C’est le parcours intellectuel du général Poirier qui est esquissé ici à travers les étapes fondatrices de sa vie et les occasions offertes par les troubles de la seconde moitié du XXe siècle. Le maître stratégiste qui s’est progressivement dévoilé tirait d’une profonde culture philosophique et d’une réelle exigence épistémologique sa capacité incomparable à forger des outils stratégiques adaptés à son temps et qui lui survivront.
Le général Poirier : itinéraire intellectuel d’un grand théoricien de la stratégie (T 365)
Lorsque le lieutenant Lucien Poirier quitte en 1939, muni de son diplôme, l’École spéciale militaire de Saint-Cyr pour une affectation dans l’infanterie métropolitaine, rien ne semble le prédestiner, plus que ses camarades, à la réflexion stratégique. Le métier des armes n’est pas de tradition dans sa famille, et, si l’histoire l’attire, tout comme la culture allemande – et, singulièrement, la figure faustienne de Goethe qu’il juge fascinante – la formation saint-cyrienne de l’époque est peu disserte en matière de stratégie. Cette dernière est en effet réservée aux échelons les plus élevés de l’Enseignement militaire supérieur : elle ne peut donc figurer au programme des écoles de formation initiale, destinées à l’instruction des jeunes officiers.
C’est donc la tactique, le maniement des armes, la topographie, l’administration militaire qui sont enseignés aux Cyrards, la balistique également, ainsi que la chimie (en vue d’un possible usage des gaz dans le conflit en gestation). Rien ou peu de choses sur les opérations combinées, comme l’évoque le général lui-même dans son recueil d’interviews menées par Gérard Chaliand (Le chantier stratégique), ni sur les opérations navales, les opérations aériennes, les bombardements dans la profondeur, la problématique des débarquements sur les théâtres périphériques, les emplois modernes du char, les caractères propres de la guerre industrielle (chapitre « Jalons »). Rien non plus sur la stratégie de moyens, ni même sur la guerre des communications. Ce qui n’empêchait pas la formation, très sérieuse et de niveau élevé, de dispenser d’excellentes méthodes de travail, le tout dans une atmosphère de patriotisme exigeant.
L’enseignement tout entier était conçu dans la perspective d’un affrontement avec l’Allemagne, ennemi désigné, dont on devait triompher par application des recettes défensives de la Première Guerre mondiale. Et ce n’est que par le truchement de l’histoire militaire ou bien de la géographie militaire que le jeune sous-lieutenant se familiarise avec les principes de la guerre, néanmoins appliqués au seul milieu terrestre, et le tout dans une perspective relativement européocentrée…
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