Note préliminaire : Cet hommage s’est enrichi d’un long entretien avec Marc Le Borgne, fils aîné du général.
C’est peu de dire que le général Claude Le Borgne va nous manquer : il va manquer aux armées, il va manquer à la France. Car ils sont peu nombreux les chefs de cette trempe et de cette profondeur, à la fois pleinement hommes de pensée et pleinement hommes d’action. Il est de la lignée des Lyautey, des Foch, des de Gaulle et de quelques autres ; s’il a marqué la pensée davantage que l’histoire, c’est seulement parce que les circonstances ne s’y sont pas prêtées. Ces hommes-là, sont rares, trop rares, nos écoles d’officiers ne produisant ces militaires d’exception que trop parcimonieusement.
Son œuvre littéraire est vaste, variée, de l’article de presse (cinquante-deux rien que dans la Revue Défense Nationale !) à l’essai et au roman – qui ne se souvient du Lieutenant Deodat ! – toujours marquée par la richesse de sa pensée. J’en ai brossé le contour lors de l’allocution que je prononçai le 14 mars 2009 à l’occasion d’un prix d’honneur exceptionnel de la RDN saluant son remarquable parcours d’homme de plume.
Mon objectif est aujourd’hui de relever un autre défi : celui de comprendre. De comprendre pourquoi et comment l’aspirant Le Borgne, entré à dix-sept ans à Saint-Cyr, est devenu cet officier qui pourrait servir de modèle à tous ceux qui veulent le devenir. Car si tout est en germe dans la chrysalide, encore faut-il que les circonstances permettent à la graine de, finalement, donner ses fruits. Alexis de Tocqueville n’aurait jamais écrit De la démocratie en Amérique, nation naissante qu’il n’aurait pas découverte si sa famille ne l’avait empêché d’épouser Marie Mottley, anglaise, roturière, protestante et pauvre, bref son contraire. Si Gustave Eiffel n’était pas né dans un milieu modeste et débordant d’esprit d’entreprise, si cet ingénieur doué mais plutôt timide ne s’était vu plusieurs fois refuser la main de jeunes bourgeoises, il n’aurait pas eu cette volonté permanente de montrer au monde ce dont il était capable ; fort probablement, sa magnifique tour ne dominerait pas Paris aujourd’hui !
Comment donc se construit cet homme de foi, de foi aussi forte en Dieu que dans cet extraordinaire métier qu’il pratiqua quarante-deux ans, celui des armes ?
Hauteur et méditation
Rien au fond ne le prédispose à la carrière militaire. Issu d’un milieu rennais où l’on pratique le droit et la rhétorique, il aurait dû être avocat, comme son père et son grand-père. Mais la guerre est là : le devoir est à la défense de la patrie. Fils d’une maman ayant appartenu au mouvement des Croix-de-Feu, animé d’un fort sentiment nationaliste, il entre en Corniche au moment des accords de Munich en même temps que son frère Guy – légèrement plus âgé que lui, figure tutélaire dans le monde des parachutistes, membre du Special Air Service au service de la France Libre, et qui sera toujours l’un de ses « grands hommes ». Quelques jours après que la France eut déclaré la guerre à l’Allemagne, il s’engage le 1er octobre 1939 au titre de l’École spéciale militaire où il côtoie un autre officier célèbre, David Galula, avec lequel les échanges intellectuels n’ont pas dû manquer. Breton en son âme, marin dès son plus jeune âge, il dut abandonner le rêve de la vie d’officier de Marine pour des raisons d’acuité visuelle… mais cela ne l’empêcha pas de vivre sa vie d’aventure par le monde, des déserts d’Afrique du Nord aux rizières d’Indochine. Chef de section après seulement six mois de Spéciale, il subit vers le sud la triste Campagne de France, rejoint à nouveau Saint-Cyr délocalisé en zone « libre », à Aix-en-Provence. Lorsque l’école est dissoute en 1942, à l’appel du voyage et des grands espaces, il décide de quitter la France pour la Mauritanie et rejoint Atar, où il navigue, pacifie et garde le désert à la tête de ses troupes méharistes.
Ces huit années sont pour lui fondatrices. C’est un lieu d’espaces infinis et de temps long, un lieu de palabres entre nomades et sédentaires, un lieu de conversations interminables sous les étoiles, un lieu d’échanges au sein de la communauté des officiers méharistes, un lieu de méditation et de dialectiques intellectuelles. Il en garde recul et hauteur de vue, la prédilection pour le débat d’idées, le goût du paradoxe voire de la contradiction qui marquent définitivement sa vie et son œuvre.
Le penseur libre
Claude Le Borgne est un penseur. Il sait donc douter, ce qui va le conduire d’une part à être toujours à la fois dans l’action – en témoignent ses prestigieuses décorations gagnées au feu et ses brillantes citations – et d’autre part dans le questionnement, quitte à remettre en cause ce à quoi il a été profondément attaché et à rejeter les dogmes quand son intelligence les refuse.
Il admire le général Jacques Pâris de Bollardière, son deuxième « grand homme » solide sur ses convictions, auquel la prise de position publique contre la torture vaut soixante jours d’arrêt de forteresse en 1957. En Algérie, où il sert au pire moment en 1961 et 1962, Claude Le Borgne tient bon contre la torture dont il se refuse à appliquer même la plus bénigne des méthodes. « Il importe, il importe extrêmement, que l’honneur soit sauf : à la guerre, même à la guerre, on ne fait pas n’importe quoi » martèle-t-il.
Il rejoint d’ailleurs progressivement les positions de Jacques de Bollardière sur l’arme nucléaire. Son positionnement intellectuel quant à la dissuasion est éclairant sur sa capacité à ne pas rester bloqué sur ses positions, à discuter, à évoluer même si son cheminement est long. Car il en est d’abord un éminent spécialiste et théoricien reconnu. Il publie largement sur ce thème dont son fameux La Guerre est morte, mais on ne le sait pas encore ou bien La Stratégie dite à Timoléon où le narrateur et Timoléon, stratège et étrange questionneur, examinent la guerre, la violence et la stratégie dans le monde contemporain. Il s’intéresse au nucléaire stratégique, mais aussi au tactique et relève les apories des raisonnements officiels. Lui qui a commandé plus de soldats professionnels que de soldats appelés, s’élève contre l’idée d’armée professionnelle, considérant que, dans le concept français de défense, la conscription est la condition de la crédibilité de la dissuasion. Progressivement convaincu par l’immoralité d’idée même de destruction massive, il en vient finalement à théoriser contre le nucléaire et prôner l’abolition de l’arme absolue même s’il en comprend bien la difficulté dans un monde où les puissants, dont certains fort menaçants, sont dotés du « monstre ».
Intéressantes également sont ses réflexions sur le lien entre l’armée et la nation, et ses controverses sur ce thème. Il sait que le débat sur la défense nationale ne peut s’affranchir de celui de l’esprit de défense et de son lien avec la citoyenneté, mais il pressent – et lutte contre – les dérives possibles dont celle, fort dangereuse, de la banalisation de l’armée. Si l’armée et le soldat sont citoyens, la spécificité militaire doit être préservée, dans sa grandeur et ses contraintes. « Un soldat fait un métier de fou », dit-il, qui exige une considération et un traitement particulier de la part de la nation à laquelle il a fait don, une fois pour toutes, de sa vie.
Paradoxale aussi peuvent paraître ses positions sur l’Islam et le monde musulman, sa culture, qu’il connaît bien pour avoir vécu huit années en Afrique subsaharienne, avoir rédigé un manuel de dialecte maure à l’usage des jeunes officiers, parler couramment l’arabe et lire le Coran dans le texte. Il connaît bien l’islam, mais le reconnaît moins comme une religion que comme une architecture de rites et d’affirmations interprétables recelant la possibilité permanente de l’islam radical.
Un homme de foi
Le Borgne est un homme de foi. De foi religieuse d’abord : c’est elle qui l’amène à adopter, sur le tard, un positionnement sceptique par rapport à l’arme nucléaire. Étonnamment, s’il a une aversion profonde pour les affirmations péremptoires et les vérités assénées, s’il admet le questionnement sur tout, son comportement est inverse vis-à-vis de Dieu. Il est profondément croyant comme il est profondément breton, avec la même ferveur, ébloui en même temps par la simplicité lumineuse de la foi et son infinie complexité qui la place hors du champ de l’analyse. Comme pour le Maréchal Foch, la religion à laquelle il a une fois pour toutes donné son adhésion, une adhésion sans réserve, fait le fond de sa vie intérieure. La foi du charbonnier, qu’il admire, lui donne une assiette fixe, inébranlable. Sa devise aurait pu être « In Eo vivimus et sumus » (1), la formule que Saint Paul emprunte au poète grec Épiménide. À l’identique de l’ancien commandant en chef des armées alliées, « la religion lui fournit sa base morale, lui donne la tranquillité d’âme, l’équilibre dont l’homme a besoin » (2).
Foi religieuse, mais foi aussi dans la nécessité d’une armée, de l’existence de soldats prêts à donner leur vie pour des valeurs qui les dépassent. Il admet la tension entre la militarité et la religion mais, pas plus que Foch, il ne cherche à la résoudre. Il ne concilie pas, il accepte : pour lui, la similarité entre l’état de croyant et celui de soldat, c’est que l’un et l’autre exigent la foi. Il a, comme tout militaire digne de l’être, une passion pour l’armée, ce haut lieu de télescopage entre la grandeur et l’intelligence, l’esprit et la matière, l’abnégation et l’engagement, ce lieu des cœurs et des âmes mis à nu dans l’affrontement douloureux des volontés, ce lieu des grands et des petits égaux devant la mort, ce lieu de guerre où il convient de ne pénétrer qu’après avoir fait le sacrifice de sa vie.
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Général Claude Le Borgne, vous allez nous manquer, mais vous servirez d’exemple parce que votre parcours et votre pensée seront longtemps analysés par tous ceux qui, comme vous, embrasseront ce dur métier qui fut le vôtre, ce métier de foi solide et d’incertitudes permanentes où la spiritualité – religieuse ou laïque – s’impose comme seule réponse aux questionnements permanents.
La Nation a besoin de l’expression des militaires parce qu’ils constituent un des rares corps de l’État à avoir naturellement une pensée stratégique, une pensée englobante, une pensée de long terme. Vous avez, en ce sens, plus que rempli votre mission. Écrivant de toute la force de votre caractère et de votre intelligence, c’est-à-dire de manière lumineusement critique, opportunément caustique, sans hésiter à vous placer à rebours des courants dominants, voire à provoquer, vous avez apporté des analyses nouvelles – utiles parce que dérangeantes – des tendances et des circonstances.
Dans votre œuvre, vous avez délivré un message immuable : la pensée comme la stratégie se nourrissent d’incertitude, pas de vérités absolues et définitives. Vous nous l’avez montré : s’y consacrer suppose beaucoup plus de questions que de réponses, des réflexions alertes, sans tabous ni conventions, traitées avec beaucoup d’humour et une philosophie comme la vôtre, fondée sur l’optimisme.
Comme je l’ai fait il y a quinze ans dans la préface que je vous consacrai, j’en atteste, vous nous avez beaucoup apporté, et vous n’avez pas fini de le faire. Mon souhait est qu’il y ait de plus en plus, parmi nous, des généraux Le Borgne. Les armées de la France, la France elle-même, en ont besoin.
Une dernière fois, je vous présente mes respects, mon général. ♦
(1) En lui nous vivons et nous sommes.
(2) Raymond Recouly : Le Mémorial de Foch ; Les Éditions de France, Paris, 1930, p. 321.