Construire une défense européenne est une idée généreuse mais qui ne peut que s’inscrire dans le temps long, tant le rythme d’élaboration d’une politique commune est particulièrement lent et laborieux. De ce fait, les États-Unis conserveront encore longtemps une position dominante répondant à leurs intérêts propres.
Défense européenne et rythme européen
European Defence—at a European Pace
Building European defence is a grand idea but one which might only be achieved over the long term, given the slow and laborious process of establishing common policy. Because of this the United States will continue for some considerable time to maintain its dominant position, serving its own interests.
Pourquoi l’Otan, qui a survécu à la chute de l’URSS – sa véritable raison d’être – serait-elle aujourd’hui mise au rancart par Donald Trump ? S’il ne s’agit que d’une foucade passagère, l’Otan restera le cadre de l’élaboration et de la mise en œuvre de la stratégie de défense des pays qui en sont membres, selon les termes du traité de Lisbonne, et « l’Europe de la défense », ne répondant à aucun besoin, n’a aucune chance de voir le jour. Mais si c’était une tendance de long terme ? Si les États-Unis se détournaient de l’Europe pour de bon ?
Essayons de percer les raisons objectives – et non idéologiques – qu’aurait Donald Trump de considérer l’Alliance atlantique comme désormais obsolète.
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Pour lui, il y a deux adversaires : d’abord, un compétiteur stratégique : la Chine ; ensuite, une menace déjà avérée depuis plus de deux décennies, celle de l’islamisme radical, qui ne va pas disparaître de sitôt.
Contre ces deux « ennemis », l’Alliance atlantique est-elle utile ? La réponse, pour les États-Unis, n’est pas évidente. Il y a longtemps qu’ils privilégient les alliances bilatérales (ainsi dans la lutte antiterroriste) ou restreintes (ainsi dans les domaines du renseignement avec les pays anglo-saxons). Donald Trump a aussi évoqué un « Quad » (États-Unis, Japon, Inde, Australie) pour endiguer la Chine en Asie du Sud et de l’Est.
La menace de s’affranchir des obligations de l’Alliance est génératrice d’insécurité pour ceux des pays européens qui s’estiment, à tort ou à raison, menacés par la Russie. C’est une façon pour les États-Unis de les mettre « sous tension ». De là à dénoncer l’Alliance, il y a un pas que les États-Unis n’ont pas encore franchi. Leur véritable objectif, c’est de faire payer les Européens pour vendre leurs armements au prétexte d’un « burden-sharing » rééquilibré.
L’Alliance remplit ainsi une fonction ambiguë qu’avait bien vue, en son temps, le général de Gaulle. Celui-ci insistait sur le caractère forcément national car, dans ces conditions, mobilisateur de la Défense, à l’inverse de l’Alliance, forcément démobilisatrice sur le long terme. Ces deux tendances se rejoignent aujourd’hui : les États-Unis veulent compter sur des partenaires sérieux. Ceux-ci sont ceux qui ont fait jusqu’ici l’effort de maintenir une défense autonome (France, Royaume-Uni) ou sont prêts à y consentir (Inde, Australie, Japon jusqu’à un certain point).
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Une authentique défense européenne est peu probable à moyen terme pour plusieurs raisons :
• D’abord, il y a peu de chances à mon sens que les États-Unis se défassent des moyens de pression et de contrôle que l’Alliance leur donne sur les pays européens.
• Ensuite, ces derniers ne perçoivent pas les menaces de la même manière : pour les uns, la menace principale vient de l’Est (la Russie) ; pour les autres, du Sud (l’islamisme radical, le défi migratoire).
• Enfin, leurs cultures de défense sont différentes. Mettons à part le Royaume-Uni et la France, puissances nucléaires disposant, de surcroît, d’une capacité de projection extérieure. L’Allemagne, quant à elle, est non seulement pacifique, elle est foncièrement pacifiste. Elle répugne à l’interventionnisme et regarde d’un mauvais œil les exportations d’armes. Les autres pays, du fait de leur taille ou leur faible effort de défense (l’Espagne, par exemple, y consacre moins de 1 % de son PIB), ne peuvent qu’apporter une contribution marginale à l’effort de défense européen.
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Les initiatives prises sous l’impulsion du président de la République (« Fonds européen de défense » doté de 13 milliards d’euros sur une durée de sept ans, ou l’initiative européenne d’intervention, à 9 pays) sont louables mais elles ne font pas une défense européenne… On pourra les juger à l’usage. Il serait aventureux d’en attendre des miracles.
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L’idée d’une « armée européenne » relève du mythe. Il est des mythes « mobilisateurs ». Celui-ci peut-il l’être en l’absence d’un « demos » et par conséquent d’un patriotisme européen ?
Il faudrait une terrible menace collectivement ressentie pour que s’opère la transsubstantiation du patriotisme national au patriotisme européen. Force est de constater que ni les amendes du DoJ (Department of Justice) américain, infligés à nos entreprises au nom de l’extraterritorialité du droit américain, ni les entorses faites au principe de l’intangibilité des frontières posée en 1990 par la Conférence pour la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) dans l’espace post-soviétique, lui-même postérieur, ni le piratage technologique opéré par les grands groupes chinois au détriment des entreprises européennes, ne sont aujourd’hui ressentis comme des agressions portant si gravement atteinte à notre souveraineté ou à nos intérêts vitaux qu’elles justifieraient une riposte à la hauteur, et a fortiori militaire.
De l’embargo sur l’Iran, les Européens s’accommodent. Leurs entreprises (Total, Renault, Airbus, etc.) obéissent à Washington plutôt qu’à Paris, Londres ou Berlin. Le « véhicule spécial » mis au point pour faciliter les transactions avec l’Iran, sans passer par le dollar, ne concerne que les produits qui ne sont pas « sous sanctions ». Vis-à-vis de la Chine, le contrôle des investissements chinois reste léger, tandis que les entreprises européennes opérant en Chine sont contraintes d’y transférer leur technologie, si elles veulent accéder au marché chinois.
Quant aux sanctions européennes frappant la Russie, elles nous touchent nous-mêmes en priorité, si on en juge par la chute de 50 % de nos exportations vers ce pays depuis 2013. Elles ne font au surplus que doubler les sanctions américaines qui n’affectent guère un commerce demeuré marginal entre les États-Unis et la Russie.
Le seul ennemi potentiel qui mobilise aujourd’hui les Européens est le terrorisme djihadiste. Le soutien que les États-Unis apportent à nos forces engagées au Sahel est incomparablement plus important et décisif que le soutien de nos alliés européens. S’agissant du théâtre moyen-oriental (Irak, Syrie), notre politique se caractérise par son suivisme à l’égard de la diplomatie américaine, mais cela ne date pas d’hier. Au lieu de jouer un rôle de médiation qui était à sa portée, la France a préféré l’alignement (à la notable exception du refus de cautionner l’invasion de l’Irak, en 2003), voire un rôle de boutefeu (Syrie, 2013) qui ne pouvait que la marginaliser, compte tenu de la position « en retrait » de notre grand allié, et des rapports de forces. De hauts responsables français pensent que la France aurait pu frapper seule la Syrie en 2013. C’eût été, à mon sens, faire le jeu de l’islamisme radical et exposer la France en première ligne. Quel pays européen aurions-nous pu entraîner sur une position aussi aventurée ?
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Deux initiatives ont été prises dans le cadre d’une coopération franco-allemande : la construction en commun d’une nouvelle génération de chars et d’une nouvelle génération d’avions de combat, la première sous maîtrise d’œuvre allemande, la seconde française.
Voilà des initiatives que j’approuve pleinement. Elles sont réalistes et à la mesure de nos moyens. Quand ces chars et ces avions seront opérationnels (vers 2035 peut-être), nous pourrons les vendre à d’autres pays européens. Encore faut-il que les crédits soient au rendez-vous. Nous ferons ainsi avancer une « Europe de la défense » si la volonté politique ne se dément pas. Le mouvement se prouve en marchant. Mais les connaisseurs de la « chose européenne » savent qu’il y a un « rythme européen ».
Je n’irai pas, comme Milan Kundera, jusqu’à faire « l’éloge de la lenteur ». Simplement, je suggère de faire prévaloir, pour l’élaboration de notre politique de défense à long terme, le principe de réalité. La défense européenne est le chemin mais ce chemin – il vaut mieux le savoir – sera long. ♦