Dans notre nouveau « Parmi les livres », nous proposons un regard croisé sur l'ouvrage de Michael Levystone : Asie centrale, le réveil. Les auteurs considèrent qu'il s'agit là d'un ouvrage majeur afin de comprendre les enjeux liés à une région encore trop inconnue de nos sociétés occidentales et qui, pourtant, est à la croisée des chemins des enjeux contemporains, entre Russie, Chine et Europe.
Parmi les livres – Michaël Levystone, Asie centrale : le réveil (T 1697)
Armand Colin, 2024, 272 pages
Among the Books —Michaël Levystone, Asie centrale : le réveil
In our new "Among the Books", we offer a cross-examination of Michael Levystone's book: Asie centrale, le réveil. The authors consider it a major work for understanding the issues related to a region still largely unknown to our Western societies, yet which is at the crossroads of contemporary issues, between Russia, China, and Europe.
Un ouvrage stimulant
Au moment où les autorités russes ont signalé que, parmi les quatre auteurs de l’acte terroriste perpétré le 22 mars dans le Crocus City Hall, salle de spectacles située dans la banlieue de Moscou, se trouvait un ressortissant du Tadjikistan, la lecture de cet ouvrage sur l’Asie centrale s’avère bien utile. Ce, d’autant plus que lorsque l’on désigne les mouvements djihadistes « russophones », on tend souvent à confondre ceux du Caucase (Tchétchénie, Ingouchie, Daghestan), qui se trouvent dans la Fédération de Russie (1) et ceux provenant des cinq anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan).
S’agissant du Tadjikistan, le plus petit et le plus pauvre de ces cinq pays, la situation paraît particulière. Bordant la Chine, c’est le seul à avoir une frontière aussi longue (1 347 km) avec l’Afghanistan et le seul à avoir toléré un parti islamiste, le Parti de renaissance islamique (PRI) fondé en 1990, qu’il n’a interdit que récemment. Surtout des dizaines de milliers de réfugiés tadjiks ont trouvé refuge en Afghanistan entre 1992 et 1993, à la suite de la guerre civile qui a secoué le pays où ils ont été instrumentalisés par les chefs de guerre. D’autre part, le Tadjikistan demeure un État fragile et poreux, régulièrement ensanglanté par les attentats islamistes commis notamment par l’État islamiste–Province du Khorassan (EIPK) – celui-là même qui a revendiqué l’attentat de Moscou –, renforcé depuis 2019 par les défections de responsables locaux au Tadjikistan. Les djihadistes tadjiks furent les combattants d’élite de Daech, ils faisaient partie de la garde prétorienne d’Abou Bakr al-Baghdadi, « calife » de l’État islamique de 2014 à sa mort en 2019.
L’agression russe en Ukraine, dont l’auteur décrypte les effets régionaux et la montée des tensions au Tadjikistan, a relancé l’activité de ces groupes djihadistes. Le fait que la Russie ait transformé sa 201e Division d’infanterie motorisée en base permanente en 2004 a accentué la dépendance sécuritaire du Tadjikistan envers la Russie alimentant la rhétorique islamiste. On retrouvera par ailleurs beaucoup d’éléments d’information sur l’islam centrasiatique dans ce livre : légitimité identitaire, subversion sécuritaire, instrumentalisation politique.
Voilà donc un ouvrage stimulant qui porte sur cette zone enclavée aussi vaste que l’Union européenne (4 millions de km²), riche en ressources naturelles (pétrole et gaz, uranium, etc.) mais pauvre d’hommes (1 % de la population mondiale). Portée par une vigoureuse démographie avec en moyenne un million de naissances par an au cours de la dernière décennie, la nouvelle génération ne trouve pas toujours sa place dans la société et constitue une réserve de recrutement pour les djihadistes, d’autant plus que l’autoritarisme des dirigeants constitue une cible aisée aux divers mécontentements. Par-delà les indépendances, le poids de l’héritage soviétique reste lourd à porter et bien des pays, à la faveur de la guerre en Ukraine, ont cherché à prendre leurs distances avec Moscou. Aussi du 15 août 2021 (entrée à Kaboul des Talibans) au 24 février 2022 (début de l’agression russe en Ukraine), l’Asie centrale, entourée de la Russie, de la Chine, de l’Iran et de l’Afghanistan et du Pakistan, et non loin de l’Inde, s’est retrouvée propulsée aux avant-postes de deux crises les plus aiguës de l’actualité internationale, auquel s’est ajouté le conflit à Gaza. En outre, comme le décrit Michaël Levystone, expert associé au centre d’études stratégiques AESMA et ancien chercheur à l’Institut français des relations internationales (Ifri), l’Asie centrale, est une région israélo-compatible. Deux pays aiguisent tout particulièrement les convoitises de Tel-Aviv : le Kazakhstan, avec lequel Israël échange sur le nucléaire iranien, et le Turkménistan, neutre et voisin de l’Iran, un avantage que ne manque pas d’utiliser Israël qui a ouvert une ambassade à Achkhabad, la capitale, en avril 2023.
Des chapitres circonstanciés portent sur les relations entre l’Asie centrale et les principales puissances en dehors de ses voisins : Japon, Corée du Sud, États-Unis, Union européenne. Notons qu’un Sommet Allemagne-Asie centrale s’est tenu à Berlin, le 29 septembre 2023, réunissant 900 entreprises allemandes opérant dans la région. S’agissant de la France, autre pays européen ayant des ambassades dans les cinq pays, Michaël Levystone note son regain d’intérêt, comme en ont témoigné les visites officielles d’Emmanuel Macron début novembre 2023 au Kazakhstan et en Ouzbékistan centrées essentiellement sur la sécurité énergétique ainsi que sur les rapports universitaires et culturels.
Au total, au terme de sa description fort fouillée de la région, de ces potentialités, défis et convoitises, Michaël Levystone conclut que l’Asie centrale, n’est pas tant le lieu d’un autre Grand Jeu, tant fantasmé, que la pierre angulaire d’une région en redéfinition géopolitique et géoéconomique. Elle se veut le témoin privilégié d’une nouvelle ère stratégique, marquée par le pivotement d’un monde depuis l’Occident vers l’Orient, où s’affirment deux nouveaux centres de pouvoir, la Chine et l’Inde, regroupant le tiers de l’humanité. C’est aussi un véritable laboratoire du multilatéralisme, un espace qui se veut une zone de paix et exempte d’armes nucléaires. Parmi les nombreux enjeux auxquels doit faire face l’Asie centrale figure celui de l’eau, problème récurrent auquel un sommet mondial sera consacré en septembre au Kazakhstan coprésidé avec la France.
Carrefour majeur de la Grande Eurasie, l’Asie centrale aimante évidemment les puissances voisines, la Turquie et les États du Golfe. Ce n’est pas un hasard si, après le retrait de la France du Niger, Orano, entreprise française spécialisée dans les combustibles nucléaires, qui se procure déjà 40 % de ses besoins en uranium naturel se tourne désormais vers l’Ouzbékistan ou la Mongolie pour les matériaux, cette dernière bien que ne faisant pas partie formellement de la zone en partage bien des traits et des aspirations.
Eugène Berg
Une lecture indispensable pour quiconque s’intéresse à la région
L’école française des études centrasiatiques est incontestablement de grande qualité, et est reconnue comme telle au-delà du monde francophone. Fondée, intellectuellement, par des universitaires comme Catherine Poujol (dont les cours ont formé des générations d’étudiants) et Olivier Roy (dont les écrits sur la région sont devenus des classiques), elle a bénéficié du travail d’une seconde génération d’excellents chercheurs : on pense en particulier à Marlène Laruelle et Sébastien Peyrouse, que toute personne intéressée par l’Asie centrale a forcément lu. L’ouvrage de Michaël Levystone, Asie centrale : le réveil, dans la collection « Objectif Monde » d’Armand Colin, impose son auteur comme un spécialiste avec lequel il faudra compter dans la prochaine génération de spécialistes de la région. Sans surprise, on constate un profil similaire entre cet auteur et ses illustres prédécesseurs : quelqu’un d’ancré dans le travail de terrain, ayant vécu dans la région (plus largement dans le monde russe, comme russophone), et ayant fait ses preuves par le biais d’autres publications. Autant d’éléments qui sont des indices rassurants pour un lecteur.
L’ouvrage s’articule autour de cinq grandes parties :
• Tout d’abord, l’histoire de l’Asie centrale. La résumer en un peu plus d’une quarantaine de pages était une gageure. Et bien sûr, des historiens de métier, spécialisés dans la région, pourront toujours discuter un point particulier ou un autre. Cependant, le but est, ici, de donner au lecteur une vision d’ensemble, forcément résumée, de cette histoire, dans le cadre d’un ouvrage qui traite d’abord de l’époque post-guerre froide. Dans ce sens, le pari a été gagné.
• Ensuite, une présentation des cinq Républiques de l’Asie centrale post-soviétique. Cette partie est particulièrement riche et complète. Un néophyte sans connaissance particulière de la situation politique des pays centrasiatiques sortira de cette lecture avec une vision très complète de l’état des lieux dans ce domaine.
• Dans une troisième partie, ce sont les relations extérieures des pays centrasiatiques qui sont présentées. On est satisfait d’y retrouver bien plus que les grandes puissances (Russie, Chine, États-Unis), auxquelles on s’attend forcément. La mise en avant de puissances moyennes auxquelles on pense peu (pays du Golfe, Corée du Sud, Japon), et de la diplomatie française, est particulièrement bienvenue.
• La quatrième partie est particulièrement originale, parce qu’elle présente les organisations multilatérales actives dans la région. À côté de celles dominées par la Russie, on retrouve notamment une analyse de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et de l’Organisation des États turciques (OET), des structures que les spécialistes de la région seront amenés à suivre avec attention dans les années à venir.
• Enfin, les principaux défis de la région sont présentés dans la dernière partie.
En conclusion, l’auteur rejette à raison l’idée selon laquelle la région vivrait un nouveau « Grand Jeu ». Même si l’image est séduisante, bien des réalités contemporaines amènent aujourd’hui à se méfier du parallèle historique : le nombre d’acteurs extérieurs impliqués, bien plus important que par le passé ; les objectifs de ces acteurs, plus concrets et divers qu’un jeu à somme nulle de grandes puissances rêvant de domination globale et exclusive ; la capacité des États centrasiatiques à se faire entendre, notamment par le biais d’un multilatéralisme nouveau dans cette partie du monde. L’approche de l’Asie centrale comme un « carrefour majeur de la “Grande Eurasie” », pour reprendre les mots de l’auteur, est autrement plus utile pour l’analyse de cette région du monde, aujourd’hui et dans les années à venir.
On notera la qualité des cartes (22 sur l’ensemble de l’ouvrage), qui sont très utiles au lecteur. Des encadrés accompagnent aussi le texte, permettant de faire un point sur un sujet particulier (sur les Coréens d’Asie centrale ou sur la guerre frontalière entre Kirghizstan et Tadjikistan, par exemple). Ils enrichissent et complètent la lecture. Cela assure une compréhension globale très solide pour le lecteur intéressé sans connaissances préalables. Cela offre également une source d’inspiration pour d’autres chercheurs, en mettant en avant des sujets qu’il sera nécessaire d’approfondir dans les années à venir (les relations Asie centrale – Asie de l’Est, par exemple).
C’est assurément la preuve de la qualité d’un ouvrage, quand il peut parler au spécialiste autant qu’au passionné découvrant le sujet. On ne peut donc que recommander son achat et sa lecture : c’est incontestablement un des bons ouvrages de géopolitique en français pour l’année 2024.
Didier Chaudet
(1) NDLR : à ce sujet, lire aussi Bounat Ulrich, « L’Islam de Russie, kaléidoscope face aux défis de la sécularisation », RDN n° 871, juin 2024, p. 113-117 (https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23471&cidrevue=871).