Les guerres balkaniques de 1912 et 1913 ont vu des engagements militaires de haute intensité démontrant la supériorité du feu sur le mouvement. Ces enseignements, pourtant correctement recueillis, n’ont pas été exploités à partir de l’été 1914 lorsque la Première Guerre mondiale démarra.
Histoire militaire - Les guerres balkaniques de 1912 et 1913 : un Retex inexploité
Military History—The Balkan Wars of 1912 and 1913: Unexploited Feedback
During the Balkan wars of 1912 and 1913, high-intensity military engagements demonstrated the superiority of firepower over mobility. The lessons arising were appropriately recorded, yet were not exploited after the summer of 1914 at the outbreak of the First World War.
Chacun sait que, pour la Première Guerre mondiale, le feu a été mis aux poudres à l’issue de la crise de juillet 1914, qui a eu comme origine une crise balkanique avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse le 28 juin à Sarajevo. Or, cette crise n’était que la conséquence des deux dernières guerres balkaniques de 1912 et 1913 qui avaient pu être contenues au niveau local, sans embraser l’Europe. Mais, ce qui est moins connu, c’est que ces guerres, préfigurant dans leur forme, la Grande Guerre, avaient fait l’objet de la part des grandes puissances d’un déploiement d’observateurs qui avaient tous conclu à la supériorité du feu sur le mouvement. Or, ces enseignements n’ont nulle part, que ce soit à Paris, Saint-Pétersbourg, Vienne ou Berlin, été exploités, et chacune des armées a conservé sa doctrine offensive, recherchant la « bataille décisive » dès l’entrée en campagne !
Afin de bien comprendre l’enchaînement de cet imbroglio balkanique, il convient de remonter à ses sources, c’est-à-dire la crise politique qui a précédé la guerre de 1912 et qui a concerné les acteurs locaux, aussi bien que les grandes puissances européennes.
La longue crise balkanique 1906-1909. La crise bosniaque
Cette crise tient autant à des facteurs locaux qu’internationaux mettant en jeu les grandes puissances européennes. Sur le plan régional, elle plonge sa source dans la conjonction de deux phénomènes : le déclin inexorable de l’Empire ottoman et l’apparition de jeunes États nationaux dont la culture, les mœurs et la religion sont fort différents. Quant aux grandes puissances, elles interviennent directement (Autriche-Hongrie et Russie notamment, ce qui crée une compétition entre elles) ou indirectement (Allemagne, Royaume-Uni et France). Enfin, cette accumulation de crises a comme toile de fond la révolution « Jeune turque » en Turquie qui transforme l’Empire ottoman en un État constitutionnel avec l’égalité des droits et l’instauration du suffrage universel.
En octobre 1908, alors qu’elle n’y exerçait que son Protectorat, l’Autriche annexe la Bosnie-Herzégovine, en dépit des vives protestations turques. La Serbie, qui voit dans ce geste, qu’elle juge hostile, la fin de ses aspirations à la constitution d’une Grande Serbie, mobilise. La Russie, traditionnelle protectrice des Serbes, slaves et orthodoxes, se heurte dans ses intentions d’intervention à la résistance britannique en raison de la question des Détroits, s’estime néanmoins jouée par l’Autriche et appuie la Serbie. Le Royaume-Uni, quant à lui, exige la tenue d’une Conférence internationale dont l’ordre du jour serait la question bosniaque. De crainte d’être mise en minorité, l’Autriche refuse. Quant à la France, elle se tient sur une prudente réserve, car elle ne s’estime pas assez puissante pour courir le risque d’un conflit militaire. L’Allemagne demeure fidèle à l’Autriche mais refuse toutefois la guerre préventive que propose le chef d’état-major, Conrad von Hötzendorf pour « régler son compte » à la Serbie, mais elle autorise l’envoi d’un ultimatum à Saint-Pétersbourg, avertissant la Russie des conséquences de son soutien à la Serbie. Au reçu de cette note humiliante, Alexandre Izvolski, ministre des Affaires étrangères, démissionne et est nommé ambassadeur à Paris. Il devient un farouche opposant aux puissances centrales.
Au bilan, la crise aboutit à un succès de la politique allemande, qui négocie un compromis austro-turc, mais qui devient de plus en plus dépendante de l’Autriche-Hongrie, son seul allié fidèle européen. Toutefois la tension balkanique demeure.
Les guerres balkaniques
Encouragées en sous-main par la diplomatie russe, la Serbie et la Bulgarie s’unissent en une « Ligue balkanique » contre l’Autriche, et dans le but d’un éventuel partage des possessions turques en Europe. La Grèce et le Monténégro se joignent à cette Ligue.
En octobre, les quatre alliés déclarent la guerre à la Turquie qui est défaite, d’une part à Andrinople par la Bulgarie et à Kumanovo par la Serbie. La tension internationale monte d’un cran : encouragée ouvertement par la Russie, la Serbie réclame un accès à la mer Adriatique, prétention à laquelle l’Italie s’oppose. Rome veut annexer l’Albanie et demande un renouvellement de la Triple Alliance (c’est-à-dire un soutien allemand et autrichien à ses prétentions). Compte tenu des intérêts en jeu, la situation devient de plus en plus confuse : Vienne s’oppose naturellement à toute extension de la puissance serbe, mais également italienne (son alliance au sein de la Triplice) et, contre toute attente, la diplomatie autrichienne appuie la Bulgarie (alliée de la Serbie). Le Chef d’état-major russe, le général Samsonov, craint la pression bulgare sur son dernier allié dans les Balkans : la Serbie, qu’il cherche à protéger.
Non engagés régionalement, l’Allemagne et le Royaume-Uni unissent leurs efforts pour que s’ouvre à Londres, une conférence des ambassadeurs. Celle-ci débouche en juin 1913 sur le Traité de Londres. C’est un désastre pour la Turquie qui perd la souveraineté sur l’ensemble des îles de la mer Égée et ses territoires continentaux en Thrace à l’Ouest d’une ligne Enos–Midia. En désaccord avec les résultats de la Conférence et s’estimant le principal acteur de la victoire de la Ligue, la Bulgarie, qui surestime sa force, renverse les alliances et attaque la Serbie pour augmenter la part de ses gains territoriaux.
La situation est complètement modifiée par l’entrée en guerre de la Turquie, de la Grèce, du Monténégro et de la Roumanie, au profit de la Serbie. Alors qu’elle comptait être opposée à la seule Serbie, la Bulgarie se trouve opposée à une nouvelle Ligue. Pour sauver Sofia, Vienne menace d’intervenir.
Le Traité de Bucarest, signé en août 1913, rebat les cartes dans les Balkans. La Bulgarie perd la Macédoine et la Dobroudja. La Crète revient finalement à la Grèce et la Principauté albanaise devient indépendante pour interdire un accès à la mer à la Serbie. La Grèce sort exsangue de cette guerre.
Le bilan de cette seconde guerre balkanique qui clôt pour un moment la crise balkanique est une déception générale, mais surtout en Serbie qui s’est vue refuser un accès à la mer, de par l’opposition autrichienne. Ce traité marque également la fin de la présence turque en Europe, possessions héritées de ses conquêtes du XVIe siècle.
Conclusion
Sur le plan militaire, la première et la seconde guerre balkanique sont marquées par des opérations qui vont à l’encontre des doctrines d’emploi des forces en vigueur dans l’ensemble des grandes puissances européennes. Il n’y eut aucune bataille décisive, mais une usure des belligérants, notamment turc au cours de la première guerre et bulgare dans la seconde. Cette usure était directement liée à l’emploi massif des feux par l’ensemble des belligérants. Pour se protéger des effets des feux, les armées qui y furent soumises s’enterrèrent et en revinrent aux principes et aux modalités de la guerre de siège. Ce phénomène avait déjà été observé lors de la guerre russo-japonaise en Mandchourie en 1905.
Dans les deux cas, les grandes puissances y ont détaché des officiers observateurs pour relever les enseignements tactiques de ces opérations. En France, l’École de Guerre fut chargée du recueil de ces informations. Celui-ci, mettant l’accès sur les effets des feux, fut correctement effectué. Mais, là où le bât blesse, c’est que ce retour d’expérience se heurta, en France comme ailleurs d’ailleurs, à un mur d’incompréhension, car il allait à l’encontre de la culture militaire dominante. En effet, dans toutes les grandes armées européennes, cette culture militaire dominante demeurait celle de la manœuvre, assise sur une exégèse, souvent brillante, de l’œuvre de Carl von Clausewitz.
Il est tout à fait significatif de constater que, nulle part, les certitudes des états-majors dans le bien-fondé de la manœuvre ne furent remises en cause. Ceci est d’autant plus vrai qu’il s’agissait d’opérations conduites par des armées appartenant à des États beaucoup moins importantes que les grandes nations européennes sur l’échiquier international. Il n’y eut aucune crédibilité dans les enseignements tirés de ces guerres « secondaires ». Or, en termes de retour d’expérience, il n’y a guère de plus grande faute que la suffisance assise sur la certitude de détenir la vérité. À ce titre, il n’y a pas de « petit » conflit à opposer à la « Grande » Guerre. C’est la grande leçon que nous donnent ces guerres balkaniques, conduites certes, par de petites nations, de second rang même, mais dont les enseignements prendront toutes leur acuité un an plus tard, sur le front occidental de la Grande Guerre. ♦