Journal inutile (T 749)
Useless Journal
On aurait pu se dire que le sens du ridicule nous épargnerait la moue anxieuse et l’œil hagard de tous ces experts et analystes qui furent il n’y a pas si longtemps les ardents propagandistes d’une histoire certaine, et qui nous vendirent leurs salades sur une globalisation heureuse et un libre-échangisme transcendant dont ils nous garantissaient l’éternelle vigueur. Mais c’est avec la même suffisance qu’ils nous délivrent aujourd’hui leurs apophtegmes sur un monde incertain, eux pour qui celui de demain sera forcément celui d’hier et même d’avant-hier, le seul qu’ils aient appris à penser et le seul qu’ils soient capables d’envisager.
Il y a ce conseiller des princes qui se réjouissait que l’acceptation par les Grecs de l’ukase des grands argentiers leur évite le sort des Argentins, il y a ces géopoliticiens qui annonçaient que la Chine serait l’hyperpuissance du nouveau millénaire, ou ces économistes qui prédirent un baril de pétrole à 350 dollars pour cette année. Et puis ces diplomates qui abordent l’Orient compliqué avec leurs idées simplistes, prient pour la défaite militaire des Russes et s’obstinent à soutenir un Al-Nosra lâché par les Américains, mais continuent à délivrer des leçons à la terre entière, se réclamant de la profondeur des Cohen, Bergson, Morand ou Gary, alors qu’ils ne sont que Leger éperdu dans sa nuit munichoise. En un mot, tous ceux qui nous mènent à l’abattoir et que Bernanos nomma, dans Les Grands cimetières sous la Lune, le parti des constipés.
La crise n’a pas permis que soit remise en cause leur vieille croyance en une rationalité managériale, cartésienne et déterministe. Chaque époque avait généré des réflexions salvatrices, la nôtre se complaît dans sa propre vénération. Nous sommes, comme l’écrivit naguère Paul Lafargue, dans l’âge de la falsification.
Tout cela était évident, il y a cinq ans, lorsque Le Cadet crut que le secours d’hommes illustres et les leçons de l’Histoire nous épargneraient le ridicule de sa redite mais pourrait se trouver dans la situation du Figaro de Beaumarchais : « On me dit qu’il s’est établi un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend de même à celles de la presse. Et que, pourvu que je ne parle dans mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs… Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt, je vois s’élever contre moi quelques pauvres hères (payés) à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ». Mais cela vaut sans doute mieux que de finir comme ce vieil homme qui tous les matins allait prier à Jérusalem, jusqu’au jour où il réalisa qu’il parlait à un mur. ♦