Du général Claude Le Borgne, Montaigne aurait pu dire qu’il était « un philosophe imprémédité et fortuit ». D’abord parce que Le Borgne, c’était une prose enthousiasmante de phrases courtes, sans fioritures ni faux aphorismes, de mots simples, mais soigneusement choisis. Le Borgne c’était également quelqu’un qui parlait comme il écrivait, parce qu’il écrivait comme il s’exprimait. Lors de notre première rencontre à l’École militaire, nous nous disputâmes quelques instants entre petits fours et coupe de champagne, et au bout de cinq minutes il me demanda sur son ton habituel : d’ailleurs, vous êtes qui, vous ? Je me présentai : bien sûr, c’est vous qui publiez des âneries !
S’engagea un de nos premiers échanges, et nous n’étions d’accord sur rien parce que d’accord sur l’essentiel… sauf Dieu – ce qui, pour lui, transcendait l’essentiel. C’était aux prémices de ces printemps arabes qui le faisaient réagir, pas autant toutefois que les expertises de plateaux TV avec lesquelles il s’amusait à me confondre : vous êtes comme les islamologues en chambre, et parce que vous avez fait un trek dans le désert, couché avec trois beurettes et lu Diego Brosset en diagonale, vous croyez comprendre l’Islam ; vous vous imaginez que la question peut se résoudre d’autorité, comme un pape qu’on enlève pour lui faire signer le Concordat un pistolet sur la tempe. Et de me citer un verset du Coran, en arabe, et de rire de mon ébahissement.
L’Islam, qu’il connaissait sans doute mieux que quiconque – froissons quelques susceptibilités universitaires – était un de ses deux sujets de prédilection. « L’Islam, par quel bout le prendre ? [écrivait-il dès 1982]. Le culte, l’histoire, la morale, le droit ? Cette question première nous fait entrer dans le vif du sujet : l’Islam est une religion et bien plus qu’une religion. Le croyant ne saurait séparer, comme nous le faisons si facilement, le profane et le sacré, la morale privée et publique, Dieu et César. Aussi quelque bout qu’on prenne, devra-t-on faire allusion aux bouts qu’on ne prendra qu’ensuite (1). » On en est encore là quarante ans plus tard, alors que se tient à Paris un procès dans lequel personne ne sait quel bout saisir, parties civiles comme parquet, avocats de la défense comme chroniqueurs judiciaires. Il était bien tard pour y faire témoigner l’ancien officier méhariste, et c’est dommage. On relira donc ses articles et billets, ses essais et romans, pour constater que rien n’a changé, mais que rien n’a été fait pour que ça change. Le Borgne, lui-même, laissait en suspens cette question qui semble tarauder nos compatriotes : sommes-nous en guerre contre l’Islam ? Il préférait nous renvoyer dos à dos : « La confrontation, toujours plus étroite, de l’Orient et de l’Occident prend une dimension nouvelle : c’est le face-à-face de deux sous-développements (2). »
Ce qu’il dénonçait dans notre sous-développement, c’était la mort de Dieu : « L’Occident s’est jeté dans l’expérience, fort nouvelle, d’une civilisation athée, entreprise suicidaire, on commence à le constater (3). » L’homme de lumières était un grand pourfendeur des Lumières, et ne manquait pas une occasion de dénoncer « la descente qui nous a menés de l’Église à la Nation, puis de celle-ci à l’État vraiment laïc : nous sommes au bas, ne reste que la jactance républicaine (4) ». Vieux réac, Le Borgne ? Son Dieu, qui apparaissait souvent en coda de ses articles – mais c’est ici le mécréant qui s’avance sur un terrain que seule sa famille pourrait documenter – semblait être un Dieu en retrait puisque congédié, un Dieu détaché, très talmudique, qu’il imaginait sans doute comme celui de Goethe dans son Prologue de Faust, observant de loin, attendant qu’on le rappelle et laissant Mephisto agir tant que nous ne croyons plus à aucun des deux (tout l’art du second étant de faire croire qu’il n’existe pas). Or, les musulmans, rappelait Le Borgne, croient toujours aux deux, passionnément.
L’autre sujet de pensées, au sens pascalien, était bien entendu la guerre. Et comme tous les guerriers, Le Borgne ne l’aimait pas. Je l’aurais volontiers vu à la place de Rufus, mais moins discret, tenant le rôle du maréchal de Biron dans l’adaptation télévisée qui a été faite du Prix Goncourt 1958, interrompant les diplomates catholiques et protestants consentant légèrement à la guerre, « un terme dont vous ne pénétrez pas le sens, la guerre couvre des choses atroces, vous les traitez comme des idées », les ramenant à la table du compromis (5).
Car la guerre n’est plus le dénouement viril d’une situation incertaine, dont on accepte par avance le verdict comme d’un jugement, à l’issue de la bataille décisive. La guerre c’est la Bombe, et Le Borgne y reviendra sans cesse depuis sa publication de 1971, « Les utopies stratégiques ». Les théories du prêt-à-porter managérial sur le corps de bataille, le préstratégique ou l’ultime avertissement l’énervaient prodigieusement, le retour du fantasme d’une guerre continentale de haute intensité l’aurait tout autant fait rugir. Il n’est plus de guerre, sur le théâtre européen, qu’atomique dès lors que les deux puissances nucléaires et continentales, la France et la Russie, s’y mêlent et s’y affrontent. « Il nous aura fallu la Bombe pour nous obliger, par son aveuglante clarté, à voir la guerre en vérité. Nous voici presque au bout de la route. L’Europe de l’Ouest, seule région du monde pacifiée-pacifique, sait de source sûre que la guerre est morte… Aussi, sommes-nous contraints de demeurer dans le faux-semblant. Ayant enfin compris l’inanité de la guerre, il nous faut toujours nous protéger des autres… et jouer consciencieusement notre comédie (6). » Comédie, un mot qui revient souvent sous sa plume.
Sur la Bombe on pourrait multiplier les citations, parfaits sujets de Bac de philo : « La stratégie de la dissuasion absolue ne convient pas à une nation d’hommes libres. Possédant l’arme nucléaire, face à l’éventuel Hitler, nous sommes contraints à nous engager dans les pièges de la crédibilité, dressant des barrières à nos propres scrupules. Mais c’est un mensonge, qu’il faudra bien, un jour, dépasser (7). » « La menace de la Bombe est péremptoire et à la mesure de notre mentale débilité. Sans doute faut-il qu’elle se maintienne assez longtemps pour que le progrès des autres armes, plus subtiles, fasse apparaître à tous l’aspect dérisoire de ces admirables créations et porte, à son tour, condamnation de la guerre des armées (8). » « À la vérité, l’arme nucléaire reste ce qu’elle a toujours été : la Chose à contempler… Dissuasion existentielle est le terme qui convient à cette étrange obstination, où la Bombe dissuade, intransitivement, par sa seule existence. Chacun de nos SNLE est un tabernacle où sommeille l’idole, rappelant aux hommes qu’il leur faut désormais, et ad aeternam, être sages (9). » Voilà, vous avez quatre heures…
Et puis il y a les autres guerres, les petites, les expéditionnaires qu’on qualifie d’Opex, pour ne pas avoir à les faire voter au Palais Bourbon. Et, là encore, comment ne pas citer Le Borgne, à l’heure de nos échecs et de notre repli : « Si l’intervention était la voie officiellement choisie par nos gouvernants, c’est la voie inverse que le pays désire : ne pas se mêler des querelles exotiques, attendre tranquillement que le temps qui passe ouvre les yeux des attardés. Cette position instinctive n’a pas de noblesse, mais beaucoup de logique. Elle prend acte de ce que notre pays n’est pas capable de la très haute vertu que requièrent nos opérations extérieures. Celles-ci, en effet, ne sont pas d’autodéfense, comme on veut nous le faire croire, mais de pure charité. Or rien, et sûrement pas la charité, ne vaut, hors chez nous, la mort de (nos) soldats (10). » À la veille de Serval : « Espérons que la sagesse de nos propres dirigeants les gardera de mettre le doigt dans ce chaudron de sorcière (11). » Ou ceci, juste avant Barkhane : « On intervient à tout va, pour des motifs médiocres qui ne valent point l’engagement de nos fantassins… Ce ne peut être que pour une cause sainte, et ce n’est ni Serval ni Sangaris qui nous feront changer d’avis (12). » Halte au feu !
C’était facile d’être d’accord avec Claude Le Borgne, il avait raison sur tout et avant tout le monde. Mais pour mon dernier billet dans la Revue, s’il m’avait envoyé un mot de regret, le croyant ne pouvait souscrire à une pirouette gratuite (inspirée d’une blague juive) : « (Savoir s’arrêter) vaut sans doute mieux que de finir comme ce vieil homme qui tous les matins allait prier à Jérusalem, jusqu’au jour où il réalisa qu’il parlait à un mur (13). » Vieille interrogation, sans doute la seule qui compte dans la vie d’un homme. Il a désormais la réponse. Et ce n’est peut-être pas la mienne. Bonne continuation, mon général. ♦
(1) « Islam : la violence et la piété I. - Histoire, loi et dogme », RDN, octobre 1982.
(2) « Islam : la violence et la piété II. – XXe siècle : trois scandales », RDN, novembre 1982.
(3) « Islam : la violence et la piété I », op. cit.
(4) « De la mort de Dieu, du trouble qui résulte de sa disparition », RDN, octobre 2006.
(5) Francis Walder : Saint-Germain ou la négociation, 1958 ; adapté en 2003 par Gérard Corbiau.
(6) « Stratégies pour l’Europe », RDN, février 1985.
(7) « Les utopies stratégiques », RDN, juillet 1971.
(8) La Guerre est morte… mais on ne le sait pas encore ; Grasset, 1987, 284 p.
(9) « “Penser la guerre” - La guerre, aujourd'hui ? », RDN, août-septembre 2009.
(10) Ibidem.
(11) « Mali : vive la Coloniale ! », RDN, juin 2012.
(12) « Le langage des armes », RDN, octobre 2014.
(13) Le Cadet : « Journal inutile », RDN, Tribune n° 749, mars 2016.