La disparition de Zbigniew Brzezinski marque l’effacement progressif d’une génération exceptionnelle de grands penseurs et acteurs de la politique étrangère américaine. Zbig, par son parcours d’excellence, a profondément contribué à cette grande diplomatie quand Washington se préoccupait des affaires du Monde.
La disparition du « Stratège de l’empire », Zbigniew Brzezinski (T 901)
The disappearance of the "Strategist of the Empire", Zbigniew Brzezinski
The disappearance of Zbigniew Brzezinski marks the gradual erasure of an exceptional generation of great thinkers and actors in American foreign policy. Zbig, through his career of excellence, contributed profoundly to this great diplomacy when Washington was concerned with the affairs of the world.
Le 26 mai 2017, Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter (1977-1981), disparaissait à l’âge de 89 ans. En reprenant l’excellente formule de Justin Vaïsse, directeur du Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d’Orsay, il faut souligner combien Zbigniew Brzezinski a joué un rôle majeur dans la définition de la politique étrangère des États-Unis. Sa vie et son parcours sont ainsi le reflet d’une Amérique sûre d’elle-même, au cœur des évolutions du monde bipolaire marquées par la guerre froide et l’affrontement idéologique entre deux systèmes fondamentalement différents.
À l’heure où le « tweet rajeur » est devenu le mode d’expression favori du nouveau locataire de la Maison-Blanche, le temps des Intellectuels – grands voyageurs – issus des Universités les plus prestigieuses comme Harvard, Princeton ou Yale semble hélas révolu. Le temps des George Kennan (1904-2005), Henry Kissinger (né en 1923) ou encore Samuel Huntington (1927-2008) et Edward Luttwak (né en 1942) n’est plus, alors même qu’ils ont été l’incarnation de la stratégie américaine avec ses succès, mais aussi avec ses zones d’ombre et ses échecs.
Polonais et catholique par sa naissance, Zbigniew Brzezinski est arrivé à New York en 1938 à l’âge de 10 ans. « Zbig » est fils de diplomate et a donc eu très tôt une vie itinérante au gré des affectations de son père qui eut à affronter la montée du nazisme et l’oppression soviétique en Ukraine. Son origine a effectivement pesé sur sa réflexion stratégique, conscient que les totalitarismes menaient à l’échec.
En 1945, il entre à l’Université MC Gill au Québec et entame ainsi son parcours académique qui l’amène à Harvard de 1950 à 1960. Il faut ici souligner l’importance des Universités dans la formation de cette génération de politologues, dont Henry Kissinger d’origine allemande et juif, qui va émerger à la faveur de la guerre froide. Auparavant, ce sont les membres de l’élite issue des WASP (White Anglo-Saxon Protestant) – l’establishment – qui pilotait la politique de Washington. Avec des hommes de la trempe de Zbig, c’est l’émergence réussie de l’interaction Universités-think tanks (à l’image de la Rand créée en 1945) et Défense où les compétences croisées sont acquises à travers les études, les travaux, les responsabilités avec des allers et retours permanents – y compris à l’étranger dans d’autres Universités, à la différence du système français fonctionnant en tuyaux d’orgue avec, côte à côte, le monde académique (sourcilleux de son indépendance), le Quai (jaloux de ses prérogatives et un brin hautain), la Défense (recentrée sur son cœur de métier – les opérations) et les rares think tanks français (ayant peu souvent la masse critique pour peser sur les processus décisionnels).
La seconde moitié du XXe siècle a permis de générer ainsi ces acteurs majeurs qui ont influé directement les décisions de la Maison-Blanche. Cela souligne la qualité de la réflexion stratégique outre-Atlantique, avec bien sûr des échecs dramatiques et majeurs comme la guerre du Vietnam ou la deuxième guerre du Golfe – très critiqué par Zbig – et l’éviction de Saddam Hussein. L’abondance des moyens tant dans les universités que dans les think tanks a ainsi permis de développer une école géopolitique sans équivalent et capable d’influer les administrations par la confrontation des points de vue. Brzezinski, comme Kissinger, a su s’imposer non seulement durant la présidence Carter, mais durant les décennies suivantes et même au cours des mandats ultérieurs tout en critiquant les néo-conservateurs. Ses avis ont pesé, même s’il a commis des erreurs d’appréciation en particulier sur la relation russo-chinoise. Sa capacité à proposer une vision globale et réfléchie de l’Amérique comme acteur majeur des relations internationales reste un modèle du genre. Il soulignait également que refuser la complexité du monde signifiait aller à l’échec politique.
Il n’en demeure pas moins qu’il faut souhaiter qu’il y ait une relève de ces géants de la géopolitique, en espérant que le tweet ne devienne pas l’alpha et l’oméga de la pensée stratégique.
Pour mieux connaître Zbig et sa pensée géopolitique, il faut lire l’ouvrage très complet de Justin Vaïsse : Zbigniew Brzezinski. Stratège de l’empire ; Éditions Odile Jacob, 2015 ; 448 pages.
Nous vous invitons également à lire l’article de Daniel Colard que la revue avait publié en mars 1978, « Zbigniew Brzezinski, le conseiller spécial “venu du froid” », que nous republions pour l’occasion dans le « Florilège ». ♦