fois politique, militaire, scientifique et technique portaient sur des registres touchant au cœur même de la sécurité nationale : les armes elles-mêmes, leurs nombres théoriques, les vecteurs, les technologies, les recherches pour éviter de se faire dépasser, les défenses anti-missiles pour assurer la dissuasion dans un environnement en constante évolution.
Cette coopération entre ennemis déclarés a rendu possible des avancées alors assez inimaginables dans un environnement hostile par construction. Les deux adversaires ont pour l’essentiel mis au point un concept dont l’acronyme ne manquait pas d’humour en anglais : Destruction mutuelle assurée ou MAD (Mutually Assured Destruction), l’équilibre de la terreur. Les résultats étaient impressionnants. Installation du « téléphone rouge » après la crise de Cuba en 1962, pour éviter les malentendus et procéder à une désescalade en cas de nécessité dans un contexte où le facteur temps allait se réduisant au fil des progrès technologiques. Le traité de non-prolifération nucléaire de 1968 venait clore l’espace nucléaire militaire. Un édifice complexe allait être édifié par les États-Unis et l’URSS : traités de limitation puis de réduction des armes stratégiques offensives, SALT 1 de 1972, ABM sur la limitation des systèmes contre les missiles balistiques en 1972, SALT 2 de 1979, FNI sur les forces nucléaires intermédiaires de 1987, accord sur la notification des lancements de missiles balistiques stratégiques de 1988, START 1 sur la réduction des armements stratégiques de 1991, START 2 de 1993. À cela s’ajoute une série de traités multilatéraux sur la non-nucléarisation de l’espace, des fonds marins, etc. Il est à relever que tous ces traités, à l’exception de START 2, ont été signés par les Présidents et ratifiés par le Congrès des États-Unis, ce qui n’était pas le cas du mémorandum de Budapest de 1994, censé garantir l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Ainsi, l’atome et les progrès technologiques qui l’entourent contraignent les adversaires, indépendamment des tensions du moment comme le conflit russo-ukrainien, à communiquer en permanence et à négocier.
Avec les progrès continus en matière balistique, les délais de réaction se réduisent à quelques dizaines de minutes pour prendre une décision capitale. L’utilisation d’algorithmes sophistiqués devient nécessaire, engendrant des risques nouveaux. Le 2 mai 2024, les États-Unis exhortaient la Russie et la Chine à ne pas laisser l’intelligence artificielle (IA), contrôler en dernier ressort le système de mise à feu de leurs armes nucléaires. Le Secrétaire d’État américain, évoquait ce même sujet à Pékin le 26 avril 2024.
Bien que la situation de la Russie se soit considérablement dégradée du point de vue économique, démographique, et militaire conventionnel, le concept de DMA reste pertinent et conditionne les décisions américaines, les rendant parfois inintelligibles aux observateurs focalisés sur les combats de nature conventionnelle.
Nous, Européens et Français en particulier, avons bénéficié des effets de l’équilibre de la terreur institué et géré au quotidien par Washington et Moscou, par effet de ruissellement puisque nous n’avons pas participé aux négociations ayant permis cette stabilité globale. Cette différence d’approche est peut-être à la source d’une certaine incompréhension de l’attitude américaine qui semble ménager parfois un adversaire dont l’économie est dans un piteux état et dont l’armée est à la peine.
Depuis l’agression russe en Ukraine en février 2022, un foyer de tension est apparu en Europe-même qui, par son intensité, menace la sécurité et la prospérité de ses alliés, sans affecter toutefois celles des États-Unis en l’absence de confrontation directe avec Moscou. Washington a porté assistance à l’Ukraine, sans pour autant prendre le moindre risque de se trouver entraîné dans un contact direct avec la puissance nucléaire encore redoutable que constitue la Russie.
Cette position confère un caractère asymétrique au conflit dont Moscou sait profiter. Washington a respecté la grammaire nucléaire, s’engageant dès février 2022 à ne pas envoyer de troupes en Ukraine, en s’assurant que les armes livrées, avions, missiles, ne puissent toucher en profondeur le territoire russe et détruire des installations de nature stratégique comme certains radars de veille nucléaire. L’assistance américaine s’insère dans une ligne étroite définie par l’obligation de porter assistance à un pays agressé tout en ménageant un État dont on a reconnu qu’il pouvait vous détruire : MAD.
L’issue des combats paraît alors largement prédéterminée : empêcher la Russie de gagner et l’Ukraine de perdre – il reste à préciser les contours de la victoire et de la défaite. Washington, puissance nucléaire de premier plan, aux responsabilités mondiales, se doit de tenir un discours à plusieurs niveaux sur le conflit russo-ukrainien. Ses positions, à la différence de celles de la France, recouvraient dès le début du conflit toutes les options : possibilité de partition territoriale, ouverture de négociations, dialogue avec Vladimir Poutine. C’est dans ce contexte que les déclarations du Président tout juste élu, selon lesquelles il serait en mesure de mettre fin en 24 heures à la guerre en Ukraine, ont résonné. Par-delà leur caractère provocateur, ces propos faisaient de leur auteur l’arbitre incontesté de ce conflit en Europe, pour tenter de débloquer une situation inextricable. Il leur reste toutefois à subir l’épreuve du feu et à se traduire en mesures concrètes.
Conçu manifestement dans un jeu à deux, États-Unis-Russie, dans lequel les rapports de force étaient bien définis en faveur de Washington, le projet découlant des déclarations du Président américain se heurte à la résistance déterminée du Président Zelensky et à l’apparition d’un hôte inattendu, l’Europe.
La logique sous-jacente du projet du Président Trump semble s’inscrire dans un contexte historique de guerre froide et de partage de zones d’influence. Sa référence est celle de Ronald Reagan qui a su mettre à genoux l’URSS sans avoir à livrer combat, grâce, notamment, à son Initiative de défense stratégique (IDS) dite « guerre des étoiles ». Conscient de sa position de force dont il sait que son homologue russe ne peut ignorer la réalité (d’où sa réserve à l’exprimer), Donald Trump sait également que la guerre froide a été remportée sans livrer bataille mais au prix de concessions alors jugées acceptables. La réunification de l’Allemagne et l’émancipation de l’Europe de l’Est avaient eu un prix, une hypothèque sur l’indépendance de l’Ukraine (dénucléarisée et neutre) conformément à sa déclaration de souveraineté du 16 juillet 1990. Son statut, non déclaré officiellement, relevait de facto d’un état tampon de type finlandais. Aussi, quand Donald Trump paraît fanfaronner en déclarant que s’il avait été au pouvoir la guerre n’aurait pas eu lieu, cela signifie, au-delà de la pique contre son prédécesseur, qu’il aurait intimé le conseil aux responsables ukrainiens de rester neutres tout comme l’avaient fait Angela Merkel et Nicolas Sarkozy en 2008. À cet égard, il est significatif que personne n’ait obtenu de réponse à la question légitime de savoir pourquoi les responsables américains, Démocrate ou Républicain, se refusent à accorder des garanties de sécurité nucléaires à l’Ukraine.
Aujourd’hui, deux logiques semblent se confronter, celle des tenants de l’histoire connotée à la guerre froide et celle des tenants du droit international et de la morale. Deux générations s’affrontent avec des expériences différentes. Donald Trump et Vladimir Poutine sont des enfants de la guerre froide, issus d’un monde bipolaire qui parlent une même langue et se heurtent à des réalités nouvelles comme l’importance du droit international et d’un monde désormais multipolaire, avec l’émergence de la Chine et du Sud global mais dont la dernière manifestation, totalement inattendue pour eux, est la volonté d’affirmation de l’Europe. Le problème réside dans le fait que cette dernière logique, dont la légitimité est incontestable, se heurte également aux réalités de terrain : une guerre meurtrière avec un avantage à l’agresseur qui bénéficie du facteur temps et de l’engagement aléatoire du principal allié de l’Ukraine. Vouloir trancher en 24 heures le nœud gordien russo-ukrainien sur la base d’un compromis imposé faisant fi des grands principes, se heurte aussi à des réalités de terrain inattendues : l’opposition de l’Europe – à quelques exceptions près – au non-respect du droit international et à la logique des zones d’influence.
Si le Président américain est sûr de sa prééminence, il n’en reste pas moins que pour lui une coopération avec la Russie peut sembler utile voire prometteuse pour tenter de rétablir un équilibre stratégique remis en cause par l’émergence de la puissance chinoise et par l’échec de la politique de non-prolifération nucléaire. Dans ce contexte, la Russie, qui détient une clé d’entrée, notamment sur le nucléaire iranien, pourrait s’avérer utile pour éviter une opération coercitive risquée. Dans cette logique, le conflit russo-ukrainien a pour les États-Unis une dimension purement régionale alors que les relations avec la Russie sont globales et incitent à rechercher le règlement rapide de ce conflit même s’il est notoirement imparfait voire injuste. Les paradigmes ont glissé passant de « pour l’Ukraine, contre la Russie » à « pour la paix, contre la guerre ». Aujourd’hui, la question est de savoir si ces deux approches, celle des États-Unis et de la Russie et celle de l’Ukraine adossée à une Europe en pleine mutation, peuvent trouver une issue acceptable.
Quel serait le compromis acceptable notamment par le peuple ukrainien, résultat de concessions réciproques, susceptible de mettre fin aux hostilités dans des conditions injustes par construction ? Une position intransigeante de l’Ukraine et de ses partenaires européens pourrait conduire à une poursuite des hostilités avec peu de chance d’aboutir à court terme sauf en cas de revirement américain sur une aide massive. De même, la Russie doit mesurer les conséquences d’une erreur d’interprétation sur l’apparente compréhension de Donald Trump.
L’Europe, pour sa part, et la France en particulier après les initiatives de son président de la République, Emmanuel Macron, doivent d’une part consolider sa cohésion en gestation, renforcer, comme elle a commencé de le faire, ses capacités militaires conventionnelles et atomiques, adapter sa doctrine nucléaire pour s’adapter à un environnement plus agressif et, d’autre part, se rapprocher des États-Unis, détenteur de la clé du problème, pour faire valoir, dans la discrétion, sa vision sans rechercher l’antagonisme public. De plus, Paris devrait penser dès à présent à l’attitude à adopter lors des futures négociations globales qui ne manqueront pas de s’ouvrir.
D’abord, dans un monde devenu multipolaire la France devrait assumer sa place et ne devrait pas, comme par le passé, se tenir à l’écart des négociations stratégiques qui prendront place, peut-être dans un premier temps, entre Washington et Moscou avant de s’élargir à Pékin.
Ensuite, un espace diplomatique pourrait s’ouvrir à notre Président : envisager une grande conférence internationale pour rétablir un ordre nucléaire basé sur la limitation des armements stratégiques et un renforcement de la non-prolifération susceptibles d’apporter des garanties de sécurité aux États non nucléaires comme l’Ukraine en particulier. Il s’agirait d’une sortie par le haut qui pourrait placer les principales puissances nucléaires face à leurs responsabilités.
Il conviendrait, cependant, de tenir compte des nouvelles réalités et notamment des nouveaux membres dans le club nucléaire même si certains ne sont pas les bienvenus. Une approche singulière de Paris ou bilatérale avec les Britanniques, éventuellement élargie à l’Inde et à la Chine pourrait éventuellement être étudiée. Cela pourrait avoir l’avantage de ne pas se retrouver coincé dans un rapport antagoniste durable avec la Russie, alors même que les États-Unis reprendraient des relations normales avec ce pays, comme l’implique l’approche actuelle des garanties de sécurité à fournir à l’Ukraine.
Une ère nouvelle va s’ouvrir. Il convient de ne pas laisser l’histoire s’écrire sans nous tout en étant conscient de nos propres limites et des efforts à consentir. La diplomatie est l’art du possible à défaut d’être celui du souhaitable.
15 mars 2025