L’Honneur est une vertu ancienne souvent associé à l’esprit guerrier. Être un héros ne se décrète pas et dépend de nombreuses circonstances et de la fonction détenue. En découle la reconnaissance par les autres, sachant que celle-ci se doit d’être honorable et non recherchée pour n’être alors qu’une vaine gloire.
Guerre et Philosophie - Honneur
War and Philosophy—Honour
Honour is an age-old virtue, frequently associated with the warrior spirit. One cannot be commanded to be a hero: heroism depends on a host of circumstances and the position held. It must be recognised by others as honourable, and not sought after if it is not to be simply vainglorious.
Cette vertu, qu’on ne rencontre plus guère en dehors du monde militaire, est immédiatement corrélée à un idéal chevaleresque pouvant sembler un peu désuet, rappelant volontiers le temps des duels, des tournois et d’un « code » dont nous aurions perdu les règles. Il est désormais fort rare de déplorer avoir été atteint dans son honneur et l’expression même, « se battre pour l’honneur » ne signifie plus que continuer lorsque tout a été perdu. Petit à petit, cette vertu paraît s’être effacée derrière son emploi au pluriel, qui désigne non pas une attitude interne mais la récompense d’une action jugée exemplaire. L’honneur était la condition pour que les honneurs soient rendus, est-il désormais le résultat obtenu une fois les honneurs possédés ? L’honneur n’est-il plus que par les honneurs ?
La disparition, relative, de la référence à l’honneur comme vertu s’explique d’abord par les conditions de son emploi passé. Cette qualité a en premier lieu été considérée comme celle possédée par l’aristocratie. Seule une petite quantité d’individus pouvait donc s’en réclamer, et elle était tout autant le signe d’une qualité intrinsèque que celui de l’appartenance à une condition. Si elle s’énonce comme primordiale au sein du champ guerrier, c’est aussi dans la mesure où ceux qui combattent, les bellatores, sont précisément les hommes appartenant à la noblesse. L’intégrité d’un territoire se confond alors avec l’intégrité de celui qui en est le seigneur et attenter à sa personne est en même temps menacer le corps politique. La distance qui sépare un régime féodal, monarchique, de nos démocraties contemporaines se mesure à l’aune d’une dilution progressive du pouvoir, qui serait passé des mains de quelques-uns à celles de tous. Ainsi, deux trajectoires étaient possibles : ou bien l’honneur devenait l’apanage du peuple comme des grands, ou elle se trouvait remplacée par une autre vertu. C’est le concept de dignité qui l’a emporté, comme le signale le philosophe Henri Hude (1), entérinant la thèse selon laquelle un socle inaliénable de capacités au bien était caractéristique de la condition humaine et non de la condition sociale. Tout homme, parce qu’il est homme, dispose donc de la même tendance à la vertu que son semblable, peut se réclamer des mêmes qualités et, surtout, peut opposer sa dignité à tout individu ou pouvoir qui le menacerait. La disparition progressive de l’honneur des anciens se constate également au sein de l’armée qui n’est plus dirigée selon une hiérarchie due à la naissance mais bien au mérite, passant d’une aristocratie guerroyante à une armée de métier. L’appel à l’honneur devient plus rare quand il s’agit des individus et l’on trouve plus volontiers cette vertu pour désigner la nation (l’honneur de la France), l’acte de sacrifice désintéressé (mourir au champ d’honneur) ou encore, en un sens moins fort, lorsqu’il s’agit de témoigner sa reconnaissance face à un supérieur. Dans ce dernier cas, nous disons volontiers être honoré mais ne revendiquons pas posséder la vertu d’honneur. De ce fait, l’on a progressivement perdu l’image du héros grec identifié, exemplaire et divin, au profit d’une valorisation du soldat inconnu. Ce dernier n’est pas nommé, il n’est en soi personne mais doit pouvoir, quand le contexte le commande, devenir chacun. L’honneur n’est plus la vertu exceptionnelle d’une individualité supérieure aux autres, il est celle d’une idée que tous pourraient embrasser lorsqu’il ne s’agit pas d’eux-mêmes mais du collectif. Est-ce à dire, donc, que l’honneur est devenu caduc ?
L’honneur individuel peut encore avoir quelque chose à nous dire, d’autant plus chez ceux qui, par leur métier, ont accepté d’incarner des idéaux abstraits et dépasser ainsi la simple utilité sociale. Perdre son honneur, c’est accepter que les circonstances viennent invalider en nous ce à quoi nous avons volontairement souscrit et qui nous semble devoir constituer ce que nous sommes, non seulement en tant qu’hommes dignes, mais aussi en tant que membre d’une communauté politique fragile. L’honneur est garanti par la projection d’un soi meilleur vers lequel nous tendons, afin qu’il soit en mesure de protéger ce qui est cher à tous, et que nous refusons de voir disparaître sous la menace de l’extériorité. L’honneur ne serait donc pas, de naissance, lié aux caractéristiques individuelles de la personne, ni même aux qualités acquises, sous peine de devenir orgueil. Ce n’est pas en tant que Pierre ou Paul que ce que je considère comme étant un affront m’est insupportable, mais en tant qu’homme face aux autres hommes. De la même manière, ce ne sont pas les excellences personnelles qui rendent honorables, ce sont les vertus qui engagent un rapport aux autres, à savoir les vertus politiques. Par exemple, l’honneur n’est pas l’intelligence, la dextérité, ou encore la force, mais bien la loyauté, la fidélité, au fond, l’honnêteté. L’on revient alors à l’un des vieux sens du terme, celui qui l’oppose à la perfidie. Dans le droit de la guerre (2) comme dans les comportements individuels, être honorable signifie ne pas cacher son être derrière son apparaître, ne pas revendiquer ce dont on ne fera rien et ne pas faire contrairement à nos convictions. C’est aussi ne pas créer cette nécessité chez les autres. Ce qui est visible de nous, plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’une fonction, doit être conforme à ce qu’est profondément l’individu qui incarne cette fonction.
Ainsi, il est possible de réconcilier l’honneur et les honneurs, et battre en brèche la thèse qui voudrait qu’accepter les seconds soit en même temps nier le premier. Il ne serait pas sage de se draper de bons sentiments et considérer que les honneurs n’offriraient que vaine gloire. Il est bien sûr nécessaire de faire la différence entre le désir des honneurs et l’honneur qui mérite reconnaissance, afin de ne pas succomber à la passion de l’honneur que dénonçait Ricœur et qui pousse à vouloir être remarqué plus qu’à s’assurer du bien commun. Agir en ayant pour fin les honneurs qu’on pourrait nous rendre consiste à troquer un besoin légitime contre le hochet qui agite le cœur des hommes (3). Si de ce hochet l’on peut faire un usage pragmatique, et diablement efficace, il n’est pas la position d’une idéalité morale. Cependant, si la course aux honneurs n’est pas morale en elle-même, rendre les honneurs à celui qui les mérite est un devoir face aux qualités dont il a fait preuve. Ces récompenses physiques ou symboliques ne peuvent donc être résumées au résultat d’une vaine quête de gloriole et sont aussi la marque que la communauté imprime sur l’homme qu’elle a justement reconnu comme digne d’être loué. Cette reconnaissance est bien sûr un besoin fondamental et la distinction en morale ne doit pas être faite entre ceux qui reçoivent les honneurs et ceux qui les refusent mais entre ceux qui cherchent les honneurs et ceux qui se contentent de les recevoir sans les avoir eux-mêmes poursuivis. Le critère pertinent est probablement celui de ce que l’on désire voir reconnu. L’honneur voudrait que l’on cherche les honneurs comme actant la reconnaissance mutuelle d’un fait comme étant intrinsèquement celui qui devait être accompli dans le meilleur des mondes possibles, et non comme la carotte qui permettra à celui qui la détient de se gargariser de lui-même. C’est peut-être aussi ce qu’a rappelé le général Burkhard, Chef d’état-major des armées, en réservant les grades aux seuls militaires de métier ou réservistes opérationnels. Les honneurs sont alors la garantie offerte par l’institution de la reconnaissance, à la faveur d’un acte ou d’une somme d’acte, de l’incarnation au moins ponctuelle d’un idéal dans un homme qui a voulu le faire vivre. En cela, l’homme est honorable et de ce fait honoré. ♦
(1) Éthique des décideurs , Économica, 2013, p. 229.
(2) Holeindre Jean-Vincent, in Grangé Ninon, Penser la guerre au XVIIe siècle, Presses universitaires de Vincennes, 2012, p. 127 : « En revanche, la perfidie est un acte faisant appel à la bonne foi de l’adversaire avec l’intention de le tromper quant à l’existence d’une protection conférée par le droit des conflits armés. La perfidie fait donc un usage tactique du droit des conflits armés. »
(3) « Les hommes aspirent à recevoir les honneurs sous les applaudissements de la foule », Spinoza Baruch, Traité théologico-politique, trad. Jacqueline Lagrée et Pierre-François Moreau, Presses universitaires de France, 1999, chap. XX, p. 645-647. Il est évident que cette aspiration peut être utilisée comme moyen de faire accomplir une action périlleuse, par exemple.