La Russie est un continent à soi, complexe, fragile et forte à la fois, souvent ambitieuse et parfois résignée. Mais elle est et restera un partenaire incontournable qu’il convient de mieux connaître pour pouvoir mieux dialoguer ensemble.
La Russie : voisin difficile, partenaire indispensable (T 913)
Russia: difficult neighbor, indispensable partner
Russia is a continent of its own, complex, fragile and strong at the same time, often ambitious and sometimes resigned. But it is and will remain a key partner that should be better known to be able to interact better together.
Les Occidentaux ont toujours eu du mal à situer la Russie objectivement dans le système international et dans la hiérarchie des puissances. Son influence, ses réalisations, ses moyens et sa résilience ont été régulièrement sous-évalués, de Napoléon à la guerre froide. Le dernier épisode en date est celui des années 1990, certes marqué par la fin de l’URSS et par une sortie chaotique du communisme, mais qui a amené beaucoup de responsables à conclure, un peu vite, que Moscou n’était plus un acteur important.
Un certain nombre de surprises, de la guerre en Géorgie en 2008 à la Crimée et maintenant à la Syrie, ont montré que c’était une profonde erreur.
En même temps, on y pense moins, la Russie a été souvent au contraire surévaluée comme facteur de puissance. Ainsi les Français avant 1914, qui ont trop compté sur Saint-Pétersbourg contre l’Allemagne. Ainsi pendant la guerre froide, où on attribuait volontiers aux Soviétiques une puissance militaire bien supérieure à leurs moyens réels, et une capacité de lucidité stratégique, de pénétration psychopolitique, de propagande, d’espionnage et de désinformation exceptionnelle, ce qui devait sans doute les flatter, mais surtout les étonner, car ils connaissaient, eux, leurs faiblesses (et ils essayaient parfois de faire comprendre la situation réelle aux Occidentaux…). Il y aurait beaucoup à dire sur ce balancement, sur cette difficulté à appréhender le pays, entre la fascination pour l’« âme russe » et inversement une incompréhension historique et culturelle conduisant parfois à une forme de mépris.
L’excellent dossier constitué par Isabelle Facon et Céline Marangé pour les lecteurs de la Revue Défense Nationale vise justement à établir un bilan aussi objectif que possible. Il ne s’agit pas de proposer une grande fresque des objectifs ultimes de la politique extérieure et de la stratégie russes (cette grande fresque existe-t-elle d’ailleurs ?), mais de rassembler les éléments les plus incontestables d’un triptyque : quels sont actuellement les moyens et les axes de la projection de puissance pratiquée par Moscou ? Quelles sont les forces et les faiblesses stratégiques de la Russie ? Et quels sont ses dilemmes de sécurité ?
Ce dernier point en particulier nécessite de regarder la situation de façon dialectique, « à double effet » : les actions russes de toute nature en direction de « l’étranger proche », du Caucase à l’Ukraine et aux pays baltes, peu importe ici qu’elles veuillent être une réponse à l’élargissement de l’Otan ou qu’elles correspondent à un projet de reconstruction de l’espace voisin indépendamment de tout ce que peuvent faire les Occidentaux. Ces actions donc ont provoqué depuis 2010 ou au plus tard 2014 des réactions croissantes de la part des Occidentaux. Du coup, la sécurité de la Russie est-elle mieux assurée aujourd’hui que, par exemple, en 2008 ? N’a-t-elle pas gâché la chance historique d’établir durablement de bonnes relations avec la RFA, ce qui paraissait aller de soi il y a encore peu d’années ?
Autre dilemme : la tendance (plutôt hésitante ?) à faire front commun avec Pékin. Même si on comprend que ces deux membres permanents du Conseil de sécurité n’ont aucun intérêt à voir l’ONU outrepasser son rôle, ou plus exactement les Occidentaux à outrepasser les mandats de cet organisme (des Balkans à la Libye). À quoi conduit cette politique, à long terme, du point de vue russe ?
Et enfin, le dilemme Caucase-Syrie : si on comprend les raisons de l’intervention russe en Syrie, facilite-t-elle à long terme, ou pas, la gestion du très délicat problème du Caucase et plus généralement du considérable monde musulman de la Russie ?
Je n’évoquerai pas même ici la question de savoir si une relance du processus de modernisation politique, sociale et économique de la Russie ne contribuerait pas davantage à sa sécurité sur le long terme que la politique suivie depuis la fin des années 1990. C’est en effet une question pour laquelle les Occidentaux ne peuvent pas faire grand-chose.
En revanche, toujours dans cette dialectique que j’évoquais, les Occidentaux peuvent encore durcir la situation : si on suit certaines tendances qui s’expriment ici ou là, que ce soit en fonction d’arguments géopolitiques ou de droit international, si on ne gère pas avec la plus grande prudence les tensions actuelles du Cap Nord au Caucase, l’Alliance atlantique pourrait se retrouver dans une confrontation majeure avec Moscou. Maintiendrait-elle son unité dans la crise ? On peut en douter. Et en cas d’incidents et d’escalade, serait-elle sûre de « prévaloir », pour recourir à un anglicisme bien significatif ? Le dossier présenté ici amène à se poser sérieusement la question.
En même temps les dilemmes de la sécurité russe également rappelés ouvrent des possibilités de convergence prudente : du Moyen-Orient à l’Arctique, en passant par l’Europe orientale et les Balkans, de la question des sanctions à celle du ravitaillement de l’Europe en énergie, la Russie pourrait être un voisin moins difficile et devenir davantage un partenaire, dans son propre intérêt, à cause de ses problèmes bien réels de sécurité. Il faudrait évidemment le vouloir de part et d’autre, mais le rôle des experts est de mettre les pièces du dossier sur la table. ♦