Le colloque organisé par la DAJ sur le droit et les armées constitue une opportunité pour ouvrir de nouveaux champs de réflexion pour nos opérations. La DAJ depuis vingt ans apporte une contribution majeure au service de nos armées, mais aussi pour permettre à la France de rester un acteur de premier plan.
Le droit et les armées
Law and the Armed Forces
The colloquium on law and the armed forces, organised by the DAJ (Direction des Affaires Juridiques—the Legal affairs directorate), is the occasion to seek out new lines of thinking about our operations. For twenty years, the DAJ has made a major contribution to our forces and has also enabled France to remain a first-rate player.
Je n’imaginais pas à quel défi vous alliez me confronter, chère Claire *, car je m’aperçois après avoir écouté les orateurs de cette dernière table ronde à quel point la réflexion que nous conduisons ensemble sur l’articulation du droit et de l’usage de la force reste encore perfectible, car elle a ouvert ce matin de nouveaux champs. Je plaide donc pour l’indulgence vis-à-vis de nos auditeurs.
Quand on parle de droit, la métaphore guerrière n’est jamais très loin. On attaque et on défend, on règle des conflits, on manie le glaive de la justice et à mon tour, je citerai un auteur, je vous prie de m’en excuser. De nombreux auteurs et philosophes ont en effet pensé ces images et les ont mobilisées pour donner de la force à leur propos. C’est Danton que j’ai choisi, qui disait : « Je ne terrasserai les ennemis du peuple qu’avec la massue de la raison et le glaive de la loi. »
Quand on sait que cette phrase a été prononcée en 1791 pour s’opposer à l’engagement de l’armée française contre l’Autriche, il y a une forme d’ironie à la dire aujourd’hui entre ces murs.
Ce n’est certes pas avec le glaive de la loi que les soldats partent au combat, mais c’est indéniablement avec le bouclier du droit et de nos valeurs qu’ils s’engagent. Car au passé comme au présent, sur chaque théâtre d’opérations, c’est avant tout la liberté, notre liberté que les armées défendent au même titre que la justice et il serait inimaginable de défendre cette liberté si chèrement acquise par le droit en trahissant nos propres lois.
C’est tout le sens de la formule d’investiture qui retentit à chaque cérémonie de prise de commandement dans nos armées et qui ordonne à tous nos soldats, je cite, « l’exécution des règlements militaires, l’observation des lois et le succès des armes de la France ».
Les lois sont au cœur de toutes nos interventions opérationnelles. Une opération n’est jamais déployée sans cadre juridique international, qu’il s’agisse d’une résolution de l’ONU, de la légitime défense ou d’une sollicitation d’un partenaire étranger. La décision d’intervenir s’accompagne nécessairement d’accords régissant les conditions de déploiement des soldats et les différents cas d’usage de la force et cela n’a rien de contemporain.
La première trace connue d’un droit de la guerre est vieille de plus de 4 000 ans. On retrouve déjà dans le Code de Hammurabi écrit en Mésopotamie, le principe de proportionnalité de la force. Ne pas opprimer plus que nécessaire, ne pas humilier l’adversaire déjà vaincu, voilà un fondement de notre droit de la guerre dont nos armées sont profondément convaincues et elles font du respect du droit une exigence d’excellence sur tous les théâtres où elles sont engagées.
D’ailleurs, depuis plusieurs années, les conseillers juridiques militaires, les legal advisors, ont fait leur entrée dans tous les états-majors et tous les commandements d’opération. Vérifier que l’emploi des forces est conforme aux règles opérationnelles d’engagement qui ont été fixées, conseiller les chefs militaires dans leurs choix est la mission qu’ils accomplissent au quotidien et nous devons en être fiers.
Nous devons être fiers de ce droit de la guerre, car la façon dont on combat dit beaucoup des valeurs que l’on défend et parce que les militaires défendent au quotidien nos valeurs dans le respect du droit, il fallait une institution en mesure de défendre et d’assurer leur propre protection juridique.
Ainsi, depuis vingt ans, la Direction des affaires juridiques (DAJ), placée au cœur de ce ministère, protège et accompagne nos armées. Elle apporte sécurité aux femmes et aux hommes qui choisissent de dédier leur vie à servir notre pays. Elle défend les intérêts de la nation et contribue à garantir la sécurité des citoyens.
Présente sur tous les fronts et à un point que je n’avais même pas imaginé avant que le général Bentégeat en rappelle les conditions d’émergence, la DAJ apporte un précieux éclairage sur chaque question épineuse que nous rencontrons. Elle nous guide dans les méandres du droit et nous conseille avec sagesse, consciente que l’action militaire repose d’abord sur une prise de risque permanente.
Ce n’est pas un hasard si Athéna est à la fois déesse de la sagesse et déesse de la stratégie militaire. À son image, la DAJ est, au-delà de ses conseils avisés, également stratège quand il s’agit de protéger nos forces et nos activités militaires essentielles pour assurer la sécurité de nos concitoyens.
Je pense, par exemple, à toutes les marges de manœuvre ainsi que les dérogations nécessaires que nous avons obtenues dans le cadre de notre lutte contre le terrorisme : la loi relative au renseignement qui date de 2015, le recours à la biométrie en opération extérieure lorsque la sécurité des forces et des populations civiles est menacée ou encore les récentes extensions des exceptions du droit militaire aux nouvelles formes de conflits. Je pense en particulier au cyber.
Il y a donc cette ingéniosité et cette capacité à apporter des solutions adaptées à toute la complexité des enjeux opérationnels qui sont les nôtres et nous savons tous à quel point c’est absolument indispensable.
Il existe aujourd’hui cette crainte légitime de l’irruption du droit commun dans le monde militaire. Cette tendance à remettre en cause les spécificités de la défense nationale, à, si vous me permettez cette expression, banaliser l’état militaire, n’est pas nouvelle. La disparition des tribunaux militaires, l’accès inédit au droit de vote des militaires en 1945 ou encore la révision du statut militaire en 1972 sont autant de changements qui ont normalisé plutôt que banalisé le droit applicable aux forces.
Ces évolutions se sont opérées sans grand fracas notamment parce qu’elles correspondaient à l’évolution de la société en ouvrant les armées aux femmes – insuffisamment à mon goût – ou en reconnaissant aux militaires le droit d’avoir des opinions personnelles tant qu’elles ne sont pas exprimées sous l’uniforme.
Mais lorsqu’il fut question de juger des actes de guerre à l’aune du droit pénal commun, l’ensemble du corps militaire s’est mobilisé pour dire et pour protéger toute sa singularité. Et je souhaite aujourd’hui saluer, du Conseil d’État à la Direction des affaires juridiques, tous ceux qui se sont élevés, ceux qui ont compris l’importance de la particularité de l’état militaire pour la défense des intérêts de la Nation.
De fait, nos soldats n’adhèrent pas à des syndicats, mais à des groupements professionnels. Ils ne sont pas fonctionnaires, mais disposent de leur propre statut. Ils n’ont pas cinq semaines de congés payés, mais neuf semaines de permissions.
Si les militaires étaient soumis au droit du travail commun, il est douteux que nous ayons pu engager, comme nous l’avons fait, des centaines de sapeurs-pompiers de Paris pour sauver Notre-Dame dans les conditions que chacun connaît alors même qu’aucune vie humaine n’était directement en danger.
Les exceptions au droit commun ont vocation à demeurer et je sais que la DAJ sera là, pour que jamais les affaires militaires ne se voient appliquer sans discernement le droit commun. Il est vrai, les armées françaises entretiennent des relations complexes avec le droit, et c’est ce que les échanges et les débats de ce colloque ont pu notamment éclairer.
Je voudrais dire quelques mots de la montée en puissance des contentieux et de l’activisme juridique, comme cela a été fait et de manière particulièrement éclairante avant moi. C’est ce que les spécialistes appellent la judiciarisation, qui n’épargne à vrai dire aucun secteur d’activité et en tout cas, pas le nôtre.
Avant tout, je souhaiterais dire que ce phénomène a naturellement des aspects positifs, car c’est le signe d’une démocratie vivante et c’est la preuve même d’une séparation effective des pouvoirs et de toute la confiance que les citoyens placent en nos juridictions.
Pour autant, il est vrai que la judiciarisation peut avoir des effets pervers et constituer parfois une véritable entrave à l’action et à la prise de risque, deux notions qui sont au fondement même de l’activité militaire.
En France, les risques de judiciarisation du champ de bataille ont bien été identifiés et contenus dès la loi de programmation militaire de 2013. Nous avons renforcé la protection dont bénéficient les militaires dans le cadre de leur action lorsque nous avons repensé le déploiement de l’opération Sentinelle en 2017 et je souhaite à nouveau remercier la DAJ pour toute l’énergie employée à cette fin, tant dans l’élaboration et la révision des normes que lorsqu’il s’agit d’assurer la défense contentieuse du ministère.
Je parle de défense et de protection, mais j’aimerais aussi vous inviter ce matin à penser autrement, à changer de paradigme, car j’ai une conviction. C’est que le droit ne doit pas être une contrainte, mais il doit être un moyen.
Il nous appartient, et à nous seuls, de ne pas subir la norme, mais de la saisir à bras-le-corps et d’en faire un vecteur de notre action. Il nous appartient de porter une vision dynamique du droit tant au niveau national pour faire valoir nos intérêts, qu’au niveau international, alors que les frontières juridiques s’effacent au profit de législations à portée extraterritoriale. Ce qu’il nous faudrait sans doute mieux contrôler. Car certaines Nations n’ont pas attendu pour faire une utilisation opportuniste du droit et en tirer toute la puissance à leur avantage et j’en veux pour preuve les embargos et les régimes de sanction, les exigences de traçabilité de matériels sensibles, l’utilisation et l’échange de données.
Mettre la loi au service d’objectifs stratégiques, utiliser le droit comme substitut de la force. Permettez-moi de détourner le célèbre adage de Clausewitz : on peut considérer que le droit est désormais une continuation de la guerre par d’autres moyens.
Il ne s’agit pas de voir la guerre partout, il s’agit de ne pas nous écarter de la compétition mondiale qui se joue en ce moment. Nous y avons notre place. L’Europe y a sa place. Nous avons des atouts à faire valoir. Nous avons la chance d’être unis par nos valeurs et nous avons prouvé que c’était possible avec le règlement général sur la protection des données. Nous pouvons recommencer. Nous devons recommencer.
C’est pourquoi, aujourd’hui, j’appelle de mes vœux une réflexion pour élaborer une doctrine française et européenne du droit comme outil de puissance. C’est essentiel pour développer notre influence, c’est indispensable pour construire notre autonomie stratégique nationale, mais aussi notre autonomie stratégique européenne, concept qui mérite encore qu’on fasse un peu de pédagogie, mais qui est nécessaire pour dynamiser notre base industrielle et technologique de défense également.
Des événements d’une qualité aussi exceptionnelle que ce colloque ont vocation à entamer cette réflexion et à esquisser les chemins à parcourir. J’ai donc toute confiance dans la DAJ, toute confiance en vous, chère Claire Legras, pour relever ce défi ambitieux et mener ce travail avec le soin et l’excellence que je vous connais, ce qui suppose naturellement la complète implication et collaboration de l’ensemble de nos forces à ce travail, car c’est de la compréhension réciproque entre les uns et les autres que sortiront des solutions réalistes et efficaces. ♦
* Conclusion du colloque « Le droit et les armées : glaive, bouclier ou entrave ? » organisé par la Direction des affaires juridiques (DAJ), les 6 et 7 juin 2019. Claire Legras est directrice de la DAJ.